Résumé : Par delà le problème de la valeur juridique des déclarations de droits, cette recherche a pour objet de cerner les circonstances qui présidèrent à leur usage sous la Révolution. Ces textes sont en effet mobilisés avec beaucoup de circonspection par les corps administratif et judiciaire. Quiconque envisage d’inscrire son action sous leur bannière doit être en mesure d’évaluer la portée politique de sa décision. C’est pourquoi les déclarations de droits représentent un enjeu de premier ordre pour qui cherche à asseoir son autorité dans le jeu concurrent des nouveaux pouvoirs constitués.
Abstract : Taking into account not only the problem of the legal value of declarations of rights, this research aims at apprehending the circumstances which led to their use under the Revolution. Those texts are indeed being exploited with a lot of circumspection by the administrative and judiciary bodies. Those who contemplate action while invoking them need to be able to evaluate the political outcome of their decisions. This is why the declarations of rights are essential for those who try to establish their authority in the arena of new constituted powers.
1. « Messeigneurs, c’est après avoir lu votre décret sur la liberté de l’homme, que j’ai l’honneur de porter une plainte à votre auguste tribunal persuadée que je suis qu’en établissant cette liberté de l’homme vous avez compris la femme ». C’est en ces termes que Blanche Guyard, femme d’Alexandre Coqueray, interpelle l’Assemblée nationale afin de faire cesser les tourments que lui « fait éprouver le maître ou plutôt le tyran [qu’elle] s’est donnée ». Alors même qu’elle estime nécessaire d’épargner aux destinataires de sa missive « le détail des horribles traitements » qu’elle a subis, elle juge utile néanmoins de leur confier que, « dès les premiers jours, [elle éprouvait] combien il est désagréable pour une roturière de s’allier à un noble » et qu’elle ne peut plus vivre avec lui, « surtout depuis Messeigneurs que votre décret sur la liberté a paru l’espérance qu’il a fait naître dans mon cœur me rend encore le poids de mes chaînes plus insupportable, d’ailleurs mon mari s’en doute, est encore plus furieux, ma vie même n’est point en sûreté, daignez vous prononcer sur mon sort et en attendant que des lois justes et sages que vous voulez introduire soient communiquées à tous les Français, ordonner pour ma sûreté que je me retire dans ma famille » [1].
2. Au nom des principes déclarés le 26 août 1789, une femme requiert ainsi que les constituants dérogent aux lois séculaires qui régissent le mariage, convaincue qu’ils tireront bientôt toutes les conséquences de la liberté proclamée en consacrant le divorce [2]. Sans doute Blanche Guyard n’est-elle pas la seule mal mariée de la Révolution naissante [3], mais sa plainte permet de prendre la mesure des promesses portées par la Déclaration des droits de l’homme. Aux yeux de ses contemporains, ce texte est avant tout, comme l’indique son préambule, un instrument susceptible de fonder les « réclamations des citoyens » [4].
3. Encore faut-il déterminer à quelle autorité constituée adresser lesdites réclamations. Au moment où Blanche Guyard rédige sa plainte [5], il peut lui sembler naturel de se tourner vers le pouvoir constituant dans la mesure où elle sollicite, à titre conservatoire, une mesure dérogatoire exceptionnelle. En ces premiers instants de la Révolution, la participation de tous à la chose publique tient lieu d’évidence. Aussi la réclamation de la dame Guyard n’est-elle qu’une des formes de ces « vœux particuliers » qui permettent de faire émerger le « vœu général » [6]. La volonté générale s’exprime en effet par le moyen des « adresses », « remontrances », « plaintes », « pétitions » ou autres « réclamations » que le quidam peut déposer sur le bureau de l’assemblée [7]. Autant de faits qui témoignent de la vitalité des principes déclarés dans un texte qui n’a pourtant pas encore reçu la consécration juridique formelle de la première constitution révolutionnaire.
4. Si le recours à l’assemblée du peuple demeure une voie toujours ouverte au citoyen, la Révolution met toutefois en place un dispositif original afin d’assurer le respect des principes fondateurs de l’association politique. Fait notable, les constituants ne jugent pas opportun d’investir un organe spécialement chargé de garantir les droits déclarés. Le législateur y pourvoira naturellement [8]. Les archives parlementaires en attestent : de Target - qui, lors de la discussion finale de la Déclaration [9], propose d’insérer dans le corps même du texte une disposition d’après laquelle « dans la société (...) la loi garantit tous les droits » [10] - à Daunou - qui, au moment où les thermidoriens débattent de l’opportunité d’ajourner la discussion de la future Déclaration des droits et des devoirs de l’homme, considère qu’un tel texte est « le recueil de tous les principes sur lesquels repose l’organisation sociale… et le guide des législateurs » [11] -, c’est la même foi en une loi infaillible qui s’exprime [12]. Aussi le tribunal de cassation est-il fondé à rappeler, le 4 frimaire an III (24 novembre 1794), que « la Déclaration des droits doit servir de règle aux législateurs (…) les tribunaux doivent se diriger d’après les lois particulières qui en émanent » [13]. Traduction médiate de la vérité d’un droit naturel converti en principes, la Déclaration est un guide précieux pour le législateur et il n’est pas une constitution qui ne le rappelle à ce premier devoir [14].
5. Les archives parlementaires témoignent en outre de l’utilisation régulière de ce texte par les orateurs de la Révolution. Sous la Législative, il est invoqué à plus de 230 occasions [15]. Une telle fréquence révèle la portée immédiatement politique de la Déclaration des droits, mais son usage varie selon les circonstances : abandonnée au fleuve Léthé en période de crise [16], elle demeure malgré tout une arme de persuasion massive [17]. Le rhéteur qui sait l’apprivoiser a de bonnes chances d’emporter la conviction d’un auditoire captivé par les saints principes du nouveau décalogue politique. L’arène parlementaire est alors le lieu d’expression privilégié d’une Déclaration mobilisée pour servir les intérêts les plus divers [18]. Instrument rhétorique plus que juridique, son usage est gouverné par des considérations d’opportunité qui ne préjugent en rien de sa valeur normative.
6. Il ne nous est pas possible en effet de suivre ceux qui prétendent que « les hommes de 1791 concevaient bien la Déclaration et la Constitution comme un bloc constitutionnel » [19]. Affirmer qu’un texte fondateur de l’association politique doit son caractère juridique à une constitution qui lui est de deux ans postérieure est une proposition que le juriste ne rallie pas aisément. Elle soulève en effet de nombreuses interrogations : postuler que « la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’a pu être séparée de la constitution de 1791 pour les constituants, [comme] pour les membres de la Législative » [20] laisse en suspens la question de la valeur de la Déclaration dans la période qui s’étend de la fin du mois d’août 1789 jusqu’au mois de septembre 1791. Les constituants ont-ils porté ce texte sur les fonds baptismaux de l’existence juridique au soir du 26 août 1789 ? Le fait qu’il soit aussi « invoqué » [21] dans les débats de la Constituante [22] préjuge-t-il de sa valeur juridique ? Comment en outre lui reconnaître une quelconque portée normative alors qu’il est élaboré par une assemblée autoproclamée qui prétend ne tirer sa légitimité d’aucune constitution préexistante ? Les positivistes relèveront l’aporie et leurs adversaires auront alors beau jeu d’invoquer les oracles d’un droit naturel providentiel. Le débat n’est pas nouveau. Les grands anciens, Esmein, Duguit et Carré de Malberg s’y étaient essayés ; leurs successeurs ont également cherché la quadrature du cercle [23]. Aucun n’est toutefois parvenu à justifier un coup de force politique avec les armes du droit.
7. Parce qu’il est toujours nécessaire de restituer la singularité de l’objet étudié dans le contexte où il vient à s’exprimer [24], une telle difficulté ne peut être surmontée qu’en sacrifiant les options épistémologiques habituelles [25] sur l’autel d’une hypothèse performative : seule l’utilisation effective de la Déclaration des droits par les différents acteurs du jeu politique – citoyens, députés, corps judiciaire et administratif – permet de constituer, au sens fondamental du terme, cette force obligatoire par laquelle on qualifie généralement une norme de juridique.
8. Si le législateur est la caution principale des droits déclarés, le système ne peut être totalement satisfaisant que s’il multiplie les garants susceptibles de pallier la négligence ou la faiblesse des citoyens et/ou de leurs représentants. Après avoir institué le corps judiciaire par la loi des 16-24 août 1790, les constituants confient à un tribunal spécial établi auprès du corps législatif la charge de sanctionner par voie d’annulation la violation des formes ou la contravention aux lois [26]. Pour essentielle qu’elle soit, la fonction du tribunal de cassation ne lui assure aucune primauté institutionnelle [27]. Il n’est que l’un des nombreux gardiens du temple de la légalité révolutionnaire. Par une instruction du 12 août 1790, la Constituante donne en effet aux directoires départementaux le pouvoir d’annuler les actes inconstitutionnels des corps municipaux, ou tout au moins de refuser de les mettre à exécution. Sans doute cette mesure trouvait-elle ses limites dans les situations où les départements étaient eux-mêmes à l’origine d’un arrêté contraire aux lois constitutionnelles. Ce fut l’une des raisons qui poussa les constituants à accorder au roi (15-27 mars 1791) et au conseil d’État (27 avril-25 mai 1791) un pouvoir d’annulation des actes administratifs inconstitutionnels [28].
9. C’est par le pluralisme institutionnel et la « distribution sagement combinée des divers pouvoirs » que la Constituante entend donc garantir effectivement les droits déclarés [29]. Bien que les circonstances politiques éprouvent ce fragile aggiornamento, les révolutionnaires tiennent le cap et la constitution du 3 septembre 1791 consacre l’équilibre politique qui prévalait jusqu’alors. En confiant « le dépôt [de la Constitution] à la fidélité du Corps législatif, du roi et des juges, à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l’affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français », l’antépénultième article de l’acte constitutionnel pérennise la pratique antérieure. Les réclamations des citoyens continuent par conséquent à être portées à la connaissance de l’assemblée, de l’administration et/ou des tribunaux [30]. Aucune procédure spéciale n’est donc destinée à sanctionner l’atteinte aux droits désormais garantis par la constitution [31]. La viabilité de l’édifice constitutionnel repose entièrement sur le respect scrupuleux de la légalité et de la distribution constitutionnelle des pouvoirs [32].
10. Dans ces conditions, les auteurs ont longtemps considéré que la garantie des droits demeurait avant tout théorique, mais des travaux récents ont levé le voile d’opacité que la spéculation doctrinale avait jeté sur la question de l’application des Déclarations des droits de l’homme par les institutions révolutionnaires. Aussi apparaissait-il nécessaire de soumettre à nouveau la question de l’effectivité des Déclarations de droits à l’épreuve de sources d’archives inédites et de mettre à profit les conclusions des dernières études sur le sujet.
11. L’examen des registres du conseil de justice et celui, renouvelé, des archives du conseil d’État et du tribunal de cassation offre la possibilité de traquer les références formelles aux Déclarations des droits. Le traitement systématique de ces occurrences donne des résultats inégaux : ayant cessé en 1792, l’activité du conseil d’État ne peut fournir qu’un aperçu partiel de l’application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il en va de même du conseil de justice, puisque l’examen des deux cotes qui pouvaient jusqu’alors être consultées aux Archives nationales [33] ne révèle que des références à la première Déclaration des droits. Les archives du tribunal de cassation permettent en revanche d’envisager l’effectivité des trois Déclarations de droits sur l’ensemble de la période étudiée. L’inégale durée de fonctionnement des ces trois institutions explique donc pourquoi la question de l’application des Déclarations des droits se décline au pluriel devant les corps judiciaires alors qu’elle demeure singulière devant les corps administratifs.
12. En outre, la mobilisation de ces textes fondateurs par des institutions aussi diverses que le conseil de justice, le conseil d’État, les tribunaux judiciaires ou le tribunal de cassation, devrait emporter reconnaissance de leur portée juridique. Les faits demeurent toutefois rétifs à une logique aussi expéditive. C’est la raison pour laquelle il est important de cerner au mieux les circonstances singulières qui présidèrent à l’usage de ces « maximes faussement paisibles » [34]. Cette démarche nécessite certes de traquer les occurrences de ces textes, mais également de faire parler les silences de ces circonstances où la référence à l’une de leurs dispositions semble devoir s’imposer. C’est dans cette tension entre l’expressément dit et le non-dit que se situe la frontière entre le politiquement opportun et le juridiquement obligatoire. C’est dans cet espace hétérotope [35] que les Déclarations de droits dévoilent leur statut si singulier.
13. Leur nature ambivalente les situe en effet aux confins du politique et du juridique. Parce qu’elles portent dans leurs flancs les vérités du droit naturel, elles remplissent une fonction essentiellement politique : fonder l’ordre juridique nouveau. Mais si l’on se plaît à souligner les vertus fondatrices de ces Déclarations, on néglige trop souvent leur force subversive. Parce qu’elles sont à la base de l’ordre juridique révolutionnaire, leurs dispositions peuvent être invoquées à tout moment contre la loi positive [36]. Ainsi, lorsque le directoire du district fait afficher la loi du 18 juillet 1791 contre la sédition, de nombreux citoyens « s’élèvent et déclarent publiquement et avec force contre la sagesse de ce décret qu’ils disent contraire aux droits de l’homme et à la liberté » [37]. De la même manière, lorsqu’ils demandent l’annulation de certains arrêtés pris à l’initiative du directoire de la Haute-Garonne, les particuliers concernés fondent leurs réclamations sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [38].
14. Ainsi, qu’elles soient adressées aux corps législatif, administratif ou judiciaire, les réclamations ont toutes pour objet de contester la légalité d’actes jugés contraires aux principes déclarés. Toutefois, parce que ces actes déclaratoires ne peuvent rester éternellement suspendus telle des épées de Damoclès au-dessus du système juridique, les autorités constituées tentent de s’en emparer pour désamorcer leur puissance subversive et ne pas laisser perdurer le sentiment qu’en toute occasion le citoyen [39] peut s’affranchir de la loi en brandissant ces textes fondateurs. La mise en œuvre de leurs dispositions représente par conséquent un enjeu de premier ordre pour qui cherche à asseoir son autorité dans le jeu concurrent des nouveaux pouvoirs constitués. Si les citoyens n’hésitent pas à brandir ces nouvelles tables de la loi, le contexte politique et religieux contraint les corps administratifs supérieurs à composer avec la Déclaration des droits de l’homme.
15. Jusqu’au plus haut niveau de l’administration, on ne sollicite pas importunément les saintes maximes. Entre audace et pusillanimité, il n’y a qu’un pas et quiconque envisage d’inscrire son action sous la bannière de la Déclaration des droits de l’homme doit, au préalable, être capable d’évaluer la portée politique de sa décision. Agiter l’une de ses dispositions n’est jamais un acte anodin dans un domaine où les faits dictent leur loi (I).
16. Ce qui vaut pour l’administration, prévaut a fortiori devant des tribunaux qui ne fondent que très rarement leurs décisions sur les dispositions des Déclarations de droits et qui, par conséquent, semblent rechigner à l’idée d’en faire un élément incontournable de l’ordre juridique positif. Toutefois, bien que la mobilisation des Déclarations de droits relève d’une pure casuistique, le tribunal de cassation parvient à en tirer les dividendes politiques pour s’élever progressivement au niveau d’une instance juridictionnelle à part entière (II).
I. La Déclaration des droits de l’homme à l’épreuve des corps administratifs [40]
17. Les premières années de la Révolution sont marquées par de nombreux affrontements qui opposent des « patriotes » à ceux que ces derniers désignent comme « aristocrates » ou « contre-révolutionnaires ». Lorsque ces troubles ne relèvent pas directement de la justice ordinaire ou de la justice politique [41], il appartient aux corps administratifs de les faire cesser. Chargés de ramener la paix et la concorde dans une France profondément divisée, ils traquent tout « abus d’autorité » attentatoire à la liberté dans le cadre de leur « droit de surveillance » [42].
18. La vigilance des municipalités, districts et autres départements trouve néanmoins sa limite lorsque ces corps sont eux-mêmes à l’origine d’actes liberticides. Alors que les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration avaient eu pour principale fonction de juguler l’excès de zèle patriotique de certaines municipalités [43], des corps administratifs continuent de sacrifier les droits de certains citoyens sur l’autel de la Révolution. Nombreux sont les arrêtés en effet qui portent atteinte à la liberté de prêtres insermentés ou de personnes suspectées de servir la contre-révolution.
19. Pour prévenir et faire cesser ces abus, les constituants ont organisé les corps administratifs sous un rapport de surveillance mutuelle et réciproque : tout en invitant les conseils et les directoires des départements à instruire le corps législatif des ordres du roi qui leur sembleraient contraires aux lois, les constituants ont doté le roi du pouvoir d’annuler les actes illégaux des départements, voire des districts dans les cas où leur illégalité aurait échappé à la vigilance des administrateurs départementaux [44]. Les constituants ont également donné au roi, en sa qualité de « chef suprême de l’administration générale » [45], la faculté d’annuler tout acte administratif entrepris en dehors du champ de compétence circonscrit par la loi [46].
20. En bornant ainsi l’action des corps administratifs et en faisant du Corps législatif le point central de ce panoptique institutionnel [47], les constituants pensent assurer la garantie effective des droits déclarés. Encore faut-il pour cela emporter l’adhésion de chacun des acteurs. En l’absence de juge de l’administration [48], l’efficacité du contrôle de la légalité repose essentiellement sur « la confiance dans la rectitude des autorités administratives » [49], la coopération des corps constitués [50] et l’efficacité du contrôle hiérarchique institué par les lois du 14 décembre 1789, du 22 décembre 1789, des 15-27 mars 1791 et des 27 avril-25 mai 1791 [51].
21. Toutefois, le cours des événements parasite le bon fonctionnement des institutions. L’étude de la pratique administrative des premières années de la Révolution révèle en effet que la sanction hiérarchique des actes attentatoires à la liberté des citoyens demeure soumise à des contraintes qui relèvent moins de la technique juridique que de l’opportunisme politique. Si la Déclaration des droits de l’homme participe pleinement de la politique de prévention des actes liberticides menée par le conseil de justice, il est en revanche beaucoup plus périlleux pour le conseil d’État en particulier de fonder une annulation sur l’un de ses articles.
A - La Déclaration des droits de l’homme et la prévention des actes liberticides
22. Le conseil de justice fait partie de ces institutions dont la discrétion n’a d’égale que l’importance qu’elles ont eue dans l’exécution des réformes entreprises par la Constituante. Établi auprès du roi, il a pour fonction de régler les difficultés que les tribunaux rencontrent dans la mise en œuvre des lois judiciaires [52]. Son action révèle les arcanes d’une forme originale de contrôle opérant en marge de toute action contentieuse. Composé de deux sections de deux membres présidées, l’une par le roi et l’autre par le ministre de la justice, le conseil de justice joue en quelque sorte le rôle d’une chambre des requêtes qui peut prendre la forme d’une assemblée générale hebdomadaire réunissant les deux sections lorsqu’il s’agit de « décider des questions qui [présentent] ou un très grand intérêt ou des difficultés sérieuses » [53].
23. Véritable pivot de l’action administrative en matière judiciaire, le conseil de justice se révèle très respectueux de la séparation des pouvoirs et veille à ne jamais se substituer aux tribunaux. Lorsque l’occasion lui est donnée de préciser l’étendue de ses attributions et la portée de ses décisions, il ne manque pas de souligner que « le ministre de la justice n’a point d’avis, [qu’]il ne peut ni ne doit influencer le jugement du tribunal qui doit trouver dans sa sagesse et dans la loi la règle de sa conduite » [54].
24. Parce que « le conseil de justice n’est point un tribunal » [55], la portée – et par conséquent l’efficacité – de ses décisions est aléatoire. « Les décisions du conseil de justice sont des décisions privées qui ne peuvent être d’aucune utilité pour des cas qui ne seraient pas parfaitement les mêmes que ceux dans lesquels elles ont été rendues ; d’ailleurs ce sont plutôt de simples avertissements que des décisions » [56]. Il n’est guère surprenant dès lors que certains aient pu douter de l’autorité des décisions du conseil de justice. Aussi est-il parfois contraint d’en préciser la nature en indiquant aux juges d’un tribunal de district qu’ils « se trompent en prenant la décision du ministre pour un avis de jurisconsulte. Lorsque le ministre à sous les yeux leur opinion, il l’adopte ou la rejette à son gré. Dans le premier cas, elle devient la sienne, et aux termes de la loi, il l’envoie comme avertissement aux personnes qui le consultent » [57].
25. À l’instar des nombreux actes à la nature juridique incertaine qui émanaient alors des organes exécutifs [58], les avertissements du conseil de justice pouvaient souffrir d’un déficit d’autorité et l’on mesure ici l’intérêt que pouvait représenter la Déclaration des droits de l’homme. Avec seulement trois références expresses à l’une de ses dispositions sur 4774 décisions rendues pour l’année 1791, nul ne peut soutenir cependant que le recours au texte fondateur fut une panacée pour le conseil de justice. Aussi apparaît-il opportun de discriminer les situations dans lesquelles le recours à la Déclaration put s’imposer, de celles qui, au contraire, en proscrivirent l’usage.
26. Il est tout d’abord assez remarquable de constater que la mention explicite d’un de ses articles n’intervient jamais que pour prévenir des pratiques ou usages anciens qui seraient contraires aux principes de l’ordre nouveau. Encore faut-il de surcroît que l’affaire n’affiche pas une trop haute densité politique. Ainsi, à un commissaire du roi qui lui rend compte de l’arrestation d’un nommé Chauvin présenté comme « mauvais sujet, dont la vie entière est un scandale, qui est le fléau d’une famille et la terreur des municipalités », le conseil de justice rappelle que la détention de l’individu est contraire à la loi du 24 août 1790 [59] et surtout à l’article 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’après lequel « nul homme ne peut être accusé, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi selon les formes qu’elle a prescrites » [60]. Il lui arrive également de juguler le zèle d’un accusateur public qui projette de faire arrêter un « curé rebelle à la loi du serment », en invitant l’accusateur à « respecter les principes constitutionnels » et en lui rappelant que « la Déclaration des droits de l’homme veut que nul ne soit accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi. Or le cas dont il s’agit n’a été prévu par aucune loi » [61].
27. Dans de telles situations, le conseil de justice s’érige en gardien de la légalité et son action se décline sur une gamme qui s’étend de la simple exhortation à se conduire avec plus de prudence [62] au renvoi au ministre de l’Intérieur en vue de l’annulation éventuelle des arrêtés inconstitutionnels des municipalités, districts et autres départements [63]. Toutefois avant d’en arriver à cette dernière extrémité, le conseil de justice tente de juguler la ferveur patriotique de certains corps administratifs. Ainsi par exemple un religieux qui n’avait pas prêté le serment fut prié « par sa municipalité de chanter un service pour M. de Mirabeau ». Son refus, « fondé sur ce que dans les obligations que lui imposoient sa qualité de pasteur, il ne trouvoit pas celle qu’on vouloit exiger de lui », provoqua la réaction du procureur de la commune qui, sur l’autorisation du département, le dénonça à l’accusateur public [64]. Saisi de cette difficulté, le conseil de justice rappelle à la municipalité que « la liberté des opinions religieuses ne permet pas de regarder comme un délit les refus faits par un curé non sermenté non encore remplacé de déférer à la réquisition d’un directoire d’un département en ce qui concerne l’exécution de ses fonctions sacerdotales. On ne peut que pousser à son remplacement, tant à défaut de prestation de serment qu’à raison du refus qu’il fait d’exercer les fonctions de son ministère de la manière déterminée par la discipline générale de l’église à laquelle les fonctionnaires publics ecclésiastiques salariés par l’État sont tenus de se conformer » [65].
28. Dans les affaires qui menacent la liberté de citoyens qui n’entendent pas marcher au pas cadencé de la Révolution, le conseil de justice n’hésite pas à étalonner son contrôle sur les principes contenus dans la Déclaration des droits de l’homme. Les registres du conseil de justice recèlent en effet de nombreuses lettres, adressées par des particuliers, des juges ou, le plus souvent, par des commissaires du roi établis auprès des tribunaux, dont l’objet est de faire cesser des arrestations arbitraires ou de mettre fin aux atteintes portées par les corps administratifs à la liberté des opinions religieuses.
29. S’il tente à l’occasion de limiter le prosélytisme religieux des prêtres constitutionnels au nom de « la liberté de conscience » [66], il éprouve des difficultés à contrarier l’exécution d’actes illégaux qui émanent des municipalités, des districts ou des départements. De telles affaires sont généralement portées à sa connaissance par des tribunaux qui ont été saisis par des citoyens menacés dans leur liberté. Bien qu’ils aient la possibilité de dénoncer ces illégalités au corps législatif [67], la solution de proximité offerte par les tribunaux est une garantie plus immédiate, et souvent plus efficace, dans des situations où l’urgence prévaut. C’est pour cette raison que des juges peuvent être amenés à s’opposer aux décisions de l’administration en ordonnant la remise en liberté de citoyens illégalement arrêtés [68].
30. Les circonstances peuvent alors placer les tribunaux devant un dilemme insoutenable : ou bien ils respectent l’interdiction qui leur est faite de s’immiscer dans les fonctions administratives, ce qui revient à cautionner la politique répressive des corps administratifs ; ou bien ils font fi de cette interdiction et fondent la remise en liberté sur la Déclaration des droits de l’homme, ce qui revient à accorder le bénéfice de ses dispositions protectrices à des individus qui, dans l’opinion commune, passent pour des ennemis de la Révolution ! Dans un contexte politique devenu explosif depuis que le pape a rejeté la constitution civile clergé, un certain nombre de municipalités, de districts et de départements poursuivent les prêtres non assermentés pour « prédication antirévolutionnaire ». Ainsi, en exécution d’un arrêté du département du 1er juin 1791, le district de Josselin ouvre « une information sommaire » à l’encontre d’un certain Gilbert. Des témoins ayant déposé contre lui, le prêtre s’en remet au tribunal de district qui, le 16 août 1791, rend une sentence fondée sur la Déclaration des droits de l’homme [69]. Par ce qu’elle met ainsi en échec la politique répressive des corps administratifs, la décision du tribunal déchaîne la colère du procureur syndic du district [70] et conduit le département à ordonner, par un arrêté du 20 août, la détention de Gilbert à Port-Louis. Cet ordre ayant été mis à exécution [71], le commissaire du roi près le tribunal de district dénonce l’arrestation du prêtre au ministre de la justice [72]. Estimant la conduite du directoire du district « illégale, arbitraire, contraire à la Déclaration des droits de l’homme et à la Constitution », le Conseil de justice saisit le ministre de l’Intérieur en vue de faire ordonner l’annulation de l’arrêté en cause et la remise en liberté du sieur Gilbert [73].
31. Illustrant les tensions récurrentes entre les autorités administrative et judiciaire, ce cas témoigne de l’effectivité d’une Déclaration des droits d’abord conçue pour guider les pouvoirs publics et qui, en définitive, permet de juguler l’excès de zèle patriotique d’administrateurs qui seraient allés au delà des principes constitutionnels. En dépit de l’interdiction faite aux tribunaux par la loi des 16-24 août 1790 d’intervenir dans les matières qui relèvent de l’administration [74], les conflits de compétences se multiplient. Lorsqu’ils ne sont pas arbitrés directement par l’Assemblée nationale [75], le conseil de justice invite les protagonistes à respecter la légalité constitutionnelle. Avant de dénoncer les arrêtés illégaux au ministre de l’Intérieur, il peut, lorsque les circonstances s’y prêtent, inviter un département à sévir contre une municipalité qui aurait commis des « actes tyranniques... contraires à la liberté religieuse » [76].
32. Le recours à la voie hiérarchique n’est cependant pas toujours efficace. Bien que rappelée à l’ordre par le directoire du département du Bas-Rhin [77], une municipalité avait fait baptiser un enfant avant de le mettre en nourrice chez une femme chrétienne aux frais de la commune. Sa mère avait donc saisi le tribunal de district aux fins de remise de l’enfant. Hésitant sur la conduite à tenir le tribunal avait sollicité l’avis du conseil de justice qui avait décidé de renvoyer la question à « M. de l’Essart pour faire annuler la délibération inconstitutionnelle de la municipalité, réprimer sa violence et la rappeler à l’ordre » [78].
33. Si la solution est aisée lorsque les tribunaux ne se sont pas encore prononcés, il en va différemment lorsqu’ils ont pris l’initiative d’agir à la limite ou en marge de la légalité. Écrivant aux membres du tribunal de « Wissenbourg relativement à l’arrêté par lequel ils ont décidé que Messieurs Buelle et Funch leurs collègues seraient tenus de s’abstenir de toute fonction », le ministre de la justice « leur a marqué que cet arrêté était trop contraire à l’esprit de la constitution pour qu’il subsiste ; qu’en effet suivant la Déclaration des droits, la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, que nul ne peut être puni qu’en vertu de la loi ; que tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ; que l’article 8 du titre 2 de la loi du 24 août 1790 porte à l’égard des juges qu’ils ne pourront être destitués que pour forfaiture dûment jugée par juges compétents ; que l’arrêté dont il s’agit blesse les principes d’égalité, de sagesse que la raison et la justice ont établis ; qu’il préjuge que Messieurs Boell et Funch sont coupables quoique néanmoins ils ne soient pas encore légalement accusés ; qu’il leur inflige une peine et que rien n’établit encore qu’ils l’aient méritée ; qu’enfin il les destitue provisoirement quoiqu’il n’y ait point de forfaiture jugée. Le ministre ajoute qu’il n’excuse point les deux juges, mais qu’il ignore s’ils ne prévariquaient, s’ils ont forfait, qu’avec la loi ils sont présumés innocent jusqu’à ce qu’ils aient été déclarés coupables ; que s’ils sont criminels ils doivent être punis, mais par les lois ordinaires » [79]. Ce rappel des fondamentaux de l’ordre judiciaire est d’une efficacité toute relative car les juges interpellés répondent « qu’avant de soumettre leur volonté aux autorités citées par le ministre », ils veulent justifier leur action par les « principes constitutionnels posés par les législateurs dans la Déclaration des droits de l’homme ». Ils entendent en effet ne pas vouloir « ternir dès l’origine l’ouvrage immortel des législateurs de la France », et mettre en garde sur les conséquences de « l’annulation de l’arrêté relativement aux ennemis de la chose publique qui cherchent toutes les occasions possibles de jeter le ridicule (…) sur les nouveaux établissements et sur les partisans du nouvel ordre » [80]. Confronté au dévouement patriotique de juges qui s’appuient sur la Déclaration des droits de l’homme, le conseil de justice n’estime pas opportun dans sa réponse de convoquer à nouveau un texte qui, en l’espèce, ne manque pas de courtisans.
34. Dans une France déchirée entre sectateurs et contempteurs de la Révolution, les patriotes revendiquent la Déclaration des droits de l’homme pour s’affranchir de la légalité lorsqu’ils estiment qu’elle dessert la cause révolutionnaire. Ainsi, lorsque le 2 août, « le directoire [fait] afficher et publier la loi du 18 juillet contre la sédition, plusieurs clubistes prétendus patriotes s’élèv[ent] et déclar[ent] publiquement et avec force contre la sagesse de ce décret qu’ils [disent] contraire aux droits de l’homme et à la liberté » [81]. Le dénommé Durand, officier municipal, va même jusqu’à « afficher sur la porte de sa boutique un placard portant ces mots : la constitution ou la mort » [82]. Parce qu’il estime qu’un tel comportement constitue « une contravention formelle à l’article premier de la loi du 8 juillet dernier et un cri de révolte capable d’échauffer les têtes au point de faire assassiner les citoyens paisibles que le peuple égaré appelle aristocrates », le commissaire du roi du district de Millau en réfère à sa hiérarchie afin de savoir si « il n’est pas de son devoir de requérir le tribunal d’enjoindre à l’accusateur public de porter plainte contre les auteurs de ces délits et les poursuivre suivant la rigueur des loix » [83].
35. Les motifs qu’il avance alors témoignent du climat délétère qui règne en cet été 1791. Le commissaire du roi dresse en effet un tableau peu flatteur des fauteurs de troubles, ces « clubistes prétendus patriotes » qui souffrent la comparaison avec « ceux qu’on appelle dans le pays aristocrates », ces citoyens honnêtes et tranquilles « qui pensent et agissent comme le tribunal et moi c’est-à-dire qui ont pour le roi un respect et un amour inviolable qui exécutent les lois et y obéissent... sans réserve, ne restent jamais en arrière et ne dépassent jamais, paient exactement les impôts et ne cessent de prêcher l’obéissance à la loi, le respect aux puissances, la paix, l’union et la concorde entre les citoyens » [84]. La réponse que lui adresse le conseil de justice est empreinte d’une opportune prudence politique qui sied fort à la circonstance : « le commissaire du roi peut avertir l’accusateur public lorsqu’il y a lieu, mais le ministre l’exhorte à se méfier de son zèle. Il n’y a rien de criminel dans la conduite du sieur Durand. La constitution ou la mort est le serment de tout citoyen ».
36. Affirmer la primauté de la Déclaration des droits de l’homme sur le droit positif étant un appel à l’insurrection permanente contre les lois, il est de la responsabilité du roi et de ses ministres de juguler l’excès de zèle des fonctionnaires subordonnés afin de maintenir l’unité et la concorde nécessaire en ces temps si troublés. Pragmatique, le conseil de justice adopte alors une position de neutralité axiologique ; il se garde bien d’invoquer les principes du droit naturel lorsqu’il entend assurer la bonne exécution des lois. L’attitude du conseil de justice dans l’affaire de Bastia en témoigne. Des événements survenus dans cette ville avaient conduit l’administration à faire enfermer 34 personnes qui s’en étaient remis au tribunal de district de Corte pour faire prononcer leur remise en liberté. Deux d’entre elles ayant obtenu gain de cause, le procureur syndic du département s’opposait à l’exécution du troisième jugement en interdisant aux geôliers de les libérer, sous peine de la « perte de son emploi » pour l’un d’eux et « d’être fusillé » pour l’autre [85]. Le tribunal de district n’avait alors pas d’autre moyen pour faire cesser le bras de fer engagé entre les corps administratif et judiciaire que de dénoncer les faits tant à l’Assemblée nationale qu’au pouvoir exécutif. Seulement, entre l’envoi de la lettre (8 septembre) et sa prise en considération par le conseil de justice (6 octobre), un décret (13 septembre) suivi d’une loi (14 septembre) étaient intervenus consécutivement à l’acceptation de la constitution par le roi [86]. Lafayette avait alors proposé de « s’associer au sentiment que le roi a témoigné sur la cessation de toutes les poursuites relatives aux événements de la Révolution » [87]. Complété par la loi du 14 septembre [88], ce décret épargne au conseil de justice d’avoir à se prononcer sur les événements survenus à Bastia [89]. L’approbation de la constitution par le roi a donc un effet immédiat sur la politique du conseil de justice. Saisi par un commissaire du roi d’une énième question relative à des « prêtes non conformistes » qui célèbrent les fêtes chrétiennes et font publiquement le catéchisme [90], le conseil de justice répond par un laconique « laissez-les faire... » [91] !
Quels enseignements peut-on tirer de l’activité du conseil de justice ?
37. Par-delà son rôle essentiel de garant de la légalité constitutionnelle, son intervention n’est jamais aussi efficace que lorsqu’on sollicite son conseil et qu’aucune initiative n’a encore été prise par les tribunaux qui demeurent ses subordonnés dans l’exécution des lois. Il ne craint pas alors de solliciter la Déclaration des droits de l’homme pour préserver ce qui peut l’être. Un dernier exemple achèvera de convaincre : sollicité pour déterminer si « un curé rebelle à la loi du serment, mais exerçant encore ses fonctions publiques, parce qu’il n’a pas été encore remplacé, peut, sans commettre un délit, faire usage des dispenses qu’a laissées dans ses mains son évêque fugitif et légalement destitué », il répond que la « conduite des curés est très répréhensible sans doute et le zèle de M. l’accusateur public digne de grands éloges mais il faut respecter les principes constitutionnels. M. l’accusateur n’ignore pas que la Déclaration des droits de l’homme veut que « nul ne soit accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi ». Or le cas dont il s’agit n’a été prévu par aucune loi. Aucune loi ne l’a rangé dans la classe des délits. Il ne peut donc suivant les maximes consacrées par la constitution donner lieu à des poursuites extraordinaires » [92].
38. En revanche, lorsque les tribunaux ont pris l’initiative d’entraver les décisions de l’administration, il n’a d’autre choix que d’assurer la séparation des autorités administrative et judiciaire. Il se garde alors de convoquer les principes de la Déclaration et se prive ainsi de la possibilité d’imposer une solution définitive. Tel n’est pas son rôle. Seuls les départements et le conseil d’État sont, a priori, en mesure de remplir une telle fonction.
B - La Déclaration des droits de l’homme et la sanction des actes liberticides
39. Les quelques affaires que le conseil de justice a eues à connaître ont montré que les juges avaient pu constituer un rempart efficace contre les pratiques liberticides de certains corps administratifs. Les municipalités et autres départements peuvent également contribuer à prémunir le citoyen contre des irrégularités orchestrées par les autorités constituées [93].
40. Les charges publiques qu’un administrateur peut être appelé à exercer le constituent en effet premier défenseur des principes déclarés le 26 août 1789. Parce qu’il demeure avant tout un citoyen entre les mains de qui le constituant a déposé l’arche de la nouvelle alliance, quiconque officie au niveau de la municipalité, du district ou du département est donc appelé à une vigilance de tous les instants. Les archives parlementaires apportent des éléments significatifs à cet égard. On apprend ainsi, à l’occasion d’une intervention du ministre de l’Intérieur Roland, que « le directoire actuel du département, séant à Saintes, [a] cru devoir casser un arrêté répressif contre les prêtres qu’avaient pris les administrateurs précédents » [94]. Cette attitude participe d’une forme de surveillance exercée par les administrateurs au niveau local [95].
41. Toutefois, parce que l’efficacité de ce type de contrôle horizontal dépend de la conjoncture politique autant que de la vigilance des administrateurs, le législateur a cru bon d’instituer un contrôle hiérarchique destiné à unifier l’action administrative au moyen de l’annulation éventuelle d’arrêtés illégaux. L’article 17-2 de la loi du 27 avril-25 mai 1791 ouvre en effet au roi la possibilité de casser, après en avoir discuté devant son conseil, tout acte administratif qui dérogerait à la Déclaration des droits de l’homme. Quand on sait par ailleurs que la constitution de 1791 lui donne la faculté de refuser la sanction des actes du corps législatif, on peut penser, sur la foi de ces textes, que le roi exerce un contrôle plénipotentiaire sur l’exécution des décrets votés par l’assemblée : en amont, cette faculté prend la forme d’un contrôle de légalité au sens large exercé au moyen du veto ; en aval, elle prend la forme d’un contrôle de légalité au sens strict exercé au moyen de l’annulation par voie de cassation. Dès lors, si le roi peut refuser de sanctionner un décret pour des raisons techniques ou formelles, ce qu’il fait d’ailleurs à l’occasion [96], rien ne l’empêche a priori de donner un contenu plus substantiel à la mise en œuvre du veto en exerçant un véritable contrôle de constitutionnalité.
42. C’est précisément ce qu’il fait en refusant de sanctionner, le 19 décembre 1791, le décret relatif aux prêtres insermentés [97]. Le 29 novembre 1791, l’assemblée législative avait en effet invité « tous les ecclésiastiques (...) à se présenter devant la municipalité du lieu de leur domicile [afin] d’y prêter le serment civique » [98], sous peine de se voir déchu de tout traitement et pension, déporté en cas de troubles causés par l’expression de leurs opinions religieuses, voire emprisonné en cas de désobéissance aux arrêtés qui auraient ordonné ces mesures d’éloignement. Lors du débat qui avait agité l’assemblée du 7 octobre au 29 novembre 1791, plusieurs députés avaient fait valoir que les sanctions projetées à l’encontre des prêtes insermentés étaient contraire à l’article 10 de la Déclaration des droits [99] et le roi avait été sommé de fournir les raisons qui l’avaient conduit à refuser la sanction du décret. C’est par la voie astucieuse d’une lettre adressée par son ministre de la justice aux juges et commissaires du roi des tribunaux que le roi déploie son argumentaire : « le roi, en refusant sa sanction au décret du 29 novembre et jours précédents, sur les troubles religieux, doit à la nation, il se doit à lui-même de prévenir les fausses interprétations que les ennemis de la liberté pourraient donner à ses motifs, et de déclarer qu’il est également éloigné de pouvoir prêter des armes à l’intolérance et au fanatisme. Oui, Messieurs, il veut que les Français jouissent de tous les droits qu’ils tiennent de la nature, et qui leur sont garantis par la constitution : il veut, par conséquent, maintenir la paix, le respect pour l’ordre établi, et l’exécution des lois qu’il a juré de faire observer. Or, que portent ces lois ? Qu’autorisent-elles ? Que punissent-elles ? Elles déclarent que le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et elles mettent au nombre de ces droits la liberté des opinions religieuses ; je dis une liberté pleine et entière ; car la nation française qui, la première en Europe, a eu le courage et la gloire de proclamer ce grand principe dans toute son étendue, ne s’est pas bornée à énoncer une vérité philosophique ; elle a voulu donner en même temps un grand précepte et un grand exemple ; et, par le titre Ier de l’acte constitutionnel, elle assure à chaque homme la liberté d’exercer le culte religieux auquel il est attaché » [100].
43. De manière loquace mais habile, le roi précise qu’il se situe dans le cadre de l’exécution des lois, qu’il agit en vertu des pouvoirs qui lui sont reconnus par la Constitution, et qu’il entend à ce titre veiller au respect d’un principe qui n’a rien d’une vérité philosophique. En d’autres termes, le roi entend sanctionner une contradiction entre ce qui n’est encore qu’un décret et une loi [101] qui consacre la liberté des opinions religieuses. Soucieux de bien se faire comprendre, le roi fait valoir qu’il n’est pas dans son intention de revenir sur la constitution civile du clergé, laquelle n’est pas, selon ses propres termes, « une lésion de ce principe » [102]. Il termine en déclarant qu’« il est satisfait de la puissance que la Constitution lui donne ; que cette Constitution lui est chère et sacrée (...) Qu’il aime le peuple ; mais il l’aime en roi citoyen, pour assurer sa liberté en faisant exécuter la loi » [103].
44. Se livrer ainsi à un contrôle de légalité des décrets émis par le corps législatif sur le fondement de la Déclaration des droits et dans le cadre des pouvoirs que la constitution lui assigne [104], est un exercice de funambule qui ne devait pas faire illusion trop longtemps. Suspecté dès le 20 décembre 1791 de « paralyser par son veto » une loi « dont l’exécution est pressante et provoquée par des circonstances impérieuses » [105], les circonstances allaient contraindre l’assemblée législative à adopter, le 27 mai 1792, une mesure encore plus radicale à l’encontre des prêtres réfractaires. En refusant une nouvelle fois sa sanction le 12 juin suivant, le roi devait provoquer, non plus l’intervention d’un député qui réclamait l’envoi d’une adresse au peuple français [106], mais des manifestations qui devaient conduire à la chute de celui qu’on devait nommer, pour la circonstance, « Monsieur Veto ».
45. Aussi peu usité qu’il ait été, le refus de la sanction d’un décret contraire à la Déclaration des droits a largement déterminé l’exercice des autres prérogatives royales. Le veto n’est pas en effet la seule arme à la disposition du roi pour sanctionner un acte liberticide. On sait qu’il peut aussi faire casser devant son conseil la décision d’un corps administratif qui serait contraire aux principes déclarés en 1789 et garantis par le titre premier de la constitution. Au regard de la situation particulièrement trouble des premières années de la Révolution, on s’attendrait même à voir ce texte justifier de nombreuses annulations. Il n’en est rien. Plus encore qu’au niveau local, le contexte politique national rend compte des tourments éprouvés par le roi lorsqu’il s’agit de fonder l’annulation d’actes à la légalité douteuse sur les dispositions expresses de la Déclaration des droits de l’homme. On sait aujourd’hui que la faculté confiée au roi d’annuler des actes administratifs irréguliers après en avoir discuté les motifs devant le conseil d’État n’est pas restée lettre morte [107]. Fait remarquable en effet, une proclamation royale en date du 18 septembre 1791 était venue déclarer la nullité de deux arrêtés pris par le directoire du département des Bouches-du-Rhône au motif que « la liberté des opinions religieuses est un des principes les plus essentiels de la constitution » [108]. Ce fait d’armes pourrait laisser penser que le conseil d’État avait ainsi voulu sanctionner la non-conformité de certains actes administratifs aux principes de la Déclaration des droits de l’homme consacrés par la constitution [109].
46. Plusieurs éléments invitent toutefois à faire preuve de circonspection. La proclamation royale doit beaucoup aux circonstances qui l’ont vu naître. Après le vote de la Constitution, règne un climat de pacification qui conduit à mettre un terme aux procédures instruites sur les faits relatifs à la Révolution. Le 14 octobre 1791, le roi appelle les émigrés à rejoindre leur patrie. Dans ces conditions, pourquoi quelques prêtres réfractaires ne profiteraient pas, eux aussi, de cette grand’messe de la réconciliation nationale ?
47. Outre les aspects conjoncturels qui éclairent cette pratique, il faut tenir compte d’un fait décisif : des études récentes montrent que, de septembre 1791 à l’été 1792, le roi use de la faculté de faire annuler des actes illégaux avec une prudence qu’on a pu juger maladroite [110]. À l’instar de Solange Ségala qui soulignait déjà « la motivation à certains égards imprécise de la proclamation royale du 18 septembre 1791 » [111], Jean-Louis Mestre stigmatise la rédaction « maladroite » et « imprécise » d’un projet d’annulation par Louis XVI de deux arrêtés du directoire de la Haute-Garonne [112].
48. Ces atermoiements sont le signe du louvoiement d’un roi qui tente, sans grand succès, d’imposer son autorité hiérarchique à certains départements entièrement dévoués à la cause révolutionnaire. Que ce soit dans les Bouches-du-Rhône ou dans le département de la Haute-Garonne, les autorités locales ont en effet imposé des obligations drastiques aux membres du clergé réfractaire en les contraignant à quitter les lieux où ils exerçaient précédemment leurs fonctions (et qui étaient souvent ceux de leur naissance) parce qu’ils étaient suspectés d’entretenir la flamme contre-révolutionnaire.
49. La position de l’Assemblée ayant été scellée par le décret du 29 novembre 1791, les prêtres insermentés se tournent vers le roi en le suppliant « d’annuler ou de faire annuler » ces arrêtés « comme contraires aux droits de l’homme consacrés par les décrets de l’Assemblée nationale » et de « faire ordonner (…) qu’il leur sera libre de résider où bon [leur] semble dans toute l’étendue du royaume » [113]. La proclamation du 18 septembre précédent avait en effet répondu aux attentes d’une partie de la population qui s’estimait lésée par la politique religieuse de l’Assemblée [114] et avait suscité l’espoir de pouvoir bénéficier, comme l’expriment les officiers municipaux de St Félix dans leur requête au roi, du « même bienfait » que celui qui venait tout juste d’être accordé aux habitants des Bouches-du-Rhône [115].
50. Bien que la loi lui en ait donné le pouvoir, une nouvelle annulation ne paraît guère opportune. Outre qu’elle reviendrait à conférer aux proclamations royales une portée réglementaire [116],- ce qui raviverait les tensions dans un climat déjà très houleux [117] -, l’intervention du roi ne manquerait pas d’être perçue comme un soutien politique aux prêtres insermentés et, par conséquent, comme un rejet de la constitution qu’il vient tout juste d’approuver. Cela reviendrait également à s’élever contre des départements qui mettent en œuvre, parfois avec un zèle exacerbé, la politique de l’Assemblée [118]. Fait remarquable, et remarqué [119], les arrêtés mis en cause avaient été opportunément placés sous le « bon vouloir de l’Assemblée nationale », alors qu’ils auraient dû être soumis au roi. Il appartenait donc à ce dernier de rappeler sa position de supérieur hiérarchique et de chef de l’administration [120]. Dans un tel contexte, la manière de justifier une éventuelle annulation ne pouvait être prise à la légère.
51. Il est remarquable de constater à cet égard que le projet de proclamation se garde bien de fonder la cassation sur les dispositions expresses de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle préfère l’évoquer de manière évasive ou par des formules alambiquées [121]. On mesure l’embarras d’un roi contraint de louvoyer pour préserver ce qui lui reste encore d’autorité. Il ne peut en effet placer sa décision sous la bannière d’une Déclaration gironde en ce qu’elle a déjà accueilli avec équanimité les réclamations des prêtes insermentés et des officiers municipaux d’une part [122], et qui, d’autre part, trône en tête de la justification officielle donnée par les administrateurs départementaux à l’origine des arrêtés contestés [123]. Il serait par conséquent suicidaire de se prévaloir de la Déclaration des droits de l’homme pour écarter un arrêté dont l’esprit est conforme à la politique législative de l’Assemblée. Une telle attitude pourrait laisser penser aux adversaires du roi - et ils sont nombreux - que celui-ci ne craint pas d’accorder les faveurs de la Déclaration à des personnes suspectées d’entretenir le flambeau de la contre-révolution, ce qui n’est pas la moindre des provocations.
52. Si des considérations politiques expliquent la prudente abstention du roi [124], la motivation de ce projet révèle que la Déclaration des droits de l’homme n’est pas l’élément déterminant les annulations, réelles ou projetées, des arrêtés départementaux des Bouches-du-Rhône et de la Haute-Garonne. Commentant la proclamation de 18 septembre 1791, Solange Ségala souligne que les arrêtés départementaux des Bouches-du-Rhône sont annulés pour « excès de pouvoir sans qu’une indication permette de déterminer si l’expression utilisée recouvre un cas d’incompétence ou un cas d’illégalité » [125]. On ne peut souscrire entièrement à cette analyse dans la mesure où la proclamation indique clairement, et avant toute autre considération, que la disposition condamnée « aurait dû être faite par le corps législatif avec le consentement de sa Majesté ». Cet élément est à ce point déterminant que le roi juge nécessaire de le rappeler dans un considérant final : « Sa Majesté, considérant en outre que, les arrêtés du directoire du département des Bouches-du-Rhône du 28 juin et 7 septembre intéressant l’administration générale, le directoire du département ne pouvait y donner d’exécution qu’après les avoir présentés à l’approbation du roi » [126]. À n’en pas douter, le roi agit alors en supérieur hiérarchique [127] mais aussi en gardien de la sage distribution des pouvoirs consacrée par la constitution.
53. Un projet de proclamation royale confirme cette hypothèse. Il qualifie en effet de « peine » la mesure d’éloignement imposée aux prêtres réfractaires par le directoire du département [128], ce qui constitue une entreprise sur le pouvoir judiciaire [129] mais également sur le pouvoir législatif qui demeure le maître exclusif des incriminations. Le roi tente ainsi de se poser en gardien de la séparation des pouvoirs [130] afin de reconquérir le surcroît de légitimité nécessaire pour imposer son autorité hiérarchique aux corps administratifs concernés. Tout comme dans la proclamation du 18 septembre 1791, il croit utile de rappeler qu’en vertu du décret du 22 décembre 1789, « le directoire n’aurait pas dû faire publier et mettre à exécution lesdits arrêtés sans les avoir fait approuver par le roi » [131]. Ce grief réitéré sonne comme un rappel à l’ordre [132] dirigé à l’encontre de directoires de départements qui avaient soumis leur action au « bon vouloir de l’Assemblée nationale » [133].
54. Cette tentative pour redorer un blason royal terni depuis l’utilisation de son droit de veto ne devait finalement aboutir qu’à renforcer l’autorité de l’assemblée législative et à conforter les administrateurs locaux dans leur volonté de s’en remettre à celle-ci plutôt qu’à celui-là lorsque l’avenir de la Révolution est en jeu. Les circonstances contraignent en effet le ministre de l’Intérieur Cahier de Gerville à brosser devant l’Assemblée, le 18 février 1792, le tableau complet des troubles à l’ordre public. Dans un rapport remarquable à bien des égards [134], il résume l’impuissance des pouvoirs constitués à régler la question des prêtres réfractaires. « Si j’examine d’abord les arrêtés du département, il m’est impossible de n’y pas reconnaître des actes législatifs, et même des actes arbitraires, oppressifs, injustes ou inutiles. D’abord, ils prononcent des peines, celle de l’exil ou de la détention, ou bien ils soumettent des prêtres à un régime de police qu’aucun acte du pouvoir législatif n’a autorisé. En second lieu, ils créent des peines, non pour les délits, mais pour les personnes ; et la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ; et la constitution garantit, comme droits naturels et civils, que les mêmes délits seront punis des mêmes peines, sans aucune distinction des personnes » [135]. Ce passage justifie la ligne politique que le roi et ses ministres avaient adoptée dans le projet de proclamation commenté par Jean-Louis Mestre. On ne saurait mieux caractériser en effet l’excès de pouvoir de corps administratifs qui, par leurs arrêtés, non seulement contrarient la liberté religieuse, mais s’érigent surtout en législateurs et en juges. Aussi Cahier de Gerville est-il forcé de soutenir que « le roi ne peut laisser subsister des arrêtés aussi contraires à l’intérêt public qu’attentatoires à la souveraineté nationale, et aux dispositions générales fondamentales garanties par la constitution » [136]. Cette déclaration d’intention n’est pourtant suivie d’aucun effet, le roi se gardant bien de casser des actes administratifs dont l’illégalité trouvait précisément sa source dans son refus de sanctionner, le 29 novembre 1791, un décret de l’assemblée qui entendait régler la question des prêtres réfractaires. L’usage inconsidéré de son droit de veto l’avait conduit, et la Révolution avec lui, dans une impasse. Les efforts répétés des différents ministres de l’Intérieur pour encourager les corps administratifs à retirer les arrêtés litigieux avaient en grande partie échoué.
55. Ne restait plus alors que la voie de l’annulation hiérarchique au moyen d’une hypothétique proclamation royale. Dans son intervention du 23 avril 1792, le nouveau ministre de l’Intérieur Roland, confiait à l’Assemblée que cette solution, un instant envisagée [137], avait été abandonnée pour des raisons aisément compréhensibles [138]. Excepté le roi qui, parce qu’il avait renoncé à faire casser les arrêtés litigieux, n’avait pas d’autre choix que de se tourner vers l’Assemblée [139], chacun des acteurs du jeu institutionnel est bien décidé à prendre ses responsabilités [140].
56. Dans ce contexte, l’annulation par le roi, le 23 mai 1792, de deux arrêtés du département du Tarn n’est pas, comme on pourrait le penser, le signe d’un retour en grâce sur la scène politique, mais bien plutôt celui d’un aveu de faiblesse. Au plan juridique, le conseil d’État persiste dans la ligne qu’il s’est fixé : alors que Tournal, détenu en exécution des arrêtés contestés, « dénonce le caractère arbitraire de son arrestation en s’appuyant à la fois sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [article 7, 8 et 9], sur la « loi constitutionnelle » et sur celle des 16-29 septembre 1991 relatif à la police de sûreté » [141], le conseil d’État annule les arrêtés « pour incompétence » [142] : les corps administratifs n’étant pas chargés de la police de sûreté, ils ne peuvent mettre les citoyens en état d’arrestation. Le directoire du Tarn ne peut faire poursuivre Tournal, s’il y a lieu, que « dans les formes prescrites par les lois » [143]. Une fois encore, c’est le grief de « l’immixtion dans l’exercice du pouvoir législatif » et de « l’entreprise sur la loi criminelle » [144] qui vient fonder l’annulation des arrêtés litigieux. Au plan politique, il faut remarquer que cette proclamation est postérieure à celle, avortée, qui avait abandonné le sort des arrêtés départementaux aux bonnes grâces de l’assemblée législative [145]. L’affaire Tournal offre au roi la possibilité de faire amende honorable en présentant les gages de sa bonne volonté puisque les annulations bénéficient cette fois-ci à un commandant de la garde nationale qui s’est distingué en expulsant manu militari quatre prêtres réfractaires et en assurant l’impunité à des patriotes qui avaient menacé les possessions d’un riche seigneur.
57. Si on peut considérer la cassation de ces arrêtés comme un ultime baroud d’honneur, l’activité du conseil d’État rend compte, - dans la mesure de ce que l’on peut en connaître [146] -, de l’impasse dans laquelle se trouve le roi à l’approche de l’été 1792 [147]. Les événements révolutionnaires ont peu à peu rendu caduques les attributions que la constitution et les lois avaient déposées entre ses mains. Sans l’utilisation malencontreuse de son droit de veto, le roi aurait pu se poser en gardien de la légalité, affermir son autorité et recouvrer la confiance des corps administratifs subordonnés en faisant prévaloir à l’occasion le surcroît de légitimité que la Déclaration des droits conférait à tout organe respectueux de la distribution constitutionnelle des pouvoirs. Ce qu’il ne put ou ne sut pas faire, le tribunal de cassation le fit.
II. Les Déclarations des droits de l’homme à l’épreuve des corps judiciaires
58. Rares sont les monographies consacrées au fait judiciaire sous la Révolution qui ne recèlent pas au moins une affaire dans laquelle un citoyen, un commissaire du roi ou un tribunal s’appuie sur un principe ou un article de la Déclaration des droits de l’homme pour soutenir une requête, un réquisitoire ou la motivation d’un jugement. Du plus modeste des tribunaux d’arbitres à la Haute cour nationale, il n’est sans doute pas une juridiction qui n’ait eu, à un moment ou à un autre, à envisager l’application éventuelle de l’une de ses dispositions. Loin des spéculations contemporaines d’une doctrine qui dispute encore la question de la valeur juridique des Déclarations de droits révolutionnaires, les hommes de ce temps ont fait preuve d’une très grande circonspection à leur égard. Les tribunaux qui y recourent peuvent, en effet et selon les cas, poursuivre des objectifs radicalement différents :
certains usent de la Déclaration des droits de l’homme dans le but de s’affranchir des contraintes légales. C’est ainsi que le 29 pluviose an II des arbitres de Mornant annulent une donation entre vifs sur le visa des articles 2, 3 et 19 de la Déclaration de 1793. Si la motivation est, en l’espèce, très grossière [148], certains tribunaux procèdent avec plus de subtilité. Il faut alors toute la vigilance du tribunal de cassation pour ramener des affaires à haute densité politique dans le carcan d’une légalité qui est la seule à pouvoir garantir l’impartialité nécessaire dans les périodes de troubles [149].
d’autres usent en revanche de la Déclaration des droits de l’homme pour renforcer des décisions qui, bien que parfaitement fondées d’un point de vue juridique, souffrent néanmoins d’un déficit de légitimité. Soupçonné de conspirer contre l’état Trouard de Riolles est traduit devant la Haute Cour provisoire qui, sur le visa des articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme, décide qu’il « n’existe au procès aucunes preuves ni indices de projet et de plan de conspiration contre l’état » [150]. Bien que fondée en droit, la remise en liberté d’un individu arrêté en possession d’une table de mots codés, d’un plan de conduite et d’un mémoire suspects [151] nécessite une motivation plus étayée qu’à l’ordinaire. En invoquant les dispositions fondatrices au soutien de sa décision, la Haute cour d’Orléans conjure les excès de partialité inhérents à l’exercice de la justice politique tout en affirmant sa fidélité aux principes directeurs de la Révolution.
59. Ces deux exemples témoignent d’une réalité judiciaire qui, à première vue, peut sembler paradoxale : alors que la justice ordinaire est à l’occasion tentée d’outrepasser la lettre de la loi pour témoigner de sa fidélité à la cause révolutionnaire, la justice politique - par hypothèse sujette à l’excès de zèle patriotique - officie dans le plus strict respect de la légalité. Toutefois, quelles que soient leur force et leur valeur, ces illustrations ne restituent jamais que des réalités singulières, circonstanciées et par conséquent rétives à toute approche synthétique. Néanmoins, alors que l’attitude volontiers pragmatique des juges qui ont utilisé la Déclaration des droits de l’homme [152] sonne comme une invitation à la casuistique, certains auteurs ont dépassé la glose érudite d’une affaire pour risquer une analyse plus globale [153]. Il est en effet possible de dégager quelques lignes de force.
60. Il est bon de rappeler à ce titre que les registres du conseil de justice ont montré que les citoyens qui réclamaient l’application de la Déclaration des droits de l’homme avaient pu obtenir satisfaction lorsque leur affaire n’avait pas encore atteint le stade critique du jugement. La déclaration se trouvait alors dotée d’un statut proprement extra-ordinaire et pouvait à l’occasion venir légitimer un acte qui étend ses effets jusqu’aux frontières de l’illégalité. Guide pour le législateur, elle l’est également pour les tribunaux lorsqu’il s’agit de pallier les silences de la loi.
61. À l’exception de la décision à tous égards remarquable des arbitres de Mornand, aucun jugement ne tend à écarter une loi sur le visa d’une disposition de la Déclaration des droits de l’homme ; personne n’exclut en revanche qu’un tel texte vienne pallier utilement les insuffisances de la loi, spécialement lorsque le législateur l’a voulu délibérément lapidaire. Éric de Mari rapporte ce sujet que le décret du 19 mars 1793 n’ayant pas envisagé qu’un hors-la-loi pût bénéficier d’un défenseur, le tribunal du Nord, la main sur Lequeur, crut bon de décider « que la loi du 19 mars ne défend[ant] pas aux accusés de se choisir un conseil », il était normal que l’accusé fut défendu, « la déclaration des droits naturels et imprescriptibles [ayant statué] que tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis » [154]. Si la Déclaration des droits légitime l’initiative généreuse des juges du Nord, elle n’est toutefois d’aucun secours dans certaines contrées du sud de la France où un accusateur public concède que l’octroi d’un défenseur, fut-il « consacré par la Déclaration des droits de l’homme », ne saurait prévaloir lorsque « l’opinion publique révoque cette faculté en doute » [155]. Les fanatiques de la raison juridique auront beau prétendre qu’il aurait été pour le moins curieux d’accorder le bénéfice de ce texte à des hors-la-loi, il n’en demeure pas moins que des considérations d’ordre politique gouvernent parfois les destinées judiciaires des Déclarations de droits.
62. Cette affirmation est encore corroborée par un jugement de non-lieu exhumé des archives de l’Oise par Laurent Drugeon [156]. Sur la dénonciation d’un directoire de département, un prêtre avait été renvoyé devant le tribunal de district de Beauvais pour répondre de ses actes [157]. Pour écarter les faibles charges qui pesaient sur lui, le prévenu jugeait utile d’ajouter que, n’étant pas soumis à la constitution civile du clergé puisqu’il n’avait pas prêté le serment requis de tout fonctionnaire, il se plaçait ouvertement sous la protection de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme [158]. Le 8 juillet 1791, le tribunal de district jugeait qu’il n’y avait pas lieu à accusation [159]. Cet exemple corrobore nos observations antérieures car il montre que des tribunaux peuvent écarter des accusations qui trouvent leur origine dans la volonté répressive des corps administratifs et que, dans ces situations, la Déclaration des droits cautionne souvent leur politique interventionniste. Une banale affaire d’alignement est tout à fait caractéristique cet égard : le 21 avril 1791, les juges du tribunal de district de Domfront écartent l’application d’un arrêté municipal sur le visa exprès de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [160]. Si les faits produits à l’appui du jugement peuvent justifier une telle mesure [161], l’atteinte caractérisée au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire oblige le maire et les officiers municipaux de Domfront à adresser une supplique à « Messeigneurs de l’Assemblée nationale ».
63. Par-delà l’irréductibilité de chaque cas d’espèce, l’utilisation de la Déclaration des droits de l’homme par les tribunaux pose la question des frontières, c’est-à-dire de la délimitation du champ de compétence dévolue à chaque pouvoir constitué. Dans le pandémonium institutionnel des premières années de la Révolution, chaque organe investi d’une légitimité suffisante [162] franchit allègrement le Rubicon afin d’éprouver la vigueur et la résistance de l’autorité concurrente. L’enjeu politique majeur consiste alors à savoir qui sera le gardien du pomœrium. Si l’assemblée est régulièrement saisie de suppliques et réclamations qui tendent à préserver la liberté des citoyens tout en assurant à chaque autorité la plénitude des pouvoirs que lui a confiés la constitution [163], le roi et le tribunal de cassation sont également appelés à intervenir dans la régulation des pouvoirs constitués.
64. Le roi en est bien conscient lorsqu’il charge Duport, ministre de la justice, d’adresser à tous les tribunaux une circulaire [164] dans laquelle il semble vouloir faire de la Déclaration des droits un principe cardinal de l’action judiciaire [165]. Si le roi agit alors en supérieur hiérarchique [166] avec la fermeté que réclame l’urgence de la situation [167], son retrait de la scène politique laisse le champ libre à un tribunal de cassation contraint par son statut de composer avec l’Assemblée.
65. Établi auprès du corps législatif par la loi du 27 novembre-1er décembre 1790, le tribunal de cassation est conçu par les constituants plutôt comme un organe politique que comme un organe juridictionnel. Chargé de préserver l’unité de la législation, c’est-à-dire de veiller à l’application uniforme des lois par les tribunaux, le tribunal de cassation ne saurait en être l’interprète sans outrepasser ses fonctions [168]. Il lui incombe également de veiller à ce que les tribunaux ne piétinent pas les plates-bandes du législateur et à ce que les juges n’empiètent pas sur les fonctions des administrateurs. Aussi la Constituante ordonne-t-elle, le 16 août 1791, que « le ministre de la justice dénoncera au tribunal de cassation, par la voie du commissaire du roi, les actes par lesquels les juges auraient excédé les bornes de leur pouvoir ».
66. C’est dans ce cadre constitutionnel précis [169] que cet organe va être amené à utiliser la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Conscient que son salut passe par des témoignages répétés de fidélité à la Révolution, le tribunal de cassation se pose en garant de la légalité et de l’équilibre constitutionnel des pouvoirs. C’est seulement à partir de 1795, parce qu’il a su gagner la confiance des révolutionnaires, qu’il sort de l’orbite de l’Assemblée pour se dresser en pouvoir doté d’authentiques attributions juridictionnelles. Dans un cas comme dans l’autre, la Déclaration des droits de l’homme accompagne l’émergence d’une véritable politique jurisprudentielle.
A - La Déclaration des droits de l’homme, instrument d’affirmation de l’autorité d’un tribunal gardien de la légalité constitutionnelle
67. On ne saurait aborder cette question sans souligner un fait essentiel : de son entrée en fonction au début de l’été 1795, le tribunal de cassation n’a, en tout et pour tout, annulé qu’un seul jugement sur le visa exprès d’un article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce constat relativise d’emblée la portée de l’hypothèse qui tendrait à considérer que ce texte recèlerait des dispositions de droit substantiel [170] susceptibles de recevoir application devant les tribunaux de la Révolution. Il invite surtout à envisager le statut de la Déclaration avec circonspection et méthode.
68. On doit alors faire remarquer, en première analyse, que les occasions d’appliquer l’une des dispositions de ce texte ont été nombreuses au cours de cette période. Avant que le législateur ne s’empare de ces questions, les arrestations et les détentions de personnes suspectées de comportements contre-révolutionnaires sont légion. Pour qui considère que la Déclaration fait bien partie du droit substantiel de la Révolution, ces situations constituent autant d’opportunités à saisir pour un tribunal chargé par la constitution de veiller à la bonne application de la loi. Autant d’occasions que le tribunal de cassation ne met pas à profit pour des raisons tout aussi évidentes que celles qui, en d’autres circonstances, ont empêché le roi et son conseil d’opter pour une politique interventionniste fondée sur la première Déclaration des droits.
69. Un mois après l’entrée en vigueur de la Constitution de 1791, le commissaire du roi saisit le tribunal de cassation en vue de faire annuler trois jugements du tribunal de district de Vervins qui avaient ordonné le transfert dans la maison d’arrestation du tribunal de quatre particuliers préalablement détenus par ordre de l’administration parce que suspectés d’avoir voulu passer à l’étranger. Ledit transfert ayant ét�� réalisé sans information ouverte à leur encontre ni décret de prise de corps, le commissaire relève une contravention à l’article 3 du chapitre II de la loi constitutionnelle de l’État, à la loi du 14 octobre 1790, ainsi qu’à l’article 7 de la Déclaration des droits de l’homme qui veut que nul ne puisse être arrêté que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites [171]. Le tribunal de cassation suit le réquisitoire, mais il annule les jugements visés sur les fondements cumulés de « l’article 3 du chapitre V de la [loi constitutionnelle de l’État] » et de la loi du 14 octobre 1790. Plutôt que d’insister sur le nécessaire respect de la loi, les hauts magistrats jugent plus opportun de préserver l’équilibre institutionnel établi par la Constitution en garantissant l’effectivité du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires. Ainsi, dès le mois d’octobre 1791, le tribunal de cassation fonde bon nombre d’annulations pour excès de pouvoir sur des dispositions constitutionnelles [172], mais, bien qu’invité à le faire par le commissaire du roi ou par les requérants, il se garde de recourir à la Déclaration des droits de l’homme.
70. Quoique les parties fondent de plus en plus fréquemment leurs prétentions sur les articles ou les principes déclarés en 1789, le tribunal de cassation refuse de faire de la Déclaration une norme de droit substantiel. Le prêtre dénommé Giraud, remplacé pour avoir refusé de prêter le serment à la Constitution civile du clergé, avait accédé à la demande des habitants qui le suppliaient de faire le catéchisme et de baptiser leurs enfants. Le directoire du département de l’Hérault, « pénétré du grand principe de la liberté des opinions religieuses », avait d’abord entériné la situation par un arrêté, avant de revenir brutalement sur sa position. Bien qu’ayant cessé toute fonction de cet ordre, Giraud fut pourtant accusé d’avoir procédé aux baptêmes et à la catéchèse et condamné par le tribunal de Montpellier à deux ans de gêne sur le fondement de « l’article 6 de la 5e section du titre 1er du Code pénal qui défend à tout fonctionnaire public destitué d’exercer ses fonctions publiques » [173]. Dénonçant l’illégalité du jugement, ainsi que les conditions déplorables de son arrestation, le prêtre en poursuit alors l’annulation devant le tribunal de cassation sur les fondements cumulés des articles 4, 5, 6 et 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de l’article 6 de la 5e section du titre Ier du Code pénal. Les hauts magistrats lui donnent raison, mais ne jugent pas nécessaire de fonder la cassation sur la Déclaration, la fausse application d’une disposition du Code pénal étant suffisante pour ordonner le renvoi devant un autre tribunal criminel.
71. Un mois plus tard, l’arrestation d’un citoyen porteur d’une lettre d’un curé qui l’avait dispensé de la publication des bancs, conduit à la mise en accusation du prêtre. Requérant devant le jury d’accusation « l’exécution des lois constitutionnelles et autres protectrices de la liberté individuelle et de l’inviolabilité du secret des lettres », l’accusé avait conclu à « l’annulation d’une procédure fondée sur le renversement de tous les droits naturels et civils garantis par la Constitution ». Le commissaire du roi ayant fait valoir qu’il « n’existait qu’un seul tribunal de cassation pour tout le royaume et que le tribunal était seul compétent pour annuler une procédure », le prêtre le saisit et, pour soutenir sa requête, invoque pêle-mêle les articles 2, 4, 5, 6, 7 et 11 de la Déclaration des droits, l’article 16 du chapitre 5 de l’acte constitutionnel, l’article 1er du titre XIV de la justice criminelle, l’article 19, section II, titre 1er, 2e partie du Code pénal et diverses autres lois. « Le tribunal, après en avoir délibéré, faisant droit sur la requête dudit Labrunière, casse et annule l’acte d’accusation dressé par le directeur du jury du district d’Uzès... en ce que le directeur a pris l’occasion et le fondement de l’accusation dans une lettre close et privée dudit Labrunière dont le secret avoit été confié ; ce qui est contraire au principe constitutionnel de l’inviolabilité des lettres, déclaré par l’Assemblée Constituante, par les lois du 5 décembre 1789 et du 16 août 1790 » [174]. Dans cette affaire, comme dans la précédente, la Déclaration de droits de l’homme ne constitue pas le fondement de l’annulation prononcée par les hauts magistrats.
72. Par delà la singularité de chaque espèce, une chose demeure frappante : la portée politique de chaque affaire est une entrave à la consécration juridique de la Déclaration. L’argument est d’autant plus fort lorsqu’on sait que, en contrepoint, deux affaires banales, anecdotiques et presque insignifiantes vont donner l’opportunité au tribunal de cassation d’afficher une audace inaccoutumée en cette matière. Guillermain, docteur en médecine, avait été condamné par jugement de la police correctionnelle de Nancy du 13 septembre 1791 à un mois de prison et à 50 livres d’amende pour avoir outragé par paroles ou par gestes un garde national en fonction, et même pour s’être permis de lever la canne sur lui. Sur l’appel interjeté par le médecin, le jugement avait été confirmé le 24 novembre 1791, mais les juges du tribunal de district avaient cru bon, « attendu l’âge de l’appelant, sa mauvaise santé, son état de médecin, [de] convertir la peine de la prison en amende de 250 livres » [175]. Sur le réquisitoire du commissaire du pouvoir exécutif, les hauts magistrats relèvent l’irrégularité et, rappelant aux juges que leur fonction se borne à la stricte application de la loi, annulent la décision « pour excès de pouvoir et contravention au principe de l’égalité des droits » [176] ! Réalisant le vœu qui avait présidé à son institution, le tribunal de cassation ne peut donner caution à un tribunal qui écarte les dispositions impératives de la loi pour leur préférer des considérations d’équité. L’arbitraire des peines s’est effacé devant le principe de légalité, et la loi, parce qu’elle assure l’égalité de traitement, est, par ce fait même, source de toute justice. Les juges ne sauraient donc prendre des libertés à son égard sans voir leur décision annulée pour excès de pouvoir. Techniquement, les hauts magistrats auraient pu se contenter de casser la décision pour violation de la loi du 22 juillet 1791, mais le visa du principe de l’égalité des droits donne à leur décision un caractère plus solennel. En rappelant aux juges qu’ils ne sauraient être autre chose que la bouche qui prononce les paroles de la loi, le tribunal de cassation garantit le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.
73. Ce jugement devait servir de précédent. Une nouvelle affaire d’injures contre l’honneur et la réputation allait permettre au tribunal de cassation de conforter sa position. La découverte de faux témoignage et de subornation de témoins lors de la procédure instruite par un juge de paix avait conduit un tribunal criminel à prendre quelques libertés avec la loi [177]. Dans les moyens qu’il invoque à l’appui de sa demande, le suppliant fait valoir qu’en se permettant « d’adapter la peine prononcée contre les faux témoins à celui qui est seulement sensé convaincu d’avoir sollicité de rendre un témoignage en sa faveur, [le tribunal] a offensé la loi de deux manières ; la première en n’acquittant pas simplement le suppliant, la deuxième, en l’interprétant et en la restreignant, quoi qu’en sa faveur » [178]. Et celui-ci d’invoquer l’article 8 de la Déclaration au soutien de sa prétention. Après avoir relevé que dans les faits, tous les prévenus de faux témoignage avaient été acquittés au motif que « le fait de faux témoignage qui étoit le chef principal de l’accusation n’est point constant » [179] et qu’il était, en bonne rigueur juridique, inconcevable de condamner le prétendu suborneur au titre de la complicité d’un crime (faux témoignage) qui n’avait pas été commis, les hauts magistrats cassent le jugement comme étant contraire à l’article 1er, 2e partie du Code pénal [180]. Bien que cette disposition eut été suffisante pour fonder la cassation et le renvoi consécutif, ils jugent toutefois nécessaire de relever la contrariété à « l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme qui veut que nul ne puisse être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée » [181] .
74. La fonction assignée à la Déclaration des droits par le tribunal de cassation s’esquisse. En agissant de la sorte, les juges du tribunal criminel ont outrepassé les bornes de leur pouvoir ; outre le fait d’avoir sacrifié la rigueur juridique sur l’autel de leur volonté répressive, ils ont fait œuvre de législateur en étendant l’application d’une peine à des cas non prévus par la loi. Par-delà la violation substantielle de l’article 8 de la Déclaration de 1789, ils se sont ainsi rendus coupables d’un excès de pouvoir qu’il appartient au tribunal de cassation de sanctionner, conformément à la règle constitutionnelle précédemment évoquée. La logique de cette motivation avait été parfaitement anticipée et explicitée par le suppliant et il n’est pas interdit de penser qu’il ait pu ainsi favoriser l’émergence d’une technique de cassation qui permettait de justifier pleinement l’utilité du tribunal de cassation [182]. Dans l’un de ses moyens, le suppliant faisait valoir en effet que « les juges ont eu tort d’interpréter la loi et de la restreindre ; ils l’ont interprétée parce qu’ils n’en avoient pas qui convînt au fait ; on diroit qu’ils ont voulu nous juger » [183]. On ne saurait mieux circonscrire, en aussi peu de mots, la mission des tribunaux dans les premières années de la Révolution. L’interprétation de la loi est, sinon inconcevable, du moins inacceptable. Interpréter, c’est au sens où l’entend le requérant juger [184], c’est-à-dire s’élever au niveau du législateur et par conséquent sortir du cadre constitutionnel de ses attributions. En 1792, le corps des tribunaux n’est pas encore autre chose qu’une « agence d’exécution de la loi » [185] et les hauts magistrats font de la Déclaration des droits de l’homme la garantie ultime contre tout excès de pouvoir de l’institution judiciaire. En respectant scrupuleusement les bornes de la mission que lui a assignée la Constitution, le tribunal de cassation se positionne sur l’échiquier politique. Dans une période où son devenir institutionnel n’est pas encore assuré, il ne manque pas une occasion de témoigner sa fidélité à la cause révolutionnaire [186].
75. La plus belle preuve d’allégeance [187] est sans doute celle qui consiste à s’abstenir de toute initiative qui pourrait contrarier les desseins politiques de l’Assemblée. Aussi, lorsque le climat se fait plus orageux, le tribunal de cassation ravive-t-il sa politique de prévention à l’encontre de la Déclaration des droits. Topique à cet égard est l’attitude adoptée par les hauts magistrats à propos d’un jugement qui avait maintenu en prison un individu convaincu d’un délit pour lequel aucune sanction n’avait été prévue par les lois pénales. Ayant présenté un mémoire au Corps législatif afin qu’il se prononce sur cet objet, les juges avaient décidé que l’accusé garderait prison jusqu’à ce que les députés aient statué sur la question. Saisi de cette décision, le tribunal de cassation annule ce jugement pour contravention à l’article 7, titre VIII, 2e partie de la loi du 29 septembre 1791 qui porte que « les juges prononceront ensuite de la déclaration du jury et sans désemparer, la peine portée par la loi, ou acquitteront l’accusé, dans le cas où le fait dont il est convaincu n’est pas défendu par elle » [188]. Ainsi, en dépit d’un excès de pouvoir évident et d’une contravention manifeste à l’article 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les hauts magistrats adoptent une motivation juridique certes suffisamment précise pour fonder la cassation, mais surtout politiquement opportune quand on sait que la décision annulée est l’œuvre du tribunal criminel de la Vendée ! Dans les circonstances que l’on sait (on s’apprête à voter la mort du roi), il aurait été pour le moins maladroit de fonder une cassation sur la Déclaration des droits de l’homme car cela revenait à discréditer l’action de tribunaux dévoués à la cause révolutionnaire [189] pour faire prévaloir la liberté de vendéens à l’encontre desquels l’assemblée allait bientôt commanditer la plus féroce des répressions [190].
76. Ce sont des considérations du même ordre qui président à la décision rendue par le tribunal de cassation dans l’affaire Hadeau. Bien que le substitut du commissaire national ait fait valoir les articles 8 et 11 de la Déclaration pour faire annuler la condamnation prononcée contre l’intéressé par le conseil souverain de la Martinique, le tribunal de cassation opte pour une motivation qui, par sa neutralité [191], vise précisément à neutraliser une situation politique explosive [192]. Il est des circonstances où il faut savoir taire les principes déclarés [193]. Telle est la ligne qu’entend respecter le tribunal de cassation, spécialement sous la Terreur. Alors que la justice politique échappe au contrôle du tribunal de cassation, que l’annulation de certains de ses jugements par décret de la Convention se fait plus fréquente [194] et que le mécanisme de l’excès de pouvoir est désormais placé sous le contrôle étroit de l’Assemblée [195], la référence à la Déclaration des droits est judicieusement éludée [196] jusqu’à la chute de Robespierre [197].
77. Encore faut-il préciser que si les tribunaux sont alors plus que jamais condamnés à n’être que la bouche de la loi, le tribunal de cassation entend faire savoir qu’il demeure le seul à être capable de lire sur les lèvres de la Déclaration des droits. Aussi affirme-t-il pour la première fois, le 26 prairial an II, que « la Déclaration des droits consiste dans des maximes trop générales pour être appliquées comme lois aux différends particuliers des citoyens » [198]. Ce précédent devait être confirmé, trois mois plus tard, par une annulation remarquable à bien des égards. Le 29 pluviôse an II, des arbitres de Mornant avaient annulé une donation entre vifs du 23 mai 1774 au visa des articles 2, 3 et 19 de la Déclaration des droits de l’homme du 24 juin 1793. Dans un considérant, qui témoigne d’une dévotion exacerbée à la cause révolutionnaire, ils avaient en effet tiré toutes les conséquences de la primauté du droit naturel sur la législation positive. « Considérant que la donation de Philippe Thévenet à son fils, par son contrat de mariage, au préjudice de ses autres enfants, pèche contre les lois de la nature, etc. Nous observons qu’en vrais sans-culottes (…) nous soutenons les droits de la raison et de la nature, et voulons propager les principes de la Révolution et de l’égalité. Qu’attendu que les lois des despotes étaient inégales et injustes, la donation n’a pu être faite légalement » [199]. Cette conception pour le moins extensive de la légalité n’est pas du goût du tribunal de cassation qui annule la sentence arbitrale en soulevant « l’absurdité de ces motifs ». Plus qu’une condamnation du droit naturel, les hauts magistrats rétablissent l’autorité de la loi du 17 nivôse an II qui avait été bafouée par les arbitres. Le visa principal est suffisamment explicite à cet égard : « vu l’absurdité des motifs énoncés dans la décision arbitrale dont il s’agit pour éluder les dispositions de la seconde partie de l’article 1er de la loi du 17 nivôse » [200]. Cette loi, dont la rétroactivité avait été obtenue au prix de concessions notoires au droit naturel, précisait en effet que « les donations entre vifs faites depuis et compris le 14 juillet 1789 sont nulles ; toutes celles au même titre légalement faites antérieurement, sont maintenues ». Il n’appartenait donc pas à des arbitres d’en éluder les dispositions expresses, même s’ils adhéraient aux fins poursuivies par le législateur. Par voie de conséquence, la Déclaration des droits de l’homme de 1793, expression du droit naturel, ne pouvait justifier une atteinte à la loi, expression de la souveraineté nationale.
78. Bien que le jugement n’en pipe mot, la logique à l’œuvre est toujours celle de l’excès de pouvoir. En décidant de la sorte, les arbitres ont excédé le cadre de leurs attributions car ils ont étendu la rétroactivité de la loi au-delà du 14 juillet 1789. Ils ont donc fait acte de législateur et aucune norme, fusse-t-elle une Déclaration de droits, ne saurait légitimer une telle décision. Gardien fidèle et dévoué de la légalité et de la séparation des pouvoirs, le tribunal de cassation n’avait pas d’autre choix que d’annuler la sentence arbitrale.
79. Deux mois plus tard, une autre affaire allait lui donner l’occasion d’asseoir définitivement sa position. Le 4 frimaire an III, les hauts magistrats cassent un jugement du tribunal de district de Rouen fondé sur l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme du 24 juin 1793 [201] et sur l’article 1er de la loi du 5 brumaire an II [202]. Dans cette affaire, le demandeur faisait valoir une fausse application de la Déclaration des droits de l’homme, la force des conventions ne pouvant selon lui s’incliner devant la liberté du commerce. Le défendeur lui opposait « le droit naturel [par lequel] tout homme a la liberté de faire du négoce, d’embrasser tel état, telle profession, et de se livrer à tel genre d’industrie qui lui convient » [203] ; il réclamait par conséquent que la clause litigieuse soit réputée non écrite. Les hauts magistrats cassent néanmoins le jugement du tribunal de district pour fausse application de la loi [204] et formulent un principe directeur de premier ordre : « la Déclaration des droits doit servir de règle aux législateurs, et (…) les tribunaux doivent se diriger d’après les lois particulières qui en émanent » [205]. Quoique de manière moins évidente à cet égard que dans les décisions précédemment commentées, la cassation pour fausse application participe encore de la logique de l’excès de pouvoir. En faisant prévaloir la Déclaration des droits de l’homme sur la convention des parties et la loi du 5 brumaire an II, les juges du tribunal de district ont fait incidemment œuvre de législateur, ce dernier demeurant le seul à pouvoir transposer les principes de la Déclaration dans l’ordre juridique positif [206]. Une fois encore le tribunal de cassation se portait garant de la légalité constitutionnelle tout en proscrivant à tout autre tribunal de faire usage de la Déclaration « pour en déduire des conséquences contraires aux lois » [207].
80. Passés les excès de la grande Terreur, la convention thermidorienne allait donner au tribunal de cassation les moyens de conforter son statut en ouvrant, par une loi de germinal an III, la possibilité aux fonctionnaires publics de se pourvoir par devant lui pour faire annuler des jugements de condamnation prononcés dans la forme révolutionnaire par les tribunaux criminels. Investis de la confiance de l’Assemblée [208], les hauts magistrats rendaient alors quatre jugements consécutifs fondés sur l’article 14 de la Déclaration des droits de 1793 [209]. Si l’on excepte la décision du 3 thermidor an III qui, dans sa formulation, ne fait pas apparaître les circonstances particulières qui ont conduit le tribunal de cassation à annuler une peine de deux années de fers au motif que la loi qui justifiait ladite condamnation avait été appliquée à des délits antérieurs à sa promulgation [210], les trois autres décisions concernent des fonctionnaires publics tombés sous le coup des lois d’exception adoptées sous le régime de la Terreur. Le cas le plus caractéristique à cet égard est sans conteste celui du citoyen Ruffier, juge de paix du canton de Vedennes dans le département du Vaucluse. Dans son mémoire adressé « aux citoyens composant le tribunal de cassation », il explique que l’exercice de ses fonctions lui avait valu nombre d’ennemis [211] qui avaient employé « les plus sourdes pratiques et (…) combiné les démarches les plus captieuses pour [le] faire jeter dans les fers, où [il était] resté près de cinq mois » [212]. Résigné à subir ce jugement « par respect pour tout ce qui porte le sceau de l’autorité nationale » [213], la loi de germinal an III [214] lui offre la possibilité de le contester devant le tribunal de cassation. Parmi les moyens qu’il avance dans son mémoire, il fait valoir que « c’est d’après les dispositions de la loi du 14 frimaire an II qu’[il a] été condamné, tandis que les prétendus délits sont d’une date de près de deux ans avant la promulgation de cette loi ». Et d’objecter : « A-t-on pu donner un effet rétroactif ! N’a-t-il pas été décrété mille fois par nos sages législateurs, que l’on ne doit, que l’on ne peut infliger les peines portées par une loi, que contre les délits commis postérieurement à sa promulgation » [215].
81. À l’instar de cette affaire, le principe de non rétroactivité permet de réhabiliter des hommes qui, pour certains, estiment avoir servi loyalement la Révolution [216], tandis que d’autres espèrent pouvoir bénéficier de l’impunité en raison de la nature « quasi-politique » de leur larcin [217]. Une fois encore, les circonstances particulières justifiaient la mobilisation d’une Déclaration de droits à laquelle certains dénient tout caractère opératoire [218]. En réhabilitant de la sorte une légalité républicaine ternie par la législation terroriste, le tribunal de cassation relayait l’action de l’assemblée qui, après la chute de Robespierre, avait, par un décret du 14 vendémiaire an III, condamné l’application rétroactive d’une loi pénale sur la base de l’article 14 de la Déclaration de 1793 [219]. Dans son mémoire en tous points remarquable, le citoyen Ruffier faisait d’ailleurs valoir que sa position lui paraissait « encore plus favorable que celle de Grimener qui, par décret du 18 pluviôse dernier, a été mis en liberté ; et plusieurs autres fois, la convention a cassé des jugements aussi illégalement prononcés contre d’autres fonctionnaires publics, qui jouissent maintenant de la liberté après laquelle je soupire » [220].
82. Ainsi, alors que la législation d’exception - qui, à l’instar de la loi du 14 frimaire an II, avait pour but de traquer tout acte de prévarication pour s’assurer de la loyauté de chaque fonctionnaire à la cause révolutionnaire - avait conduit certains tribunaux criminels à s’affranchir d’un cadre légal qui avait pourtant réduit les garanties procédurales à leur plus simple expression, l’arme de la rétroactivité permettait au tribunal de cassation de faire réexaminer l’affaire par des tribunaux qui officieraient désormais dans un contexte plus apaisé [221]. Autant dire que l’utilisation de l’article 14 de la Déclaration de 1793 participe encore de la logique de l’excès de pouvoir. Devant les excès de certains tribunaux criminels qui avaient décliné les principes de la répression sur le mode du dévouement patriotique plutôt que sur celui du nécessaire respect de la loi, le tribunal de cassation se pose en sentinelle de la légalité républicaine. Tout en assurant la protection effective des droits des citoyens garantis par la Constitution, il s’affirme garant de l’indépendance judiciaire face aux pressions qui avaient pu conduire les tribunaux criminels les plus modérés à rendre des jugements en marge de la légalité [222]. À l’aube de la convention thermidorienne, le tribunal de cassation montre une fois de plus qu’il sait juger par-delà les passions révolutionnaires et qu’il est le plus fidèle serviteur de la légalité républicaine.
83. Cette fidélité des hauts magistrats à la majesté de la loi explique le statut privilégié attribué au tribunal de cassation par la Constitution de l’an III et l’échec corrélatif de la solution alternative un instant envisagée pour en assurer le respect. La discussion préparatoire avait en effet fait apparaître la nécessité d’instaurer un contrôle susceptible de garantir non seulement le respect, mais surtout l’unité de l’ordre juridique. Sieyès présentait alors le projet le plus abouti en la matière [223] : son jury constitutionnaire [224] était conçu à la fois comme un « tribunal de cassation dans l’ordre constitutionnel » [225], un « tribunal des droits de l’homme » [226] et une « juridiction naturelle [capable de suppléer] les vides de la juridiction positive » [227]. Quand on sait par ailleurs que Sieyès entendait lui confier « certains pouvoirs à l’égard des jurés » [228], on mesure le danger que pouvait représenter le jury constitutionnaire pour un tribunal de cassation qui avait construit son autorité sur les bases du respect des règles constitutionnelles [229].
84. Le projet de l’abbé écarté, la Constitution de l’an III consacre son titre VIII au pouvoir judiciaire [230] et assure au tribunal de cassation une indépendance suffisamment forte [231] pour contrarier les desseins du directoire exécutif [232] et profiter de l’apathie des assemblées pour limiter l’étendue du référé législatif maintenu par la Constitution de l’an III [233]. Cette configuration politique et institutionnelle n’étant pas sans parenté avec celle de 1791, les hauts magistrats réaffirment leur autorité en combinant la rhétorique de l’excès de pouvoir aux dispositions expresses de l’article 202 de l’acte constitutionnel [234]. Encouragés par une nouvelle distribution des pouvoirs qui conduit le directoire exécutif à leur dénoncer les cas de démission des tribunaux criminels qui invitent le corps législatif, par la voie du référé, à se substituer au judiciaire dans l’exercice de ses fonctions [235], les hauts magistrats condamnent la pratique du référé avant faire droit comme constitutive d’un déni de justice et d’un excès de pouvoir [236]. Ayant ainsi conforté leur autorité, ils œuvrent alors plus sereinement au développement d’une véritable jurisprudence.
B - La Déclaration des droits de l’homme, instrument de conquête d’un statut juridictionnel
85. Dans la conquête du pouvoir d’interprétation de la loi, le déclin du référé législatif [237] est accompagné d’une fine instrumentalisation de la Déclaration des droits et des devoirs de 1795. Il apparaît à l’évidence que si ses dispositions sont utilisées avec la plus grande prudence dans les affaires à haute densité politique [238], elles permettent de justifier les innovations les plus remarquables lorsqu’elles sont maniées avec précaution.
86. L’exemple topique à cet égard est sans conteste la décision rendue toutes sections réunies le 25 fructidor an IV, par laquelle le tribunal de cassation annule un jugement du tribunal criminel du Pas-de-Calais au prix d’une motivation en tous points remarquable : « Considérant que c’est un principe inviolable, qu’on ne peut prononcer contre l’individu aucune condamnation quelconque, sans qu’il ait été entendu ou légalement appelé en justice ; que ce principe d’éternelle vérité a été formellement consacré, non seulement par l’article 14 du titre II de la loi du 24 août 1790, mais par l’article 11 de la Déclaration des droits qui précède l’acte constitutionnel de l’an III, qui veulent que les parties aient la faculté de se défendre par elles-mêmes ou par un fondé de pouvoir » [239].
87. Au-delà de la simple référence à la Déclaration des droits et des devoirs déjà relevée par ailleurs [240], l’étude de la motivation laisse entrevoir la portée considérable de cette décision. À la suite du considérant principal qui renvoie au principe d’éternelle vérité formellement consacré par l’article 11 de la Déclaration des droits et des devoirs, les hauts magistrats précisent que « l’article 426 du Code des délits et des peines, sur lequel s’est appuyé le tribunal criminel du département du Pas-de-Calais pour condamner Warnéjanville, ne contient rien de contraire à ce principe ». Sans doute le juriste contemporain trouvera-t-il dans cette formulation la première manifestation d’un contrôle de constitutionnalité dans la mesure où le tribunal de cassation semble bien délivrer ici un brevet de conformité de l’article 426 à la Constitution. Plusieurs éléments condamnent pourtant une telle interprétation : les hauts magistrats ne peuvent envisager d’opérer un contrôle de constitutionnalité pour la raison essentielle qu’ils ne sauraient en concevoir l’idée même [241]. En agissant de la sorte, ils visent simplement à écarter les ressorts habituels de la cassation que sont la fausse application de la loi et surtout l’excès de pouvoir afin d’imposer une interprétation dont la portée pratique est considérable. À la suite de ce développement, le tribunal de cassation fait valoir en effet que, selon l’article 432 du code des délits et des peines, le tribunal criminel ne peut prononcer sur la demande en dommages-intérêts de l’accusé que dans l’hypothèse où « celui contre lequel l’accusé a formé cette demande était partie au procès (...), comme cela résulte évidemment de ces mots de l’article 432, les dommages prétendus par la partie plaignante ou par l’accusé » [242].
88. Comme cela résulte évidemment de ces mots... Sous une formulation anodine qui passe pour n’être que la conséquence immédiate et évidente de l’application d’une disposition du Code des délits et des peines, les hauts magistrats se livrent à une véritable interprétation dont la portée ne se réduit pas à la simple annulation du jugement du tribunal criminel du Pas-de-Calais pour la raison que le dénonciateur n’était pas partie audit procès. Par-delà la lettre de la loi, ils fixent la répartition des compétences entre les tribunaux civils et criminels sur la question des dommages-intérêts réclamés par un acquitté. Lorsque l’individu visé par cette action n’est pas partie au procès criminel, il revient au juge civil de se prononcer sur cet objet.
89. Si l’annulation d’un jugement particulier ne permet pas encore au tribunal de cassation d’affirmer cette règle de portée générale, il faut souligner la fonction de légitimation assurée ici par la Déclaration des droits et des devoirs. Lorsqu’on envisage d’affirmer une règle nouvelle au moyen d’une interprétation que l’on qualifierait aujourd’hui volontiers de créatrice, la moindre des délicatesses est de se placer sous les auspices de la Constitution ou, mieux encore, d’un principe d’éternelle vérité [243] formellement consacré par l’article 11 de la Déclaration des droits et des devoirs ! Il ne reste plus alors à ce législateur impétrant qu’à renouveler l’opération pour consacrer définitivement une règle de nature jurisprudentielle. C’est d’ailleurs ce que fera le tribunal de cassation le 9 germinal an VII en venant préciser les points qu’il n’avait pu clairement exprimer auparavant. Parce qu’il ne leur est plus nécessaire de viser l’article 11 de la Déclaration des droits et des devoirs, les hauts magistrats se contentent de rappeler « que toute action en dommages-intérêts est de sa nature une action civile, dont la connaissance n’appartient, d’après les principes généraux du droit, qu’aux seuls tribunaux civils » [244]. Le statut de l’article 426 du Code des délits et des peines qui, le 27 fructidor an VII avait seulement été envisagé dans sa conformité à la Déclaration des droits et des devoirs, remplit alors une tout autre fonction dans la motivation de cette décision car, s’il prévoit expressément le droit de poursuivre la partie dénonciatrice en dommages-intérêts, il ne « détermine pas le tribunal qui doit connaître de cette action (…) Il s’ensuit que, d’après les principes généraux du droit, elle est laissée à la connaissance ordinaire des tribunaux civils » [245]. La règle est désormais à ce point entendue que le tribunal de cassation rappelle aux juges qui ne la respecteraient pas qu’ils commettent « un excès de pouvoir par contravention à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme » [246]. C’est la quadrature du cercle : l’interprétation donnée par les hauts magistrats a désormais force de loi [247] car sa contravention est sanctionnée par l’arme ultime du contrôle de légalité : l’annulation pour excès de pouvoir. Il ne reste plus alors au tribunal de cassation qu’à recueillir les fruits de cette remarquable stratégie jurisprudentielle.
90. En quelques mois, il pose les jalons qui permettront bientôt de distinguer la matière civile de la matière pénale. Le 16 prairial an VII [248], il sanctionne l’habitus judiciaire qui consistait pour un parent à répondre devant les tribunaux des menus délits commis par leur enfant mineur. La peine alors prononcée par les tribunaux de police consistait généralement en une amende que le père ou la mère acquittait au titre de sa responsabilité civile. D’où un curieux mélange des genres, le parent responsable comparaissant seul devant la juridiction concernée pour répondre civilement d’un acte dont il n’était pas l’auteur et qui, par sa nature, entrait pourtant dans le champ pénal. En visant l’article 11 de la Déclaration des droits [249], le tribunal de cassation exige désormais que le délinquant mineur soit cité à comparaître et fait ainsi basculer ce qu’on appellera bientôt les contraventions dans le champ du pénal. Dans un registre voisin, les hauts magistrats profitent de circonstances favorables pour permettre à la partie civile de se pourvoir en cassation sur les intérêts civils, alors même que la partie publique n’avait pas agi [250].
91. Ces interprétations consacrent leur volonté de s’émanciper du cadre rigide dans lequel la législation révolutionnaire les a trop longtemps cantonnés [251]. Si la mention de la Déclaration des droits dans le dispositif du jugement offre au tribunal de cassation la possibilité de dégager les « principes élémentaires de l’ordre judiciaire » [252], elle lui permet surtout de contenir les juges inférieurs dans les bornes que la loi leur a fixées. Le tribunal de cassation fait oeuvre prétorienne, et il entend rester le seul maître du jeu en sanctionnant les juridictions qui seraient tentées de l’imiter. Dans son entreprise de subordination des tribunaux inférieurs, la cassation pour excès de pourvoir apparaît comme la solution idoine [253]. Cette voie permet d’ailleurs au tribunal de cassation de corriger l’illégalité ou l’incompétence avec une efficacité d’autant plus redoutable qu’elle s’appuie sur une disposition de la Déclaration des droits de l’homme.
92. En l’espace d’une année, entre le 14 frimaire an VII (5 décembre 1998) et le 14 frimaire an VIII (5 décembre 1799), neuf décisions sont ainsi frappées du sceau de la Déclaration [254]. C’est à ce titre que le tribunal de cassation sanctionne des juges qui avaient voulu appliquer la loi du 22 prairial an IV sur la tentative à des faits antérieurs à sa promulgation [255] et casse la décision d’une commission militaire de l’île de Corse qui, dans le silence de la loi, avait fait traduire devant elle des complices d’émigrés [256]. Les hauts magistrats annulent également trois jugements de tribunaux criminels qui, non seulement avaient appliqué les peines prévues contre les jurés de jugement défaillants à des jurés chargés de répartir le montant de l’emprunt forcé, mais qui avaient aussi excédé leur compétence en prononçant en premier et dernier ressort sur des affaires qui relevaient en première instance des tribunaux correctionnels [257].
93. Toutefois, bien qu’il se dresse alors volontiers en cerbère de la légalité, le tribunal de cassation se garde bien de faire un usage infernal et intempestif de la Déclaration des droits. Dans certaines circonstances, il préfère mobiliser des textes constitutionnels, voire législatifs alors que les faits auraient aisément pu justifier le recours à la Déclaration. Ainsi par exemple dans l’affaire Caussidéry. Bien que l’intéressé fut prévenu d’un délit qui n’était frappé d’aucune peine prévue par la loi, le tribunal criminel du département du Tarn ordonna néanmoins « un référé au ministre de la justice [et arrêta] que l’accusé resterait détenu jusqu’après la décision du corps législatif » [258]. En dépit d’une violation manifeste des articles 7 et 8 de la Déclaration de l’an III [259], le tribunal cassait cette décision sur le visa de l’article 432 du code des délits et des peines [260]. Dans un contexte de lutte féroce contre la pratique du référé législatif, le principe de légalité pouvait être réaffirmé sans qu’il soit nécessaire de brandir la Déclaration des droits et des devoirs. Le tribunal de cassation ménageait ainsi les juges inférieurs en refusant de qualifier d’arbitraire [261] ce qui, en définitive, n’était qu’une abstention prudente [262].
94. Au terme de cette étude, plusieurs observations peuvent être faites : la première relève de la géographie du social. À bien des égards, les Déclarations de droits occupent une sorte de non-lieu stratégique : elles se situent aux confins du politique et du juridique, dans un entre-deux qui leur confère un statut littéralement hors-norme. Et c’est justement parce qu’elles relèvent d’un ordre de rationalité qui excède le champ juridique, qu’elles peuvent être utilisées dans des circonstances particulières par des autorités qui, a priori, n’ont reçu aucun mandat exprès pour le faire. On en vient même à se demander si leur efficacité politique ne tient pas précisément à ce statut d’extériorité qui leur permet d’être mobilisées par des personnes ou des institutions aussi diverses que les citoyens, l’Assemblée nationale, le roi ou encore les autorités administratives ou judiciaires.
95. Cette première observation, qui n’est pas sans lien avec le propos que tenait Claude Lefort dans un article fameux [263], vaut tout spécialement dans un contexte d’incertitude tant juridique que politique. Dans la période de transition qui caractérise les premières années de la Révolution, les Déclarations de droits apparaissent comme des textes hybrides qui ont pour double objet de subvertir l’ordre ancien et d’établir l’ordre nouveau. À ceux qui seraient trop prompts à souligner le caractère fondateur des Déclarations de droits [264], la Révolution rappelle que ces textes furent conçus avant tout pour mettre à bas le régime monarchique. L’attitude qu’adopte Defermon, au moment où s’achève la discussion sur la Déclaration de l’an III, est à cet égard topique. Alors qu’il demande la réintégration dans le corps du texte de la disposition d’après laquelle les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit - et que Daunou lui oppose que ce « problème métaphysique » n’a pas à figurer en tête d’une constitution -, Lanjuinais rappelle que cet article « ne fut imaginé que pour proscrire la noblesse. Ce fut le dernier moyen qui nous restait, à Pétion et à moi, et que nous employâmes pour détruire cette caste privilégiée ». Aussi, ajoute-t-il, maintenant qu’elle n’existe plus, « l’article devient sans objet » [265]. Chacun mesurera ici l’incongruité qu’il y aurait à considérer que ce texte avait pour ambition de fonder l’ordre nouveau sur les principes de la philosophie jusnaturaliste. La dimension subversive des droits de l’homme est telle que Clermont-Tonnerre, aidé en cela par quelques députés, avait été contraint de travestir le dernier article de la Déclaration afin de préserver les intérêts d’anciens propriétaires [266]. Quand on sait par ailleurs les difficultés posées par la résistance à l’oppression, on ne peut que souligner combien les Déclarations brûlaient littéralement les mains de ceux qui envisageaient d’en tirer profit, et c’est probablement là une explication du défaut d’institutionnalisation des droits de l’homme sous la Révolution.
96. Cette observation générale permet d’étayer trois autres remarques qui portent sur des considérations plus spécifiques :
Sur le plan de la technique de motivation, la Déclaration des droits de l’homme n’apparaît jamais comme le fondement exclusif des annulations prononcées par le tribunal de cassation. Son efficacité n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle est combinée avec une autre technique. Lorsqu’il s’agit d’imposer aux tribunaux le respect du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, voire de leur refuser d’en référer au corps législatif lorsqu’une disposition est claire et par conséquent non sujette à interprétation, l’excès de pouvoir apparaît comme le moyen idoine [267]. La Déclaration sert alors de caution au tribunal de cassation qui prend un soin tout particulier à inscrire son action dans le cadre de la légalité constitutionnelle. Servies par une habile motivation [268], les références au principe d’égalité des droits [269], au principe d’éternelle vérité formellement consacré par l’article 11 de la Déclaration des droits et des devoirs [270], voire aux principes généraux du droit [271], sont des tranquillisants puissants qui trompent la vigilance des observateurs les plus scrupuleux. Toutefois, pour ne pas encourir le grief d’utiliser la Déclaration des droits de l’homme à des fins autres que celles qui auraient pour objet de garantir les libertés du citoyen, il faut veiller à n’administrer le sédatif qu’avec parcimonie lorsque les circonstances et la nature des affaires s’y prêtent [272]. En moins d’une décennie les hauts magistrats intègrent les contraventions aux articles de la Déclaration des droits dans les cas d’ouverture à cassation en faisant figurer au visa tel article qu’ils jugent utile, à l’instar de ce qu’ils font pour n’importe quelle violation d’une disposition de nature législative. Ménageant le fragile équilibre institutionnel des pouvoirs, le tribunal de cassation réussit donc à s’imposer comme le champion de la légalité et à conquérir, en catimini et dans les plis douillets de la loi, un statut juridictionnel. Avant même que Portalis n’en affirme la nécessité dans son discours préliminaire, les hauts magistrats font déjà œuvre de jurisprudence [273].
Sur un plan strictement juridique, la question du statut des Déclarations de droits laisse perplexe. Sans doute peut-on considérer que l’application d’un texte par un tribunal est un critère suffisant de juridicité [274], mais la circonspection est de rigueur quand on sait que le tribunal de cassation a, selon les circonstances, tantôt expédié ces textes hors du champ judiciaire [275], tantôt en a fait l’expédient d���une jurisprudence conquérante. Analyser par ailleurs les dispositions des Déclarations en termes de droit substantiel est également périlleux dans la mesure où, à de nombreuses occasions, le tribunal de cassation n’a pas jugé opportun de relever leur violation pourtant manifeste. Il n’en demeure pas moins que, à l’instar des corps administratifs, les tribunaux ont pu à l’occasion ériger telle disposition fondamentale en principe directeur de leur action, poussés en cela par des citoyens qui ne doutaient guère de l’applicabilité des principes déclarés. Que les Déclarations de droits aient eu ou non une valeur juridique importait peu à des justiciables et à des administrés qui, leurs actes et leurs requêtes en témoignent, croyaient en l’effectivité de telles normes. N’en déplaise à Michel Troper, le fait normatif révolutionnaire demeure rétif à toute approche dogmatique, fut-elle étayée par des débats parlementaires [276]. Pour cet éminent auteur, l’absence de valeur juridique de la Déclaration des droits de l’an III ne fait aucun doute. Il va même jusqu’à affirmer que « tous [les conventionnels] étaient d’accord pour penser qu’elle ne pouvait pas être [obligatoire] » [277]. Outre qu’il minimise ainsi la position de Daunou et les hésitations de Mailhe [278], sa démonstration contrarie le bons sens autant que la réalité historique [279] : si plusieurs conventionnels ont voulu formuler expressément le principe que la Déclaration n’était pas une loi, c’est de manière assez vraisemblable parce qu’une telle affirmation ne relevait pas de l’évidence ; on ne saurait nier surtout que ceux-là mêmes qui défendaient cette position (dont Michel Troper prétend qu’elle était partagée par tous) n’ont pas réussi à imposer leurs vues [280] dans la mesure où aucun article additionnel n’est venu consacrer la proposition de Lehardy [281].
97. À dire vrai, ce débat de logicien ne prouve rien, si ce n’est « l’embarras de conventionnels » [282] qui pensent alors moins en juristes qu’en politiques soucieux de négocier au mieux le tournant thermidorien. Comme celles qui l’ont précédée, la Déclaration de l’an III se situe aux confins du politique et du juridique. On a fait valoir en introduction que le statut de la Déclaration de 1789 constituera un obstacle épistémologique tant que le chercheur ne se sera pas affranchi de la dogmatique juridique. Ce qui vaut en 1789, vaut en 1795, et même en 1793, n’en déplaise cette fois-ci à Olivier Jouanjan. Pour cet auteur, « la Constitution de 1793 n’a pas existé, pas pleinement existé à titre de norme (…). Elle n’a jamais acquis la pleine et entière existence juridique que confère à un texte son entrée en vigueur. Adoptée par la convention le 24 juin 1793, ratifiée par le peuple, proclamée le 10 août, elle est officiellement ajournée – suspendue – le 10 octobre par la convention elle-même » [283]. Il constate néanmoins que si la Constitution de 1793 n’a été ni promulguée, ni publiée, la Déclaration de 1793 a fait l’objet d’un affichage public [284]. Cette tare congénitale n’a pourtant pas empêché les citoyens, le corps législatif [285] et les juges (qu’ils aient été arbitres [286], juges de district [287] ou de cassation [288]) d’appliquer cette Déclaration.
98. Si ces faits discréditent l’épistémologique juridique contemporaine, ils valident l’hypothèse performative, porteuse d’une vision plus charnelle de la réalité juridique : seule l’utilisation effective de la Déclaration des droits par les différents acteurs du jeu politique – citoyens, députés, corps judiciaire et administratif – permet de constituer, au sens fondamental du terme, cette force obligatoire par laquelle on qualifie généralement une norme de juridique. Cette conception révolutionnaire du droit déplaira à n’en pas douter aux épigones de kelsen qui colonisent aujourd’hui l’université française.
99. Au reste, elle n’était déjà plus de saison au sortir de la Révolution, du moins si l’on en juge par la réponse embarrassée qu’un des juristes les plus avertis de son temps formula au sujet d’une question relative à une servitude de passage. Le sieur Conscience avait opposé « le principe consigné dans la déclaration des droits de l’homme, que chacun est libre de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » [289] pour attaquer un jugement d’un tribunal civil qui lui avait refusé une servitude de passage. Si Merlin répondit que « ce serait faire trop d’honneur à un semblable [argument] que de le combattre sérieusement », il crut néanmoins nécessaire d’ajouter une phrase dont le caractère emphatique témoigne de son très grand embarras au sujet du statut juridique des Déclarations de droits : « il est au surplus inutile d’observer que si la Déclaration des droits de l’homme qui se trouvait en tête de l’acte constitutionnel de l’an 3, a jamais été une loi proprement dite, bien certainement elle a perdu ce caractère par l’abrogation de l’acte dont elle fait partie » [290]. Chacun appréciera à sa juste valeur cet aveu en forme d’aporie…
Sur le plan institutionnel enfin, les publicistes imagineront ce qu’aurait pu être la politique du conseil d’État si son action n’avait pas été aussi étroitement liée au destin de Monsieur Veto. Les constitutionnalistes apprécieront quant à eux la capacité d’un organe à vocation essentiellement politique [291] à s’imposer en quelques années comme une authentique juridiction au moyen, certes non exclusif, d’une exploitation astucieuse des Déclarations qui figuraient au frontispice des trois constitutions révolutionnaires. Le parallèle est saisissant : la mission du conseil constitutionnel n’était-elle pas également de veiller au respect des domaines de la loi et du règlement fixé par le constituant de 1958 ? Cette mission remplie, quelle aurait alors été sa place dans l’équilibre institutionnel de la Ve République s’il n’avait pas pris l’initiative d’exploiter le potentiel d’une Déclaration des droits figurant heureusement au préambule de la Constitution ?
100. Plus de deux siècles après la Révolution, le statut de la Déclaration des droits de l’homme ne se réduit toujours pas à ses manifestations juridiques et il est tout à fait pertinent d’envisager l’activité des hautes juridictions françaises sous un angle stratégique, au sens où l’entend Jacques Meunier [292]. C’est précisément cette approche que Jean-Louis Halperin avait adoptée dans sa thèse de doctorat. Elle permet de signifier, par-delà les siècles, des modes opératoires peu prisés de la science juridique. Elle offre la possibilité de souligner un fait digne des mystères chrétiens : aujourd’hui comme hier, la puissance performative de la Déclaration des droits de l’homme demeure. Ce texte à nul autre pareil participe d’un processus de légitimation qui transcende le champ juridique car il procède d’une rationalité que certains tentent de caractériser par l’expression de « droit politique » [293]. Il joue, dans l’ordre institutionnel révolutionnaire et contemporain, un rôle équivalent à celui que le point d’Archimède a pu jouer dans l’ordre de la physique [294]. À la fois dans et hors du champ juridique, la Déclaration des droits de l’homme sert de point d’appui dans les situations où l’action des hommes, frappée du sceau de l’incertitude, cherche un surcroît de légitimité. Aux confins des mondes juridique et politique, elle fait fonction d’intercesseur et témoigne de l’efficience, au cœur de nos sociétés contemporaines, d’une forme de rationalité médiévale [295].
Jérôme FERRAND
Chercheur au CERDHAP
Faculté de droit de Grenoble
jerome.ferrand upmf-grenoble.fr