1. Si les Français arment des navires dès le xvie siècle pour la Caraïbe pour y commercer, quoique de façon illégale, du moins aux yeux des Espagnols, et même se livrer à quelques attaques de navires solitaires, les impératifs de la politique conduite par le cardinal de Richelieu modifient le cadre de leur activité dans la première moitié du xviie siècle. Le pouvoir qui conteste les prétendus droits des royaumes ibériques sur le Nouveau Monde entend s’affirmer en Amérique en favorisant les conquêtes et les fondations d’établissements, notamment dans les Petites Antilles, et en y envoyant des colons, des engag��s, voire des esclaves, pour y produire les marchandises qui alimenteront le marché européen, comme le tabac. Mais seul un trafic soutenu peut permettre de supporter ces établissements qui sont de plus en plus nombreux (Saint-Christophe en 1625, Guadeloupe et Martinique, 1635 et Grenade, Saint-Barthélemy, Saint-Martin ensuite) et d’assurer la présence française aux Amériques. Une compagnie à privilège, la Compagnie des îles de l’Amérique, reçoit du roi la conduite de la colonisation, l’organisation du trafic et l’exploitation des îles (1626) [1]. Elle accorde aux particuliers qui désirent partir aux Antilles des congés ou licences à partir de 1634.
2. Mais comment les acteurs du monde maritime marchand montent-ils leurs affaires ? Quels sont les coûts auxquels ils doivent faire face ? Comment se montent les expéditions et quels sont les risques auxquels ils doivent faire face ? Un examen attentif des contrats (chartes-parties, contrats d’association) qu’ils passent entre eux permet de saisir les montages financiers (emprunts, prêts à la grosse) de ces opérations [2], ainsi que les modalités d’affrètement des navires (délais de préparation, rassemblement des équipages et des marchandises). Cependant, dans quelle mesure cette organisation du commerce est-elle adaptée au développement du trafic transatlantique voulu par l’État ?
I. Les acteurs du trafic et leur mode opératoire
3. Les acteurs du trafic antillais sont variés, et de diverses natures depuis les ordonnateurs jusqu’aux exécutants. Ils suivent des logiques différentes, car chaque expédition suit ses propres buts, même si parfois ils se recoupent. Qui sont-ils ? On voit des capitaines, des maîtres de navires, des marchands isolés ou en association, sans compter les multiples agents œuvrant dans les ports et facilitant la manutention et la gestion des marchandises, le chargement, la préparation des navires… mais capitaines, maître de navires, et marchands en sont les principaux acteurs. Le propriétaire d’un navire est appelé maître de navire ou bourgeois, c’est lui qui en général arme le navire, recrute l’équipage, parfois avec le capitaine, et se charge du ravitaillement. La capitaine a la responsabilité du navire. Le marchand donne la cargaison. Les rôles de chacun sont alors bien définis. Mais il arrive que plusieurs hommes s’associent pour être ensemble bourgeois, avitailleur et marchand [3].
A. Les marchands armateurs
4. Certains marchands ont leur propre navire, qu’ils partagent dans le cas d’une association, chacun en possédant une part. Ils le conduisent même parfois en tant que capitaine. Ils sont alors maître de navire et capitaine. Ils contrôlent, avec l’aide de membres de leur famille, toute l’affaire du début à la fin, depuis l’organisation de l’expédition (préparation du navire, recrutement de l’équipage, avitaillement et acquisition de marchandises) jusqu’à la vente des produits au retour des Antilles. Nous en avons quelques échos dans la documentation. Il en va ainsi du dieppois Jean Belleteste qui navigue aux Antilles sur son bateau avant de s’installer à Saint-Christophe [4].
5. La Compagnie des îles dite alors Compagnie de Saint-Christophe se trouve un peu dans la même situation. Elle détient entre 1626 et 1634 le monopole du trafic marchand vers les Petites Antilles et dispose à cet effet de plusieurs navires. Elle a en 1626 un vaisseau de 250 tonneaux, la Victoire, d’une valeur de 8 000 livres [5] ; une patache de 100 à 120 tonneaux, la Catholique, armée de dix canons et huit pierriers [6], d’une valeur de 8 000 livres, qui lui vient de Richelieu et représente une partie de son investissement dans la Compagnie [7] ; et une patache de 60 tonneaux, la Cardinale [8]. Elle renouvelle sa flottille. La Victoire, jugée trop vieille, est coulée dans le canal de La Rochelle lors du siège de la ville. La Compagnie reçoit 6 000 livres de dédommagement du roi [9]. Elle acquiert en 1628 un flibot de 90 tonneaux, les Trois Rois, pour 3 500 livres [10]. Elle possède aussi un autre flibot, le Beaurepaire de 60 tonneaux [11]. Elle nomme elle-même les capitaines [12]. Il semble que par la suite elle n’ait plus de flotte mais en 1639, elle prend des parts dans un navire de l’un de ses associés, Jacob Bontemps :
il a été résolu suivant le pouvoir donné par l’assemblée générale que la Compagnie achètera les sept huitièmes par indivis du vaisseau du capitaine Bontemps, armes et agrès, conformément au mémoire qu’il en a donné à raison de III mille II cents LXVI livres lesdits sept huitièmes, si on ne la peut avoir à meilleure condition [13].
6. Cette situation n’est pas unique. La Compagnie des Cent-Associés, qui lui est contemporaine et qui intervient en Nouvelle-France, dispose de deux navires qui lui ont été donnés par le roi [14].
B. Les contrats d’affrètements
7. Les marchands ne disposent généralement pas de navires. Ils font donc appel à un maître de navire pour transporter les marchandises qu’ils veulent envoyer aux îles. On parle de contrat d’affrètement ou charte-partie [15]. C’est un acte passé devant notaire qui précise outre les noms et qualités des personnes, les parts dans l’entreprise et la destination du navire. Il est même parfois précisé l’itinéraire et les escales, voire le temps du voyage. Antoine Le Cesne, capitaine s’entend avec Jean Halley, un marchand de Caen :
pour de ce lieu de Honfleur aller à La Rochelle, prendre la mer et route vers lesdites îles de l’Amérique du Côte des Canaries, desdites Canaries à Côte de Barbarie, et de ladite Côte de Barbarie aux îles du Cap Vert et Côte des Graines… [16]
8. La charte-partie est largement répandue dans le monde maritime, on la retrouve dans tous les ports de France, en Normandie particulièrement, à Dieppe et au Havre, d’où partent principalement les navires vers les Petites Antilles à cette époque, mais aussi à Nantes et à La Rochelle. Elle est très utilisée pour les voyages vers la Nouvelle-France [17].
9. En Normandie, la charte-partie est dite à tiercement ou au tiers, car les maîtres de navires partagent les frais de l’affrètement d’un navire au long cours avec les marchands, alors désignés comme victuailleurs, et les membres de l’équipage ; chacun supporte pour un tiers l’affrètement [18]. Cela permet de partager l’investissement. En voici un exemple :
lesdits [capitaine et équipage] ont promis signer ces présentes, et confessé avoir prins ledit navire au tiers des sieurs Claude Reneur, marchand à Paris, bourgeois audit navire pour quart et demi et un seizième, et un sixième de victuailles ; Perner, aussi bourgeois audit navire, pour quart et demi et un seizième de victuailles ; ledit Girard Vaullart, capitaine bourgeois pour un huitième ; Pierre Dallenson, sieur de Mireville, victuailleur pour la moitié audit navire et Jehan Thurier, victuailleur pour un dixième, tous demeurant en la ville de Grâce […] L’achat total des marchandises ici prinses monte à la somme de 1 603 livres 3 sols tournois, dont le tiers est 534 livres 7 sols 8 deniers [19].
10. La majorité des marchands qui envoient des navires aux îles n’ont pas de vision à moyen ou à long terme. C’est l’affaire d’un jour. Elle n’est pas reconduite. Marcel Delafosse relève par exemple les noms de 35 investisseurs différents pour les 31 navires quittant La Rochelle entre 1636 et 1655 pour lesquels il dispose du nom des marchands [20]. Les marchands et bourgeois qui affrètent des bateaux pour les îles ne semblent pas, à quelques exceptions près, privilégier le commerce antillais.
11. La Compagnie des îles de l’Amérique s’adresse aussi à des maîtres de navires pour envoyer ses marchandises dans les îles, notamment après 1634 quand le trafic est ouvert à tout capitaine qui obtient un congé [21]. Albert Anthiaume a identifié dans les archives du tabellionnage du Havre pas moins de 12 contrats entre 1635 et 1640 [22]. Les formules sont toujours les mêmes :
Jehan Hervieu, capitaine et conducteur des personnes nommées ci-après […] lesquels volontairement ont promis et se sont soumis et obligés envers Jean Cavelet, écuyer, sieur du Herteley, directeur de la Compagnie des Indes occidentales […] à ce présent pour lui et ses associés en ladite entreprise. C’est à savoir de par lesdits dessus nommés s’embarquer en leurs personnes dans le navire dont est capitaine Girard Vaullard, étant de présent en ce port et havre de Grâce, pour au premier temps convenable partir de ce port, et aller cingler en droite route jusqu’à l’île de Saint-Christophe et étant audit lieu se rendre avec les victuailles, armes et munitions de guerre chargées dans le dit navire pour ladite entreprise… [23]
12. Cependant, tout envoi de la Compagnie ne génère pas un contrat car chaque capitaine qui a obtenu un congé de sa part a pour obligation de transporter sans frais deux ou trois hommes désignés par la Compagnie et 4 ou 5 tonneaux de munition et de marchandises. Il doit prendre de la même façon dans les îles les marchandises de la Compagnie sans frais de fret dans la limite de 1/11e de son chargement. Les capitaines qui ne satisfont pas cette obligation sont rappelés à l’ordre et se voient infliger des amendes. La Compagnie exige les mêmes choses du groupe de marchands de Dieppe à qui elle a confié la colonisation de la Guadeloupe en 1635 quand ils envoient des navires. Le contrat qu’ils ont conclu ensemble précise en effet :
Ledit sieur Faulcon oudit nom promet audits sieurs de la Compagnie de faire rapporter de ladite île dans tous les navires qu’il y enverra dix tonneaux de marchandises de la Compagnies pour chacun cent de tonneaux qu’il fera charger pour son compte qui sera le onzième de la charge et le rapporter à Dieppe ou au Havre-de-Grâce sans que la Compagnie soit tenue de lui payer aucune chose pour le fret, et si la Compagnie en voulait rapporter davantage, ledit sieur Faulcon oudit nom les fera rapporter en lui payant le fret à raison de huit pour cent, comme aussi ledit sieur Faulcon promet de faire passer en ladite île dans chacun des navires qu’il y enverra trois personnes pour le compte de la Compagnie sans qu’il en coûte rien pour le fret et victuailles et de porter quatre tonneaux pesant sans fret [24].
13. Les chartes-parties illustrent l’adaptation du monde maritime aux exigences du commerce de mer. Elles sont tout autant un mode de financement que du partage du risque, avec une répartition entre le maître de navire, les marchands et l’équipage.
14. Les marchands peuvent aussi louer un navire au mois. Le florentin Cosimo Brunetti qui visite la Martinique en 1660 pense en homme prudent qu’en raison « de la difficulté à en trouver à aller seulement, à moins que de donner plus qu’à l’ordinaire ; les capitaines des navires ne voulant pas risquer de perdre en leurs voyages, n’étant pas assurés de revenir chargés », « il est bien mieux de les prendre à mois, et c’est ce qui se pratique le plus » [25]. Et il poursuit :
On ne conseille pas de prendre un vaisseau à fret pour aller et venir, parce que celui qui le donnera, demandera tous jours quantité d’argent afin de trouver son compte s’il lui fallait demeurer longtemps ; on pourrait toutefois trouver avantageux de le prendre ainsi pourvu que l’on déterminât le temps que le vaisseau devrait demeurer à l’ancre au lieu où il faudrait décharger et recharger [26].
C. Les contrats d’association de marchands
15. Si certains marchands agissent pour leur propre compte, ils forment parfois par contrat des associations de plus ou moins grande ampleur. On trouve le terme de sociétés. Ces associations peuvent se constituer pour un voyage mais certaines s’inscrivent dans le temps, généralement pour trois à six ans [27].
16. Le cas le plus fréquent réuni deux marchands qui acquièrent ensemble une habitation aux îles où ils font travailler des engagés et des esclaves à la production du tabac ou pétun, du coton et du rocou, dont on tire des graines une teinture rouge, pour alimenter le marché métropolitain. Il s’agit dans tous les cas de cultures d’exportation. Le mode d’organisation est toujours le même. L’un des associés s’établit aux îles pour surveiller la production et assurer son envoi en France, tandis que l’autre reste en métropole pour la réceptionner et l’écouler. Le tout est contractualisé devant notaire. En 1638, le marchand de Rouen Thomas Hesbert s’entend avec Tassin Delaistre pour faire « agriculture de pétun, rocou et coton » à Saint-Christophe :
par les moyens qui suivent : ledit Delaistre passera avec sept hommes dans le navire la Sainte-Anne, les accommodera et équipera à ses frais, les conduira à son habitation de l’île Saint-Christophe, au lieu-dit Cayour ; il s’est obligé les faire travailler dans icelle habitation. Ledit Hesbert, en sa part, fera passer à ses propres frais sept hommes de bonne et belle prestance, lesquelles seront adressés audit Delaistre [… et] tous les pétuns et autres sortes de marchandises que lesdits Hesbert et Delaistre tireront de leurs travaux seront envoyés en France pour les vendre et trafiquer [28].
17. Les niveaux de participation à une société sont divers, mais généralement chaque associé avance une somme égale.
18. Certaines associations sont forcées. Isaac Béquet a une concession sur l’île de la Tortue qui est dirigée par son fils Samuel. Mais il est sans le sou et il ne peut lui fournir ni hommes ni marchandises. Il est contraint de s’associer le 16 janvier 1646 pour trois ans avec François de Valois, écuyer, sieur de la Forêt, et Thomas Guérineau, un marchand nantais, qui lui promettent de passer avec des hommes sur le navire du capitaine Gandouin [29].
19. Des groupes de marchands portent parfois des projets particuliers de grande ampleur qui s’inscrivent dans la durée et laissent espérer le développement des activités des établissements français. L’association des marchands de Dieppe en 1635 en est l’exemple le plus évident. Elle rassemble des hommes importants du port normand : Alexandre Sores, Mathurin de La Mare, Jacques Mel le Jeune, Jacques Faulcon le Jeune, Jacques Simon, sieur de La Hèvre, Nicolas Coupplier, François Caursois, Jacques de Genteville, Pierre Pollet et Salomon Faulcon [30]. Ils reçoivent de la Compagnie des îles de l’Amérique le monopole du commerce de la Guadeloupe pour huit ans, jusqu’au 1er mai 1643 [31]. Ils sont aussi chargés du peuplement de l’île. Ils doivent y faire passer 2 500 Français en six ans [32].
20. En 1637, un autre groupe de marchands demande des terres à la Compagnie qu’il s’engage à cultiver en tabac pendant trois années consécutives et ensuite tous les deux ans avec quarante hommes [33].
21. Il arrive que la Compagnie des îles de l’Amérique s’associe à un marchand pour une opération particulière. Ainsi en 1642, elle s’entend avec Jean Rozée, marchand à Rouen, qui est aussi un des associés de la Compagnie, qui envoie à titre personnel des vivres, des armes et des marchandises, pour constituer un fond commun :
de la somme de 32 000 livres fournies savoir par nous directeurs audit nom 14 000 livres et par moi, Rozée, 18 000 livres et employé ladite somme par avis commun en munitions, vivres et marchandises nécessaires auxdites îles et icelles envoyées pour la plus grande partie par le navire du capitaine Gandouin, fretté exprès à La Rochelle, et le surplus dans le vaisseau du capitaine Le Clerc, parti de Dieppe [34].
II. Les coûts d’une expédition
22. Une expédition représente en effet un coût important qu’un particulier ne peut ou ne veut supporter seul. Les principaux postes de dépense sont le navire, l’équipage, l’avitaillement, et les marchandises embarquées [35].
A. Le bateau : en avoir ou pas
23. Un navire, c’est l’investissement initial. Il coûte cher, et même d’occasion il a son prix. Et puis il faut l’entretenir, faire le radoub et changer régulièrement gréements, voiles et cordages. Le prix d’un navire d’une centaine de tonneaux va de 8 000 à 10 000 livres dans la première moitié du xviie siècle [36]. Au-delà de vingt ans, un navire est considéré comme vieux et n’a plus de valeur, ou presque. Mais il peut encore rendre des services. Dans les ports actifs et dynamiques comme La Rochelle, la flotte est renouvelée tous les dix ans au xviie siècle [37].
24. Le coût d’entretien d’un navire est élevé, et Cosimo Brunetti déconseille d’être son propre navigateur.
Tout le monde est d’accord qu’une personne qui ne fait pas le marchand ni le navigateur ne peut pas trouver son compte en achetant des vaisseaux en propre, parce que outre les soins très grands qui faut en avoir tous les jours, et la peine en quoi on est a tous moments pour quelque malheur qui pourrait arriver, il faut faire continuellement des dépenses pour la subsistance du navire, en quoi on est bien trompé à moins que d’avoir deux ou trois personnes qui soient entièrement et sans exception bien fidèles. Et il ne serait pas avantageux non plus de donner un prix déterminé à une personne qui se chargerait de maintenir le navire, parce que celui qui s’obligerait à le faire ne manquerait pas de mettre le prix bien haut pour trouver son compte en cas de quelque malheur qui lui pût arriver. De sorte que il est bien mieux de fréter les vaisseaux toutes fois et quand on en a à faire, cela se fait en plusieurs manières, savoir en prenant un vaisseau pour soit à aller et venir, ou bien pour aller seulement, ou a tant par mois [38].
B. Les salaires des marins
25. Nous ne connaissons aucun contrat d’engagement maritime vers les îles. Il n’y a pas de rôle d’équipage pour cette époque. Les ententes se font souvent oralement. Les salaires des marins sont peu connus. Mais en 1643, le jésuite Georges Fournier en donne quelques exemples. Il parle d’un salaire mensuel de 150 livres pour le capitaine, 60 livres pour le pilote, 18 livres pour un matelot dans la marine royale [39]. Le montant total des salaires dépend du nombre d’hommes à bord et donc du gabarit du navire et de la durée du voyage. Cosimo Brunetti estime un salaire compris entre 16 à 18 francs par mois pour les marins partant aux îles, 100 pour le capitaine, 60 pour le maître d’équipage, 40 pour chacun des deux pilotes et 36 pour chacun des deux charpentiers et 24 pour le canonnier et entre 12 et 13 pour quelques matelots [40].
C. L’avitaillement
26. Un navire embarque bien des choses. Mais il convient de distinguer d’une part les marchandises destinées à être vendues une fois arrivées à destination, et d’autre part les produits pour satisfaire les besoins de l’équipage qui consistent essentiellement en victuailles d’où le terme d’avitaillement.
27. Les chartes-parties normandes indiquent dans tous les cas le montant de l’avitaillement et parfois en donne le détail. Cela nous permet de nous faire une idée. Un voyage vers les îles dure de 6 à 8 semaines et les navires qui partent sont en général du port de 60 à 100 tonneaux. Ils comptent une petite trentaine d’homme à bord. Les passagers qui embarquent doivent régler leur part.
28. Les produits à embarquer sont nombreux. Le jésuite Georges Fournier en fait plusieurs listes. Il y a d’abord la nourriture des matelots, puis tous les ustensiles nécessaires à bord tout autant pour la cuisine que pour l’entretien du navire, et ensuite les munitions. Concernant l’alimentation, Fournier note pour un voyage transatlantique (vers le Canada à partir de Dieppe) : biscuit, lard, pois, morue, hareng, huile d’olive, beurre, moutarde, vinaigre eau douce, vin, eau de vie. Il faut aussi du bois, des outils, des chandelles… [41]. Quant aux autres choses embarquées, ne serait-ce que pour la navigation, nous n’en avons pas idée. La documentation est rare. Il faut qu’il y ait des saisies et des inventaires pour connaître ce qui pouvait être à bord d’un navire pour en assurer la bonne marche [42]. Il y a probablement à bord des instruments de navigation : boussole, compas, cartes…
29. Cosimo Brunetti compte un baril de biscuit par homme pour deux mois qui vaut trois écus, quatre barils de lard pour les 50 hommes de l’équipage du navire qui va aux îles au prix de 55 francs le baril [43]. À titre de comparaison, un navire partant de Dieppe pour le Canada embarque un baril de biscuit de 70-75 livres pour 60 hommes par jour (soit une livre par homme et par jour), un demi-baril de lard de 120 livres par homme pour 4 mois de mer. Pour les navires partant de Saint-Malo, l’avitaillement pour 4 mois est d’une livre et demie de biscuit par jour et par homme, à 7 francs le cent ; 40 livres de lard par homme, à 16 francs le cent [44].
30. Quel est le coût final ? Cosimo Brunetti, toujours lui, estime en 1660 qu’un équipage de 50 hommes à destination des Antilles revient à 1 000 livres par mois, en comptant les salaires et la nourriture [45]. Un navire de 300 tonneaux affrété par la Compagnie du Canada revient à 10 000 livres [46].
D. Les marchandises
31. Nous avons rarement dans la documentation la composition exacte des cargaisons car il n’y a pas dans la première moitié du xviie siècle d’obligation de déclaration. Ils sont plus nombreux après 1670 et accompagnent en général les rôles d’équipages. Marcel Delafosse en compte plus de 400 entre 1670 et 1687 à La Rochelle [47]. Quelques documents des années 1630 et 1640 évoquent cependant les produits embarqués ou encore la valeur totale de la cargaison, mais nous sommes plus démunis dès que nous entendons avoir une approche plus fine.
32. La valeur moyenne des marchandises à bord d’un navire de 50 tonneaux est de 4 000 à 5 000 livres entre 1636 et 1647 à La Rochelle. Certains montants sont plus importants. Marcel Delafosse note un cas à plus de 9 000 livres [48]. Les plus gros navires emportent davantage de marchandises. En 1635, Ellye Boucherot capitaine du Cerf volant, un navire d’une centaine de tonneaux, prend pour 13 552 livres tournois de marchandises pour les îles du Pérou [49]. Cela représente la plus grande part de l’investissement dans l’armement d’un navire pour les îles [50].
33. La cargaison-type d’un navire allant aux îles est constituée de bœuf, lard, farine, vin, eau-de-vie, bois, et toiles [51]. Quelques produits peuvent se distinguer comme les médicaments ou encore les armes, qui occupent une place particulière alors que les Français viennent de s’installer dans les îles et qu’ils doivent se défendre des Indiens, mais aussi des autres puissances qui voient mal leur installation en Amérique comme les Espagnols. La Compagnie des îles de l’Amérique charge son receveur à Dieppe, Michel Manichet, d’envoyer des toiles, des chemises et caleçons, des souliers, des houes, des haches, des serpes et des couteaux, des eaux-de-vie, de l’huile d’olive et de l’huile à brûler, des médicaments et des rasoirs [52]. L’un des plus gros envois connus de la Compagnie a lieu en 1641. Elle s’invite dans une affaire montée par Jean Rozée « pour donner une plus considérable assistance aux habitants » et charge le directeur Jacques Berruyer d’investir en son nom 14 000 livres pour entrer pour moitié dans l’affrètement. Elle envisage d’envoyer pour 300 tonneaux de marchandises sur un navire à partir de La Rochelle [53]. Les alcools occupent une place particulièrement importante, au point d’ailleurs de constituer l’essentiel de la cargaison de plusieurs bateaux. La Bonne Fortune d’André Lesbahy qui quitte le Havre en 1649 est exclusivement chargée de barriques de vin et de cidre, et d’eau-de-vie [54]. Il peut aussi s’agir de faire passer des hommes, des engagés, pour aller travailler aux Antilles. Ainsi en 1635, le capitaine Nicolas de Bressy, sieur de Sablons, commandant le Grand Henry s’entend avec Alexandre de Marseille pour le faire passer à Saint-Christophe avec douze hommes pour un montant de 360 livres tournois et 650 livres de tabac [55].
34. Les produits chargés aux îles sont l’indigo, le coton, le rocou, le cuir, le caret, la canéfice, le bois, le gingembre et le sucre. Le tabac est la marchandise la plus recherchée dans la première moitié du xviie siècle. Le contrat du capitaine Thomas Jourdain stipule en 1638 qu’il doit échanger les 2 100 livres de denrées et de marchandises qu’il a à son bord contre du tabac et du coton [56]. Les capitaines complètent parfois leur cargaison avec quelques produits plus particuliers glanés dans les établissements français de la Tortue ou même sur la côte de Saint-Domingue comme le cuir ou le bois de teinture.
35. Le fret d’un navire de 200 tonneaux, dont le transport des marchandises est acquitté par les marchands au maître de navire, revient à 1 400 livres pour trois mois de navigation vers 1640 selon Georges Fournier [57]. Cosimo Brunetti évalue en 1660 le coût de fret pour un vaisseau de 300 tonneaux à 1 200 francs par mois, auxquels il faut ajouter 1 000 francs par mois pour payer les 50 hommes d’équipage, sans compter les victuailles. Il calcule un coût de fret de 100 francs par tonneau [58].
36. Des calculs de coûts par tonneaux ont été effectués par les historiens pour le xviiie siècle mais ils portent à une époque où les coûts ont fortement augmenté. Par ailleurs, en raison des variations monétaires, il est difficile de comparer. Jean Meyer note ainsi qu’entre 1763 et 1777 le coût de revient moyen par tonneau d’un bâtiment traversant l’Atlantique en droiture est de 161 livres tournois [59].
E. Les coûts de préparation
37. Si les principales dépenses, comme l’achat des marchandises et les victuailles, peuvent être évaluées grâce à quelques exemples, tout ce qui concerne la logistique est plus difficile à cerner. Or le temps entre la décision de l’envoi d’un navire et le moment où il quitte la France est parfois long. La préparation d’une expédition demande du temps et donc a un coût. Il tient à l’acheminement des marchandises, au stockage des denrées, à la manutention… et même à l’immobilisation du navire. Les préparatifs nécessitent l’intervention de nombreuses personnes. Le dominicain J.-B. Dutertre, habitué aux voyages vers les îles, il est parti trois fois, déplore la longueur des temps d’embarquement qu’il explique par le fait qu’« ils dépendent de beaucoup de personnes et d’une infinité de choses différentes » [60].
38. Les associés de la Compagnie des îles de l’Amérique comptent en général trois mois pour préparer un navire [61], mais certaines opérations prennent davantage de temps. Le 4 mars 1637, ils chargent leur agent au Havre de s’entendre avec le capitaine Grenier pour envoyer de la poudre et des mousquets à Saint-Christophe. Le 31 mars 1637, un contrat est établi avec le capitaine havrais mais il n’est approuvé par l’assemblée des associés que le 3 juin 1637 [62]. Le 5 janvier 1639, ils décident d’expédier des armes à la Martinique mais le 1er juillet 1639, une bonne partie d’entre elles n’a toujours pas quitté la France [63]. Le temps entre la décision d’envoyer un navire et son arrivée sur les lieux peut être très long. Le 15 août 1639, le gouverneur de Saint-Christophe, Philippe de Longvilliers de Poincy fait part à la Compagnie de son impatience car le bateau promis n’a toujours pas été envoyé. Il n’est prêt que le 19 février 1640, mais la Compagnie ne peut avitailler faute d’argent. Une fois en mer, il est attaqué par les corsaires de Dunkerque. La Compagnie le 14 mai 1640 doit se résoudre à envoyer les marchandises promises à Saint-Christophe par un autre navire [64].
F. Le voyage en mer
39. Les voyages vers les Antilles nécessitent souvent des escales dans les îles au large de l’Afrique pour faire des rafraîchissements. Il s’agit principalement de certaines des Canaries qui ne sont pas occupées par les Espagnols ou encore des îles du Cap Vert sous domination portugaise. Certaines sont prévues, d’autres non. Les conditions météorologiques (les vents) ou la menace corsaire obligent à relâcher dans un port sûr et entraînent des coûts supplémentaires. Il faut parfois rester sur place pour soigner les marins malades, et remplacer ceux qui descendent et disparaissent lors des escales. Tout cela retarde la course des navires. Pour cela plus d’un capitaine de navire préfère ne pas faire d’escale, d’autant plus si le vent porte bien le navire. Le capitaine du navire sur lequel embarque en 1639 le père jésuite Jacques Bouton ne veut ainsi pas relâcher en Irlande pour réparer :
on prend la résolution de relâcher pour la troisième fois, et aller à Kinsale […] nous perdons trois jours à le chercher […] Le mercredi des cendres au matin, nous en eûmes connaissance d’assez près, et à la vue du port tant désiré, nous changeons de résolution. Le vent était propre pour notre route. On craint que la plus grande partie de l’équipage n’abandonne le vaisseau en un voyage si fâcheux et malheureux… [65]
40. Si le trajet vers les îles dure en moyenne deux mois, il peut parfois dépasser les six mois.
III. Le montage financier
41. Il est rare de voir une même personne assumer la totalité du coût d’une expédition vers les îles. Les chartes-parties et les contrats d’association visent en grande partie à faciliter la réunion du capital nécessaire en sollicitant plusieurs personnes. Le partage des parts peut toucher les marchandises, l’avitaillement mais aussi le navire pour la durée du voyage, comme nous l’avons vu plus haut dans le cas des chartes-parties.
42. Mais les marchands et maîtres de navires ne disposent pas toujours de liquidités pour faire face au coût d’une expédition, et doivent emprunter. Les équipages qui sont partie prenante d’une charte-partie n’ont bien souvent pas les moyens d’investir, et ils empruntent alors l’argent au maître de navire, qui se rembourse de la somme avancée et des intérêts au retour du navire.
A. Le prêt à la grosse aventure
43.Le prêt à la grosse aventure est caractéristique du monde maritime. Il est très répandu. Il s’agit d’un prêt garanti sur le navire et les marchandises, pour cela appelé « prêt maritime ». Il est conclu aux « risques de la mer et de la guerre allant et venant » [66], ce que d’autre appelle la fortune de mer. Ainsi en cas de naufrage, le prêteur perd la somme avancée. Le prêt à la grosse est assez courant dans les opérations maritimes à Rouen et à La Rochelle, mais il semble plus anecdotique à Nantes, du moins en ce qui concerne le commerce vers les Antilles [67].
44. Le 9 novembre 1636 le maître du navire la Sainte Pierre de 50 tonneaux, Charles Thirebarbe reçoit 500 livres de Philippe de Saint-Léger et Jean Loucqte, deux marchands de Rouen, « à profit » à 50% [68]. En 1638, Guillaume Goubard, bourgeois du navire l’Espérance, obtient de Léonard Delange 250 livres à 40 % de profit pour un voyage aux îles. Ce taux semble singulièrement plus élevé que ceux pratiqués ailleurs [69]. Sur 37 contrats de grosse étudiés par Marcel Delafosse, pour des départs de La Rochelle vers les îles entre 1645 et 1647, le taux est de 30% en moyenne [70].
45. Les sommes sont empruntées en général auprès d’autres marchands et maîtres de navires du port de départ. En 1636, les victailleurs du navire du capitaine Allain Liot prêtent à l’équipage 2 000 livres à 50% [71]. Les sommes sont souvent peu importantes, quelques centaines de livres en moyenne, parfois moins, ce qui conduit à s’adresser à plusieurs personnes pour réunir le montant nécessaire pour financer l’affaire [72]. Ils sont cinq marchands à prêter à la grosse sur l’Hirondelle, une simple barque en 1646. Ils sont plus nombreux encore quand le gabarit du navire augmente [73].
B. Les emprunts
46. D’autres fois, les marchands et maîtres de navires ont recours à des formes d’emprunts plus classiques, qui portent en général sur de petites sommes. Ils se distinguent de la grosse du milieu maritime. On emprunte sur le lieu même du départ, dans les ports voisins, à Rouen et parfois à Paris [74]. Les liens entre Paris et la Normandie, et Rouen en particulier, sont étroits. Les marchands empruntent aussi auprès de proches. Le 21 septembre 1638, Noël Le Grip, sieur de la Vallée, un bourgeois de Honfleur, envoie des marchandises (eau de vie, lard, toile, soulier, arquebuse, pistolets et épées) aux îles sur le navire du capitaine Thomas Jourdain en espérant acheter en retour du tabac et du coton. Il ne dispose pas d’assez d’argent et emprunte à Pierre Le Grip, un sien parent, sieur de Haupré et avocat, 2 100 livres tournois dont 900 sont destinées à acheter des biens aux îles [75].
47. Bien souvent, la Compagnie des îles de l’Amérique finance ses opérations par l’emprunt. Les montants sont de plusieurs milliers de livres. En 1635 elle obtient ainsi 4 000 livres pour satisfaire à ses obligations [76]. Par ailleurs, en 1639, elle charge deux associés, Jean Rozée et Pierre Chanut, d’emprunter 3 000 livres pour couvrir les frais d’achat d’armes [77]. Ce sont en général des emprunts à court terme (6 mois) au denier 10 ou 12 [78]. Ces emprunts sont contractés auprès de financiers parisiens semble-t-il. Ils sont remboursés quand le tabac qui vient des îles est vendu.
C. Rembourser l’emprunt : la revente des marchandises
48. Les produits de France envoyés aux îles sont rapidement écoulés malgré leur prix élevé. Le commerce est rentable. Nathanaël Péron vend en 1634 à Saint-Christophe les souliers 8 livres de tabac la paire, et l’eau-de-vie entre 3 et 5 livres la bouteille, les serpes 5 livres, les bas de toile 4 livres la paire, les chapeaux avec leurs cordons et leurs rubans 35 livres [79]. À la même époque, une paire de souliers est vendue 1 livre tournois et 18 sols au Havre, soit un écart de 1 à 8,6 sur la base de deux livres tournois pour une livre de tabac. Jacques Petitjean Roget calcule un écart moyen des prix entre les îles et la métropole de 1 à 10 [80]. La Compagnie des îles de l’Amérique estime pour sa part en 1636 que les Hollandais, Anglais, et Français « survendent tout au double du juste prix » [81]. Mais l’Anonyme de Saint-Christophe rapporte que le vin d’Espagne apporté par les marchands anglais et hollandais « sera toujours à aussi bon marché qu’à Paris […] y étant porté sans impôt » [82]. Les produits envoyés ne sont pas toujours de qualité et peuvent rebuter les habitants. Les habitants de Saint-Christophe s’en plaignent [83]. La morue, le saumon, le hareng et le maquereau salé se corrompent dès qu’on ouvre les barils [84].
49. La Compagnie s’emploie à plusieurs reprises à réguler le prix des marchandises venues de France. En 1638, elle le fixe « au prix qu’elles coûtent en France avec 30 ou 35 pour cent pour les risques de la mer ou autrement ainsi qu’il sera jugé plus à propos » [85]. Il n’est pas certain que la Compagnie ait été entendue car les commerçants français abusent de leur position pour exiger des prix excessifs des marchandises qu’ils apportent [86]. En 1641, elle adresse au gouverneur Poincy un courrier indiquant le prix des marchandises [87]. Les prix continuent cependant d’augmenter dans les îles, et davantage qu’en métropole. Ils doublent entre 1635 et 1650-1664, alors que le mouvement est moins prononcé en France. Il faut désormais compter 30 livres pour une paire de souliers aux Antilles [88]. Certains produits comme l’huile et le beurre n’arrivent pas de façon régulière et demeurent particulièrement onéreux [89]. Les prix élevés ne sont pas seulement du fait des capitaines de navires qui viennent aux îles. Il apparaît en effet que plus d’un habitant cherche à acquérir les produits qui sont débarqués pour les revendre ensuite au prix fort. Les agents de la Compagnie sont appelés à la vigilance et à lutter contre ces trafics [90].
50. La revente des produits des îles n’est pas toujours facile et peut contrarier le remboursement des sommes empruntées par les maîtres de navires et les marchands. D’une part, le conditionnement des marchandises n’est pas toujours très bon, et il arrive que les marchandises dépérissent tout autant à l’aller qu’au retour. Le tabac qui arrive en France est parfois gâté (il a pris l’humidité) et ne vaut plus rien [91]. D’autre part, l’évolution des cours des matières premières pèse de tout son poids sur les investisseurs. Le tabac connaît de fortes évolutions dans la première moitié du xviie siècle. Son cours s’effondre dans les années 1630 en raison de la trop grande production. Il est vers 1629-1630 de 200 livres le cent pesant, en 1635 entre 50 et 55 livres le cent, et de 16 livres le cent à Nantes en 1639 [92]. Il ne trouve pas toujours preneur. La Compagnie ne peut couvrir ses frais dans les années 1640. Elle doit s’endetter. Le tabac finalement pourrit dans un entrepôt dans un port de France. Le havrais Isaac Boivin n’arrive pas à écouler l’indigo qu’il reçoit de Saint-Christophe. Et comme il ne peut recouvrer ses créances, alors qu’il a avancé des sommes importantes aux habitants dans les îles, il est conduit à s’endetter à son tour, puis est acculé à la faillite [93].
51. Les habitants des îles usent de lettres de change pour payer les marchands de métropole qui peuvent être tirées auprès d’un de leur correspondant, parent ou ami en France. Ils ont tendance à étaler leurs paiements, aussi ces derniers ne perçoivent-ils que très tardivement les sommes qui leur sont dues [94].
IV. Les risques en mer
52. Les contrats dont nous venons de parler et qui organisent le trafic vers les Antilles connaissent d’autres raisons qui appartiennent au monde maritime. Ils visent notamment à partager le risque.
A. Périr en route
53. Car les voyages aux îles sont risqués. Les conditions climatiques sont parfois terribles (tempêtes, ouragans et cyclones) et font craindre la perte du navire, des marchandises et des équipages. Nous connaissons ainsi quelques navires qui ont ainsi été perdus. Un navire de la Compagnie fait naufrage au mois de juin 1641. En 1649, le navire du capitaine Béliart sombre au large de l’Angleterre lors de son retour des îles [95]. C’est une perte sèche. Le nombre de naufrages est difficile à établir faute de documentation. Nos premiers relevés laissent entrevoir cependant un taux relativement faible de pertes qui ne dépasse pas les 5% du trafic [96].
B. Les attaques corsaires
54. Certains bateaux sont pris par les corsaires et autres pirates, les biens sont saisis, et les hommes capturés doivent être rachetés. La menace corsaire est principalement à cette époque flamande (les corsaires opèrent à partir d’Ostende et de Dunkerque), et turque (le long de la péninsule ibérique et sur la côte occidentale de l’Afrique). En avril 1640, la Compagnie déplore par exemple la prise d’un navire chargé d’armes à destination de Saint-Christophe par quatre frégates de Dunkerque, un jour après être sorti de Saint-Malo où la tempête l’avait contraint de relâcher [97]. Les navires marchands sont en général peu armés (quelques pièces de canons et des pierriers), ils sont vulnérables, et ne doivent leur salut en cas de mauvaise rencontre qu’à la fuite… ou à la chance. Les cas de prises que nous avons identifiés demeurent peu nombreux (moins d’une dizaine), mais ils n’en sont pas moins déplorables et ruineux [98].
55. La menace corsaire oblige parfois les navires à choisir une autre route, plus longue et parfois plus hasardeuse. Elle engendre des coûts supplémentaires.
C. Quelques cas d’assurance
56. La documentation évoque rarement l’assurance prise sur le navire ou les marchandises. Il existe pourtant des assurances maritimes depuis le Moyen Âge dans la plupart des ports de France, et même à Paris. Mais les assurances françaises ne couvrent pas tous les risques, et ce sont les Anglais et les Hollandais qui assurent quand les montants en jeu sont plus importants. Ce secteur est peu dynamique en France et en grande partie dépendant des marchés étrangers [99].
57. Certains capitaines et bourgeois ont pu assurer leur navire ou leurs marchandises, mais les archives n’ont pas gardé trace des polices car elles sont souvent détruites quand le navire revient de son périple sans incident [100]. Nous avons cependant mention d’assurance à propos de deux opérations menées par la Compagnie des îles de l’Amérique. En 1639, elle assure les marchandises qu’elle met sur le navire du capitaine Bontemps pour 3 000 livres [101]. En 1642, Jean Rozée prend une police d’assurance à raison de 15 % sur le navire et les marchandises du capitaine Gandouin auquel la Compagnie est intéressée [102]. Un peu plus tard, un contrat d’assurance est établi à Nantes en 1668. Il concerne les marchandises du navire la Marie de 38 tonneaux, propriété de Julien Gérard, sieur de Nays, à destination des Antilles [103]. Avec le retour au calme et la fin de la Guerre de Dévolution, le taux de prime est bas, à hauteur de 18 %. Les taux augmentent en 1696, lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Les marchandises chargées sur la Perle, un navire de 150 tonneaux, sont assurées contre une prime de 35 %. Les taux étaient encore plus élevés durant la Guerre de succession d’Espagne atteignant 45 % [104].
Conclusion
58. L’encadrement du trafic vers les Antilles voulu par la monarchie française ne modifie pas fondamentalement les pratiques du milieu maritime. Maîtres de navires, capitaines et marchands usent des contrats habituels comme la charte-partie et le prêt à la grosse aventure, qui permettent de réunir le montant nécessaire à l’envoi d’un navire et de partager le risque. Cependant ce sont des affaires d’une fois. Cela ne conduit pas à densifier le trafic vers les îles même si de nouveaux prétendants se présentent et renouvellent l’offre pour le maintenir à un certain niveau. Il demeure insuffisant pour assurer le ravitaillement et le développement espérés des établissements. Les Néerlandais, principalement les Hollandais et les Zélandais, qui ont noué avec les habitants des relations fructueuses depuis le début de la colonisation des îles, s’avèrent indispensables.
59. Le mode d’organisation des expéditions ne semble pas en cause car il a fait ses preuves et assurera plus tard la prospérité nantaise puis rochelaise, avec les mêmes types de contrats. Les raisons de la fragilité du trafic français sont à rechercher ailleurs. Il y a une certaine frilosité voire de l’indifférence d’une partie du milieu maritime. Les armateurs des grands ports de France ne voient pas à cette époque dans les Antilles la promesse d’un avenir radieux pour leurs affaires. La rentabilité du voyage n’est pas toujours assurée. Les navires ne sont pas toujours pleins et les produits des îles connaissent des cours très fluctuants. Par ailleurs, les coûts de fret sont bien plus importants que ceux des autres puissances [105]. Ils tentent bien quelques voyages mais ils attendent des signes plus prometteurs. Ils sont attentifs. Ils s’affirmeront avec le développement de la culture de la canne et de l’industrie sucrière.
60. Les ministres de France inquiets de cette situation tentent de mobiliser le monde marchand pour investir davantage afin d’assurer le ravitaillement des établissements et de défendre les intérêts nationaux. Assurer les liaisons transatlantiques et garder un lien direct avec les îles, donc les colonies françaises, est une nécessité politique. Jean-Baptiste Colbert décide alors de la formation d’une grande compagnie, la Compagnie des Indes occidentales en 1664 qui bénéficie d’une plus grande capacité d’investissement, et interdit le commerce vers les îles aux autres nations pour le réserver aux seuls Français. La doctrine coloniale et commerciale de l’État absolutiste s’affirme alors pleinement. Les nécessités conduiront cependant encore à de nombreux aménagements.
Éric ROULET
Université Littoral-Côte d’Opale
CRHAEL-HLLI EA 4030
mail : e.roulet sfr.fr