N.d.A [1]
I. L’organisation matérielle et les aléas de l’argent en voyage, l’historiographie et l’état des sources
1. Au bas Moyen Âge, les mouvements de fonds en espèces restent une entreprise coûteuse et aléatoire, spécialement en temps de guerre [2]. Quels moyens humains et matériels prévoir lorsqu’il s’agit de rémunérer des alliés militaires et leurs vassaux durant plusieurs années et de financer des missions diplomatiques ? Comment s’assurer que l’argent convoyé par mer arrive à bon port et que son transport par terre soit immunisé de toute attaque ou détournement ? Ces questions logistiques devaient tourmenter le roi d’Angleterre Édouard Ier et son administration, lorsqu’il fut décidé de faire escorter hors du trésor royal plusieurs milliers de livres sterlings, afin que ces capitaux traversent la Manche d’abord, et, ensuite, soit entreposés, sur le continent, dans des trésoreries. Le contexte politique de ce transfert est bien connu. Le roi de France Philippe le Bel tenait désormais la Guyenne, domaine sous autorité anglaise, pour un fief royal, ce que contestait Édouard Ier et ses conseillers. La confiscation de la Guyenne par les Français allait précipiter le début des hostilités, en 1294 [3]. La guerre allait être un puissant moteur de monétarisation des relations féodales et militaires : les dépenses militaires d’Édouard Ier auraient atteint le montant gigantesque de 750 000 livres sterlings à la fin de la période 1294-1298, somme affectée aux guerres en Guyenne et dans le comté de Flandre [4].
2. En Gascogne, où le pouvoir royal français était vu par les élites urbaines locales comme trop envahissant, et hostile aux intérêts commerciaux des villes, le roi d’Angleterre put lever en emprunts la somme de 45 763 livres (à Bayonne). En revanche dans les anciens Pays-Bas, la situation serait toute différente : pour conquérir le soutien de princes d’empire comme le duc de Brabant, le comte de Hollande, le comte de Savoie ou l’archevêque de Cologne, Édouard Ier dût se résoudre à rémunérer les troupes de ses alliés avec les réserves du trésor anglais. Pour ce faire, il allait installer des trésoreries sur le continent, dans les territoires du comte de Hollande Florent V et du duc de Brabant Jean II (1294-1312), à Dordrecht pour le premier, puis à Malines et à Anvers, pour le second [5]. La complexité de pareil transfert financier, se chiffrant en dizaines de milliers de livres sterlings représentait un défi pour les clercs de l’administration financière anglaise, incarnée par l’Échiquier. C’est pourquoi, un département interne à l’hôtel du roi, la garde-robe, serait chargé spécifiquement des dépenses militaires du roi lors de ses campagnes sur le continent, notamment dans le comté de Flandre [6].
3. Le mode de transfert choisi, en espèces sonnantes et trébuchantes, découle de l’histoire monétaire spécifique du royaume Plantagenêt. Dans le contexte de la politique bullioniste, visant à interdire l’exportation incontrôlée du billion anglais et sa contrefaçon à l’étranger, la couronne anglaise avait émis des ordonnances prohibant l’utilisation d’instruments financiers tels des contrats de change, par les marchands ou le clergé anglais dans ses relations avec la curie romaine en 1283, puis, à nouveau, en 1307 [7]. On peut d’ailleurs relever que cette politique bullioniste, paralysant les transferts d’importance, n’était pas propre au royaume d’Angleterre ; Philippe le Bel, prenant des mesures similaires en 1296, interdisit l’exportation d’argent français hors du royaume de France, ce qui obligea le roi d’Aragon à financer lui-même son voyage vers Rome au moyen d’impôts et d’emprunts [8]. Plus gênante encore, pour le monarque anglais, était la rupture totale entre les Riccardi, marchands-banquiers lucquois au service d’Édouard Ier et la couronne anglaise, depuis le 29 juillet 1294. Auparavant chargés de la perception des taxes d’exportation sur la laine anglaise, les Riccardi avaient perdu ce privilège et leurs biens avaient été confisqués par la couronne. Ceci signifiait que le recours à l’emprunt, réflexe régalien traditionnel pour financer la guerre, était exclu, les autres compagnies de marchands-banquiers toscans actives en Angleterre, opérant sur un bien plus petit pied que les Riccardi [9]. Il faut également relever l’absence dans les anciens Pays-Bas d’une compagnie de marchands-banquiers toscans qui aurait pu jouer un rôle d’intermédiaire financier entre les princes territoriaux de ces régions et le roi d’Angleterre pour effectuer des transferts d’argent [10]. Dans l’occident chrétien, seul le Pape, par le biais de sa Chambre Apostolique (qui centralisait recettes et dépenses) avait franchi le pas d’un recours systématique aux compagnies de marchands-banquiers toscans pour les transports de fonds massifs : dès la première moitié du xive siècle, le numéraire récolté par les collecteurs pontificaux ne circulait plus, des virements entre agents d’une même banque au service du Pape remplaçaient le transport de fonds. Aucun monarque temporel d’envergure comparable n’avait osé franchir le pas à la même époque [11].
4. Naturellement, l’obstacle principal à une amélioration des techniques financières utilisées entre royaume d’Angleterre et anciens Pays-Bas était d’ordre culturel : on ne rémunère pas la fidélité d’un vassal ou de son obligé avec une lettre de change ou une lettre obligatoire, même si quelques rares exemples du paiement d’un allié d’Édouard Ier en foire de Champagne sont attestés, au début du xive siècle, par lettres obligatoires de 1 500 lb. sterl. chacunes [12]. Les subsides anglais furent majoritairement payés comptant et transportés par barils sous forme de petite monnaie divisionnaire, que les sources appellent esterlins (donc des deniers) : c’étaient donc, au bas mot, des millions d’esterlins qui allaient traverser la Manche, ces mêmes deniers esterlins utilisés pour payer la solde de 2 d. par jour des soldats de l’infanterie d’Édouard Ier [13].
5. Dans cette contribution, je m’intéresserai particulièrement au rôle joué par le duc de Brabant dans la circulation de ces capitaux anglais, dans leur protection, et dans la fiscalité touchant ces subsides financiers, entre 1294 et 1297. En effet, si la taxation pesant sur les frappes monétaires a focalisé les recherches en histoire économique [14], la fiscalité pesant sur l’argent circulant reste encore largement, une terra incognita, du moins pour le xiiie siècle et l’entame du xive siècle [15]. On sait encore bien peu de choses des modalités concrètes des mouvements d’argent comptant, du conditionnement de cet argent et des aléas pesant sur sa circulation, si l’on excepte le topos assez fréquent, du convoi d’argent détourné par des routiers ou des seigneurs féodaux en manque de ressources [16].
6. Il est vrai que la maigreur des archives fiscales préindustrielles pour les anciens Pays-Bas au xiiie siècle n’aide pas. Pour l’ancien duché de Brabant qui nous intéressera surtout, exceptées quelques sources normatives, que je mentionnerai plus loin, les comptabilités princières fiscales sont inexistantes avant 1342 [17]. Ici, toutefois, comme souvent dans l’histoire des échanges commerciaux européens à longue distance au Moyen Âge entre Angleterre et Europe continentale, les sources d’archives financières anglaises se sont révélées précieuses [18]. Ce sont en effet des comptes émanant des clercs de l’Échiquier qui ont fourni le matériau principal de cette étude des flux monétaires anglais dans le duché de Brabant et le comté de Hollande entre 1294 et 1297.
7. J’ai eu d’abord recours à deux comptes enrôlés de l’Échiquier, c’est-à-dire à des comptes reprenant les pièces comptables des clercs financiers du roi, et les transcrivant sur un rouleau, après contrôle de la cour des comptes royale. Les comptes concernés sont ceux du clerc Robert de Segre, pour la période du 22 juillet 1294 au 13 novembre 1296, détaillant les dépenses enregistrées pour l’installation sur le continent de trésoreries destinées à accueillir les subsides anglais destinés aux alliés du roi et à percevoir de nouvelles recettes, grâces à la taxation de la laine anglaise exportée vers les anciens Pays-Bas. Ces deux trésoreries furent installées à Dordrecht et à Malines (successivement). Ces comptes décrivent le processus de conditionnement de l’argent anglais, puis son transport, des côtes anglaises vers Dordrecht. Ils sont conservés aujourd’hui aux Archives Nationales anglaises à Kew et sont fort heureusement bien édités [19].
8. Le voyage de l’argent anglais à travers les anciens Pays-Bas, par voie de terre, a été étudié en exploitant un fragment d’un compte particulier, relatant le périple de 16 chariots chargés d’esterlins entre Dordrecht et Louvain. Erronément daté en 1296-1297, par l’historien de l’administration anglaise médiévale Georges Cuttino, ce texte a été édité de manière bancale. Il se rapporte en fait à l’année 1294 et tient sur une seule membrane ; il a probablement constitué une pièce comptable justificative isolée d’un compte de voyage plus étendu, avant son contrôle par l’Échiquier et sa retranscription sur un compte en rouleau plus complet. Il ressortit donc à la catégorie des pièces comptables appelées par les clercs de l’ Échiquier particula compoti ou comptes particuliers. Cette membrane de 28,5 cm de hauteur sur 18,2 cm de largeur est aujourd’hui conservée à la Bodleian Library d’Oxford, au sein d’un manuscrit composite, réunissant des documents d’archives sur la couronne anglaise, réunis par le travail d’un érudit du xviie siècle, Dodsworth (fig.1) [20].
- Fig. 1. Fragment d’un compte de transport de l’argent anglais en Hollande et en Brabant, 1294, © BL, University of Oxford, Ms. Dodsworth 76, f°16 r°.
9. Ce compte, mal daté par son premier éditeur, G. P. Cuttino, a été interpolé dans un compte de la garde-robe postérieur d’un an au moins. Je reviendrai sur cette datation erronée dans l’analyse spécifique de cette pièce [21].
10. Dans un premier temps, je m’intéresserai donc aux modalités concrètes du voyage de l’argent anglais, par voie de mer et par voie de terre sur base de ces sources comptables. Dans un second temps, je proposerai une réflexion sur le degré d’efficacité des autorités revêtues d’un pouvoir régalien (directement ou par délégation) dans le contrôle et la protection des transports monétaires au bas Moyen Âge. Cette réflexion sera menée à travers l’étude de la notion de conduit. Traditionnellement, dans les terres d’empire, l’institution du conduit (conductus en latin médiéval) désigne la protection princière accordée à un individu ou à une collectivité traversant un territoire placé sous la juridiction de l’empereur, d’un prince, ou d’un seigneur local, par délégation de pouvoir. Le terme de conduit apparaît au xiie siècle et peut recouvrir tant la notion de protection par escorte armée officielle que la concession d’une lettre ou privilège de protection, accordée aux personnes en transit par le territoire concerné. Cependant, la question de ses implications financières et fiscales concrètes pour le transport de la monnaie n’a jamais été vraiment tranchée : quand il s’agit de personnes et de leurs biens personnels, ce conduit était-il payant ou non ? J’essayerai de répondre à cette question dans le cas présent [22].
II. L’argent anglais en voyage : cas d’étude concrets
A. L’argent par terre et par mer : le cas du transport du subside de 25 000 lb. sterl. de Londres vers Dordrecht en 1294-1295, destiné aux alliés du roi d’Angleterre
11. On l’a dit, l’argent gardé par l’administration financière anglaise de l’Échiquier dans le trésor royal de Westminster allait devoir être entreposé dans les anciens Pays-Bas, pour rémunérer de façon régulière les troupes engagées dans le comté de Flandre [23]. Pour accueillir cet argent sur le continent, on allait établir successivement trois trésoreries situées dans le comté de Hollande et dans le duché de Brabant (carte 1). La première dans la ville hollandaise de Dordrecht où dès le mois de juillet 1294, une trésorerie était installée, sous la direction du clerc anglais Robert de Segre. La seconde à Malines, à partir du 7 août 1295 jusqu’en novembre 1296, la troisième à Anvers dans le courant de l’année 1295, active jusqu’en décembre 1298 [24]. Ces trésoreries fonctionnaient de manière analogue à des collectories pontificales en ce sens qu’elles avaient aussi pour fonction de centraliser des recettes enregistrées par la voie fiscale en un ressort géographique déterminé, une fois en fonction : soit par le prélèvement de droits d’exportation sur la laine anglaise au départ des ports anglais [25], soit par la perception de taxes à l’arrivée des laines anglaises dans une des trésoreries continentales (Dordrecht), soit encore, par l’achat à crédit des laines par des marchands exportateurs anglais ou toscans. Dans la même période, Dordrecht, comme Malines puis Anvers accueillirent dans leurs murs l’étape continentale de la laine anglaise, ce qui facilitait évidemment la mise en place concomitante de ces trésoreries [26]. Nous sommes informés sur les deux volets du voyage de l’argent anglais, d’une part, le trajet depuis le trésor royal de Westminster, la traversée de la Manche et l’arrivée à Dordrecht, dans une des trésoreries, qui nous éclaire un peu plus sur le voyage en mer. Et d’autre part, les mouvements de fonds anglais à l’intérieur du comté de Hollande vers le duché de Brabant, qui nous éclaire plus sur le voyage par voie terrestre.
12. Le premier volet, celui du transport d’un subside de 25 000 livres sterlings destinées à rémunérer les alliés impériaux du roi d’Angleterre nous renseigne sur les frais de transport considérables que pareil voyage impliquait, pour traverser la Manche [27].
13. La somme représentait plus de six millions de pièces en esterlins, soit un poids en argent de 8 tonnes 668 kg.,47 gr. [28]. L’argent fut entreposé dans 42 barils, des tonneaux qui devaient donc avoir une contenance moyenne de 206,3 kg, [29]. Une lourde escorte composée d’hommes d’armes (20) et d’archers (18) suivait pour protéger le convoi de 21 chariots (sans doute avec deux barils chacun), quittant Westminster. De là ils rallièrent Londres, puis Norwich en neuf jours à 175,3 km de là, soit une moyenne de 19 km par jour, correspondant tout à fait aux capacités des chariots, plus lents que les chevaux de trait, mais pouvant transporter jusqu’à une tonne [30]. Sur terre, les attelages durent se jouer des fondrières des routes [31]. Le coût du transport de Londres à Norwich, d’un montant de 44 lb. sterl., pour le transport de 8 tonnes d’argent sous escorte et pour la location de chariots et l’achats de barils adaptés s’avérait huit fois plus élevé que le coût moyen pour le transport de céréales en Angleterre sur des chariots réquisitionnés par les officiers royaux anglais afin d’approvisionner les armées anglaises en campagne : un trait révélateur des coûts énormes de protection des convois monétaires. Certes, le fait que la destination de l’argent anglais était le comté de Hollande, qui ne pouvait être atteint facilement que par le port de Great Yarmouth, participait de la longueur du périple de l’argent anglais par voie de terre. Mais le type de chargement, l’état des routes et la saison choisie pesaient sur la vitesse de transport et étaient indubitablement des variables plus importantes dans le coût final du fret [32].
- Carte 1. Le transport de 25 000 lb. sterl. de Westminster à Dordrecht (décembre 1294). Carte adaptée de la carte figurant dans C. Barron et N. Saul, England and the Low Countries in the Late Middle Ages, New York, St Martin’s Press, 1995.
14. À Norwich, l’escorte armée fut renvoyée. Les barils, déchargés, furent transportés par eau (sans doute sur la rivière Yare) vers la ville de Great Yarmouth, port militaire habituel pour les campagnes du roi Édouard Ier [33]. Là on les porta au couvent des Franciscains de la ville. Du port de Great Yarmouth, une flotte de dix navires transportant ballots de laine et argent appareilla pour Dordrecht le 8 décembre 1294, à un très mauvais moment pour affronter la haute mer.
15. Après un voyage non dénué d’encombres (tempête au large de la Zélande, marins noyés, échouage), la flotte rallia la côte zélandaise [34]. Un pilote, souvent originaire de la région devait aussi être rétribué ; il était chargé de précéder l’escadre et de sonder l’eau afin de repérer le meilleur endroit des côtes zélandaises où l’on pourrait accoster [35], ici probablement à Middelburg, port habituel pour les flottes anglaises ralliant le comté de Hollande ou le duché de Brabant [36].
16. Arrivés à Dordrecht, vers la mi-décembre [37], les barils furent placés dans une maison forte de la ville [38]. Le clerc anglais Robert de Segre fit louer une demeure affectée au personnel comptable. Elle comportait probablement une table avec échiquier pour effectuer les opérations arithmétiques [39] nécessaires. Un changeur fut payé pour peser l’argent lors des payements à effectuer.
17. Les frais totaux engagés pour le transport de cet argent, par terre et par mer et pour son escorte, se montaient à une somme de 861 lb. sterl., soit circa 3,4 % de frais sur la somme totale, un pourcentage traduisant l’amplitude des frais de transport enregistrés en moyenne par les fonctionnaires anglais pour faire parvenir l’argent sur le continent [40]. Ces frais pouvaient s’avérer plus élevés que les frais enregistrés pour le transport de l’argent entre les collectories et la chambre pontificale au début du 14e siècle, par virement, qui pouvaient tomber à 1 % de frais de port, voire à 0,5 %, lorsqu’on recourait aux banquiers florentins [41]. Mais, toutes choses étant égales, on peut finalement considérer qu’ils étaient relativement modérés, compte tenu de l’absence d’intermédiaire financier professionnel et du contexte de conflit armé pesant sur les relations entre l’Angleterre et le continent. Il faut cependant relever, dans le calcul de ces « coûts de transaction », qu’aucune taxe de passage ne fut perçue en Angleterre, le convoi royal étant probablement exempté de taxes sur le sol anglais, ce qui constituait un allègement des charges financières intervenant dans le transport des pondéreux au bas Moyen Âge [42].
B. L’argent par terre : le cas du transport de circa 20 000 lb. sterl. Middelburg vers Louvain en 1294
18. La seconde source documentaire nous informe sur la circulation de l’argent anglais à l’intérieur des anciens Pays-Bas. Il s’agit d’un fragment d’un compte annexe de l’Échiquier rattaché à tort au compte principal des dépenses de l’évêque anglais Guillaume Langton dans les Pays-Bas du 12 juillet 1296 au 20 novembre 1297 [43]. Or, il est fait allusion dans le compte, à plusieurs reprises, à la ville de Dordrecht comme centre nerveux des opérations financières des envoyés diplomatiques anglais dans les anciens Pays-Bas. Par conséquent, ce document ne peut porter que sur la période où cette ville est centre d’une trésorerie (donc entre l’été 1294 et le mois de mai 1295), ce qui exclut la période 1296-1297 défendue par Cuttino [44].
19. La présence dans ce document d’un dignitaire de la cour anglaise permet de réduire davantage cette fourchette chronologique : l’évêque de Durham (1287-1311), Anthony Bek, conseiller royal prééminent, apparaît dans ce compte particulier en relation avec la trésorerie de Dordrecht. Bek fut l’émissaire diplomatique envoyé par Édouard Ier pour traiter avec le roi des Romains Adolphe de Nassau et gagner son alliance par un subside de 40 000 lb. sterl. Ce n’était d’ailleurs pas son premier voyage à Dordrecht [45]. Aux côtés du clerc Robert de Segre, le prélat joua un rôle prédominant du 22 juillet 1294 au 10 octobre 1294, pour rassembler des alliés au sein des princes territoriaux des anciens Pays-Bas et de la Rhénanie : le comte de Hollande, l’archevêque de Cologne et, comme on le verra plus loin pour ce dernier, le duc de Brabant. Si Bek négociait, c’était de Segre qui déliait les cordons de la bourse pour effectuer concrètement les paiements aux alliés du monarque anglais, une fois leur engagement pris de servir l’Angleterre avec une force armée [46]. C’est ce même personnage qui donne le mandement dans le compte inséré dans le ms. Dodsworth 76 de faire transporter par voie de terre l’argent de la bourgade côtière de Veere près de Middelburg vers Middelburg et de là, vers Bergen-op-Zoom [47]. Enfin une dépense de 69 lb. 12 s. 7 d. clotûre ce compte. Elle totalise les frais de transport et d’escorte de l’argent anglais en Zélande, en Hollande et en Brabant et les coûts de réparation d’une maison-forte à Dordrecht, destinée à accueillir le trésor anglais rémunérant les alliés du roi. Ce montant se retrouve dans notre premier compte enrôlé de l’Échiquier, soumis par Robert de Segre, et évoqué plus haut, entre le 22 juillet 1294 et le 10 octobre 1294. Le dépôt du subside anglais dans cette maison forte de Dordrecht y est évoqué dans des termes similaires à notre membrane : pro quadam turri in villa Durdraci, pro eadem pecunia custodienda, reparanda [48]. Dans ce compte enrôlé de Segre, Bek mandate de nombreux payements per preceptum, formule identique à celle employée dans notre compte isolé de la Bodleian Library [49]. Il n’y a donc aucun doute, le compte de Segre enrôlé et ce compte particulier sont liés et bien plus qu’il n’y paraît : le document de la Bodleian Library devrait être un fragment du compte original de la première mission avant contrôle par l’Échiquier, rédigé par la main du même clerc, Robert de Segre [50]. Une analyse codicologique approfondie comparant l’écriture des comptes particuliers de Robert de Segre conservés aux National Archives de Kew et celle du BL MS. Dodsworth 76 permettrait de confirmer cette identification.
20. C’est en tout cas certainement Robert de Segre qui accompagna à l’aller et au retour un convoi de 16 chariots chargés de 32 barils d’argent, qui devaient être entreposés dans le château ducal de Louvain, sous la garde du duc Jean II de Brabant [51]. Chaque chariot emportait donc deux barils chacun chargés d’environ 200 kg d’argent équivalant à une somme d’environ 19 000 lb. sterl. [52]. Après avoir été débarqués à Bergen-op-Zoom, par un navire venant de Middelburg, les barils furent sans doute soumis à des droits de passage correspondant à un tonlieu de transit ; Bergen-op-Zoom était en effet la première seigneurie du duché de Brabant, appartenant aux Wezemaal, rencontrée par le convoi anglais au sortir de la Zélande [53].
- Carte 2. Le transport de ça. 19 000 lb. sterl. de Middelburg à Louvain puis vers Dordrecht (été 1294).
21. On chargea ensuite l’argent sur 16 chariots à destination d’Anvers, éloignée de 31 km. Arrivés dans la ville, les Anglais durent acheter des nouveaux cerceaux pour le cerclage des tonneaux endommagés, ce qui donne un idée de la qualité des routes sur cette portion de l’itinéraire [54]. On déchargea alors l’argent au terme de cette première journée de voyage. La remise en route pour Malines située à 22 km de là se fit le lendemain. De Malines, le convoi partit finalement pour Louvain à 22 km de là. Chaque ville traversée correspondait à une étape d’une longueur moyenne de 25 km et donc à une journée de voyage, soit l’équivalent de trois journées depuis Bergen-op-Zoom. Un temps de parcours incontestablement moindre que par voie d’eau même dans les meilleures conditions. En effet, le voyage par eau entre Malines et Louvain sur la Dyle prenait 1 1/2 à 2 jours, mais pour peu que le départ du convoi se soit fait en été, au moment de l’étiage des cours d’eau, le temps de parcours aurait été doublé par rapport à celui pour des eaux de niveau moyen et il eût fallu alors jusqu’à 4 jours entre Malines et Louvain [55]. Quant à la la vitesse des chariots, elle fait écho aux calculs effectués par Henri Dubois concernant la vitesse commerciale moyenne des chariots à 4 chevaux entre Paris et Dijon à la fin du xive siècle [56].
22. En entrant dans la ville de Louvain, les 16 chariots montèrent vers le château du Mont-César transformé pour l’occasion en un véritable Fort-Knox. À La fin du xiiie siècle, cette forteresse, située sur une colline dominant la ville pouvait effectivement encore offrir des capacités défensives [57]. C’est seulement à ce moment-là, à la fin du mois de juillet 1294 ou au début du mois d’août, que le duc Jean II reçut la garde de l’argent anglais [58]. La motivation de ce transfert de l’argent royal au jeune duc, beau-fils du roi d’Angleterre, était très explicite : […] faire paiements as gens de Sauvoie et de Bourgoyne e de celes partyes, pur ayder a nostre guerre contre le roi de France [59]. Et c’est Robert de Segre qui était chargé de veiller à ce que la somme fût bien répartie entre les alliés savoyards et franc-comtois d’Édouard Ier. J’ai montré ailleurs, que si c’était le Brabant qui était choisi pour centraliser ces paiements aux alliés savoyards du roi d’Angleterre, c’était notamment en raison de la présence sur son territoire de financiers piémontais également représentés par leurs parents, alliés et associés en Piémont, région partiellement sous domination savoyarde. Ces financiers pouvaient jouer le rôle d’intermédiaires ou intervenir pour exécuter des opérations de change [60].
23. À première vue, si l’on totalise les frais de transbordement, de portage, de manutention et de réparation des tonneaux, à l’aller, entre Middelburg et Louvain, les frais de 15 lb. 10 s., pour une somme totale de 19 000 lb. sterl. et un trajet d’approximativement 136 km sont assez réduits. La modicité des coûts de transport en Brabant transparaissait aussi du coût à la tonne d’argent transportée : il était approximativement deux fois moindre que pour le transport de 25 000 lb. qui aura lieu en Angleterre, en décembre 1294. L’explication transparaît évidemment de la période choisie, l’été en Brabant, synonyme d’une vitesse de circulation sur les routes plus grande [61]. Les frais enregistrés étaient en tout cas moindres que ce qu’un professionnel du commerce international, tel Pegolotti, estimait raisonnable vers 1317 : l’agent de la compagnie florentine Bardi évalue ses frais moyens à 4 % comprenant le transport proprement dit, les taxes diverses, les coûts de transbordement sur un bâteau puis de déchargement, le pesage de l’argent. Cela dit Pegolotti comptabilisait ici des frais de transport de l’argent brut [62]. Par ailleurs, nous ignorons tout des frais de change s’étant appliqués ultérieurement au transfert des esterlins anglais dans les mains des alliés savoyards et franc-comtois du roi d’Angleterre. Si l’on en croit le journal de la garde-robe royale du trésorier Gauthier Langton, en 1297, les frais de change des esterlins anglais en Brabant étaient très favorables aux envoyés diplomatiques anglais, et inscrits en recette : ils pouvaient s’élever à 5 % [63].
24. Après avoir été entreposée un temps indéterminé dans le château ducal de Louvain, la somme fut convoyée vers le comté de Hollande par l’itinéraire Louvain-Malines-Lierre-Hoogstraeten-Breda-Geertruidenberg-Dordrecht, en compagnie du trésorier du roi d’Angleterre (1290-1295) William de March, évêque de Bath et de Wells, lequel fut escorté jusqu’à la frontière du duché (Geertruidenberg) par des hommes d’armes brabançons partis d’Anvers et de Louvain [64].
25. Si la description de l’itinéraire de l’argent anglais, à l’aller et au retour, est exhaustive, la détermination du contenu exact des frais de port de l’argent anglais en Brabant soulève, en revanche, dans l’état actuel des sources, des questions quant à leur contenu exact [65].
26. Ce tableau comparatif des frais de transport des fonds anglais avec ceux pratiqués en Angleterre et dans le comté de Flandre suggère en effet un coût très élevé, proportionnellement parlant, du portage des esterlins anglais dans le duché de Brabant. Les frais sont au minimum – par rapport à la Flandre – trois fois voire six fois plus élevés.
Tableau comparé du coût des opérations de portage d’argent (Angleterre-Brabant-Flandre) : 1294-1297 | |||
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Opération | Lieu et date | Coût unitaire journalier/chariot | Source |
Coût du transport par chariot(cariagium [66]) | Great Yarmouth, 1295 | 2 s. 16 d. | De Sturler, Les relations politiques, op. cit., p. 602-603 (après déduction des frais de réparation) |
Coût du transport par chariot(cariagium) | Canterbury, 1297 | 1 s. 6 d. | B. et M. Lyon (éds.), The Wardrobe Book, op. cit., p. 12-13. |
Coût du transport par chariot(cariagium) | L’Ecluse, à destination de Gand (comté de Flandre), 1297 | 8 d. | B. et M. Lyon (éds.), The Wardrobe Book, op. cit, p. 20. |
Coût du transport par chariot(cariagium) | Bergen-op-Zoom (1294) | 6 s. | BL, ms. Dodsworth 76, f°16r°. |
Coût du transport par chariot(cariagium) | Anvers (1294) | 1 s. parce que le duc acquitta le reste ce jour | BL, ms. Dodsworth 76, f°16r°. |
Coût du transport par chariot(cariagium) | Malines (1294) | 5 s. | BL, ms. Dodsworth 76, f°16r |
Coût du transport par chariot(cariagium) | Louvain (1294) | 5 s. | BL, ms. Dodsworth 76, f°16r |
Coût du transport par chariot(cariagium) | Malines (1294) | 5 s. | BL, ms. Dodsworth 76, f°16r |
Coût du transport par chariot(cariagium) | Hoogstraten (1294) | 10 s. | BL, ms. Dodsworth 76, f°16r |
Coût du transport par chariot(cariagium | Geertruidenberg (comté de Hollande) (1294) | 10 s. | BL, ms. Dodsworth 76, f°16r |
27. Compte tenu des courtes distances journalières parcourues en moyenne en Brabant, il est tentant de faire l’hypothèse que la cherté des coûts de transport en Brabant, et a fortiori en Hollande, reflétaient le prix de la protection princière de l’argent anglais. Des frais supérieurs à la norme furent manifestement prélevés entre Bergen-op-Zoom et Anvers, puis au retour, en direction du comté de Hollande, à partir de Hoogstraten. Le duc avait fait valoir les avantages de sa coûteuse protection : son conduit, c’est-à-dire la protection du prince accordée à un groupe de personnes se rendant à une destination déterminée sous une escorte armée, à savoir une véritable taxe sur la circulation qui se greffait sur la taxation locale des seigneuries autonomes [67]. Ceci permet d’expliquer deux anomalies : la « magnanimité » de Jean II lorsqu’il acquitte les 80 % du carriagium à Anvers, d’une part ; et d’autre part, le fait que la somme des dépenses du compte particulier de Robert de Segre a été délibérément minorée [68]. Ces manipulations comptables avaient-elle pour but de dissimuler des frais exagérément élevés, relativement aux frais de transport en Angleterre et en Flandre ? Difficile de l’affirmer avec certitude, mais on peut le supposer. La différence, en tout cas, de tarif entre Bergen-op-Zoom et Anvers (sans doute toutes les deux avec un tarif de 6 s. par chariot), d’une part, et Malines et Louvain (5 s.) de l’autre, laisse deviner une tarification proportionnelle, ou à la distance, ou à une différence entre la périphérie et le centre du duché. Pareillement, Robert de Segre comptabilise pour l’itinéraire de retour, en direction de Geertruidenberg, en territoire hollandais, des frais deux fois plus élevés lorsqu’on atteint Hoogstraten, située à 70 km de Louvain. Il est tentant d’attribuer cette différence de tarification à une distinction faite, pour la géographie administrative du Brabant au xiiie siècle, par les fonctionnaires fiscaux brabançons. Ces fonctionnaires distinguaient entre les territoires de l’ouwe Brabant ou vieux Brabant (correspondant plus ou moins aux comtés post-carolingiens autour des villes de Bruxelles et de Louvain) et les territoires buten den palen van de ouwe Brabant, c’est-à-dire hors des frontières du vieux Brabant, au sud et au nord des circonscriptions administratives (les mairies) de Bruxelles et de Louvain. La campine anversoise avec Anvers, Lierre et Hoogstraten, était hors du vieux Brabant, ainsi que la ville de Bergen-op-Zoom. C’est un tonlieu de transit qui s’appliquait alors aux marchandises venant des marges du duché de Brabant, hors du cœur historique du duché [69]. D’un devoir politique et moral du Prince, le conduit, deviendra, symptomatiquement, dans les décennies suivantes, un privilège accordé moyennant rétribution. Tout comme l’entretien des routes, la protection des personnes et biens doit être financée ; elle s’apparente de plus en, plus à une taxe de tonlieu de transit, d’où l’identité sémantique très visible en Brabant, entre conduit et tonlieu en néerlandais médiéval : geleide désigne visiblement à la fois la taxe de tonlieu et la protection concédée aux marchands par le conduit, dans un tarif de tonlieu brabançon rédigé entre la fin du xiiie siècle et le début du siècle suivant [70].
28. Inutile de dire qu’outre les frais de transport et de taxation proprement dits, il y avait les frais d’escorte armée, de nourriture, de réparation des tonneaux ou chariots, de location de bâtiments pour stocker l’argent, à Louvain et à Dordrecht. En Brabant, les rétributions de l’escorte et ses dépenses de bouche avaient coûté la somme de 14 lb. 1 s. 2 d..
29. Nous avons vu que le duc de Brabant avait reçu la garde des subsides anglais à destination des alliés bourguignons et savoyards. Comment expliquer alors le retour de ces mouvements de fond, vers la Hollande avec le trésorier de l’Échiquier ? Trois raisons devaient présider à cette circulation intense d’esterlins anglais.
30. Premièrement, rappelons-le, la seule trésorerie officielle en activité était toujours la trésorerie de Dordrecht, sise sur le territoire hollandais. Le dépôt de fonds à long terme, devait toujours se faire dans cette trésorerie, or les paiements aux alliés savoyards étaient des paiements ponctuels.
31. Deuxièmement, le duc de Brabant, tout gendre du roi d’Angleterre qu’il fût, n’avait pas encore promis son soutien militaire au roi d’Angleterre—contrairement au comte de Hollande – cela sera fait le 23 avril 1295 [71].
32. Troisièmement, ce n’est qu’une fois les barils anglais arrivés au château ducal de Louvain que le duc de Brabant reçut officiellement la custodia, la garde de l’argent anglais, sans doute au mois d’août 1294. Et c’est sans doute ce qui explique, au retour vers la Hollande, la présence d’une forte escorte armée, jusqu’à Geertruidenberg comme s’il s’agissait d’une première démonstration de force du pouvoir princier en Brabant, pour convaincre les émissaires anglais d’établir des trésoreries sur le territoire brabançon. On note que le voyage d’aller comporte des haltes à Anvers et à Malines, futures villes d’accueil de trésoreries à partir de 1295 (v. carte 1). C’est à une opération de propagande princière sur la sûreté et la capacité d’accueil des villes brabançonnes que l’on assiste. En somme, comme si les émissaires anglais, Robert de Segre et le trésorier du roi d’Angleterre, voulaient mettre à l’épreuve le jeune duc de Brabant qui venait tout juste d’accéder au trône ducal, dans des conditions houleuses, après la mort inopinée de son père, le 3 mai 1294 [72].
33. Le premier privilège ducal accordant un sauf-conduit pour les marchands anglais venant commercer en Brabant ne sera en effet donné que le 22 juillet 1296, une fois les trésoreries d’Anvers et Malines entrées en activité. Typiquement, d’ailleurs, le duc y détaillera les taxes de transit (se référant à la tradition du tonlieu de transit) frappant les marchands anglais entrant en Brabant avec leur navire à Bergen-op-Zoom. Le sauf-conduit était d’application en entrant à Bergen-op-Zoom jusqu’à Anvers et d’Anvers jusqu’à Bergen-op-Zoom. Anvers concentrera l’étape de la laine anglaise à cette époque et abritera une forte communauté marchande anglaise [73].
34. La question du conduit me porte à évoquer la problématique de sa portée éventuelle à d’autres territoires que ceux où le duc était prince éminent.
III. L’argent anglais à l’épreuve du droit de conduit : les aléas de l’argent en voyage (le cas du subside de 1 540 lb. sterl. promis par le roi d’Angleterre à l’archevêque de Cologne, Siegfried de Westerburg)
35. Vers l’automne 1296, un subside financier de 1 540 lb. sterl., destiné à l’archevêque de Cologne Siegfried de Westerburg, parti de la ville hollandaise de Dordrecht est saisi dans la seigneurie quasi-allodiale de Grave, en Gueldre, à la frontière nord-ouest du duché, probablement avec la complicité du duc de Brabant. Un vassal du duc de Brabant, Jean de Cuyck, seigneur de Grave, avait confisqué l’argent. Le péage de la seigneurie de Grave, située sur la Meuse, était l’objet de litiges entre le seigneur de Cuyck et la ville de Dordrecht quant à la légitimité de la taxation levée sur les marchands hollandais venant de cette ville. Un conflit avait culminé en 1284-1285 lorsque les biens de marchands de Dordrecht avaient été saisis dans le dominium de Cuyck. Le différend avait été alors résolu par la codification d’un premier tarif des taxes levées sur les biens en transit par la seigneurie de Cuyck [74].
36. En 1297, le roi d’Angleterre dépêcha ses conseillers Othon de Grandson, Gauthier de Langton et le chanoine John de Berwick ad partes Brabantiae et Hollandiae afin de s’interposer entre l’archevêque de Cologne et le duc, les ramener à la paix et faire restituer la somme confisquée par le sire de Cuyck [75]. Ce qui est intéressant dans l’acte qui décrit cet arbitrage c’est la connaissance pratique que ces émissaires sont censés détenir des territoires brabançon, hollandais et gueldrois, de leurs multiples points de taxation et de leurs différentes seigneuries. Le seigneur de Cuyck était non seulement vassal du duc de Brabant, c’était aussi un agent diplomatique ponctuel au service du roi d’Angleterre. C’est là un très petit monde, celui des diplomates très instruits dans les mouvements de fonds de la couronne anglaise. L’archevêque de Cologne prétendait que l’argent avait été saisi in conductu domini ducis, c’est-à-dire dans son conduit. Le duc prétendait le contraire en affirmant qu’il n’avait aucun droit en ce lieu, ni haute, ni basse justice, ce qui, au regard du droit féodal, était exact. Dans ce cas-ci, le conduit et son application par le seigneur du lieu – le seigneur de Cuyk – peuvent être vus comme une confirmation de ses prétentions politiques et fiscales à l’égard des marchands de Dordrecht, qui étaient d’importants acteurs du trafic hollando-rhénan entre Cologne et Dordrecht. La saisie était probablement considérée, du point de vue du seigneur de Cuyck, comme tout à fait légale. Par ailleurs, le seigneur de Cuyck attendait depuis 1295 une rétribution du roi d’Angleterre (plusieurs milliers de livres), afin de rémunérer son aide militaire ; il n’est pas impossible qu’il ait voulu se payer sur le subside dû à l’archevêque de Cologne. En définitive, cette saisie doit nous faire réfléchir sur la définition limitée par certains historiens du conduit comme étant un droit réservé aux ducs, voire aux comtes, par délégation impériale. On comprend bien que le seigneur de Cuyck, qui possède alors une seigneurie dépendant directement de l’empereur, mais située sur la frontière entre la Gueldre et le Brabant, souhaite affirmer ce droit, dans la perspective de se bâtir un petit territoire et d’asseoir son autorité régionale. Si on lui dénie ce droit, il s’estime habilité à faire saisir les marchandises et à les taxer arbitrairement. Cette évolution juridique où un droit impérial et, par délégation, ducal, tombe dans les mains d’un seigneur local n’est pas exceptionnelle à cette époque : plusieurs seigneurs haut-justiciers, conscients des retombées lucratives du droit de conduit, revendiquent son exercice effectif entre la région mosane (de Liège à Maastricht) et la Rhénanie, pour relever des exemples particulièrement fournis de ces usurpations [76].
IV. Conclusion
37. La question de l’application d’un droit de conduit, de sa fiscalité préférentielle, ou pas, est éminemment politique. En l’occurrence, le duc de Brabant s’affirme dans les années 1290-1300 comme un des princes d’empire les plus puissants en Europe du nord-ouest. Il est le gendre d’Édouard Ier et l’exercice de son droit de conduit est aussi une démonstration de force. La relative modération des frais totaux de transport par terre, par rapport à l’Angleterre, n’était qu’apparente : lorsqu’on décompose ces frais, poste par poste, il semble bien qu’ils comprenaient un calcul d’un droit de protection princière.
38. Par ailleurs, le voyage des esterlins anglais est aussi une question économique. Du point de vue du duc de Brabant et de ses conseillers, pouvoir diffuser dans ses territoires, ne fût-ce que sur une base fractionnaire, une monnaie forte comme l’était la livre anglaise à cette époque, était un mécanisme vecteur de croissance économique. L’importation de cette monnaie en Brabant pouvait crééer une spirale ascendante de croissance : la monnaie forte permettait de financer avec profit l’achat de laine anglaise en Angleterre et par ailleurs, en étant diffusées par les marchands, elle pouvait faciliter la copie de ces monnaies anglaises dans les anciens Pays-Bas [77].
39. Si cette recherche montre l’intérêt de croiser systématiquement, dans l’étude de la fiscalité sur les capitaux, sources normatives et sources comptables locales et étrangères, les sources comptables anglaises ont aussi leurs limites : entre un compte enrôlé et vérifié par les clercs de l’Échiquier, censé être juste et un compte particulier, censé être plus complet, mais comportant des « oublis » de dépenses, la tâche de l’historien n’est pas aisée, lorsqu’il s’agit d’utiliser ces sources pour étudier les charges financières pesant sur l’argent dans les anciens Pays-Bas. Cela pose un autre problème : si la pièce justificative – le compte particulier – est cependant plus complète que le compte enrôlé, quel est encore le degré de confiance à accorder à ces pièces comptables étant contrôlées par une escouade de l’Échiquier et devant faire foi pour justifier les dépenses royales ? La fraude fait aussi partie de l’univers de clercs financiers compétents, s’il s’agit de justifier une décision politique future, en l’occurrence l’établissement éventuel d’une trésorerie dans le territoire brabançon [78].
40. L’élaboration d’un droit de conduit, finalement, tout comme la fiscalité princière, se construit par à-coups au bas Moyen Âge, au rythme de la construction des états territoriaux et des conflits militaires. Il est tentant de voir dans la circulation des esterlins anglais dans les anciens Pays-Bas en 1294-1297, un laboratoire pour cette construction fiscale et juridique.
David Kusman
Université libre de Bruxelles
pkusman ulb.ac.be