1. Le constat a souvent été dressé d’un basculement dans l’approche du droit comparé au moment du Congrès international organisé par la Société de législation comparée et tenu à Paris en 1900. Très nombreux sont, à la fin du XIXesiècle, les juristes partisans de la comparaison scientifique des droits, tant l’idée est devenue une sorte de leitmotiv de la réflexion méthodologique sur le droit ; mais tous n’adhèrent pas alors à l’union des droits, la comparaison restant souvent l’objet d’une entreprise d’érudition scientifique. Les promoteurs du Congrès de Paris, Saleilles et Lambert en particulier, défendent au contraire explicitement l’objectif de rapprochement, voire d’unification des droits. Si cette mutation en cours a fait l’objet de nombreuses études [1], l’attention s’est moins portée sur la place particulière qu’occupe le droit public dans ce programme [2] : non que, pour Saleilles ou Lambert, il soit exclu de l’objectif d’unification, mais parce que beaucoup de congressistes expriment un relatif scepticisme à l’égard des projets de rapprochement des droits en matière d’institutions ou d’administration [3].
2. Il s’agit donc d’interroger la façon dont les juristes français envisagent la dimension pratique de la démarche comparatiste à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dès lors qu’est concerné le droit public [4]. On entendra ici par droit comparé, de façon sommaire, l’intérêt porté simultanément à un ou plusieurs droits étrangers à partir du point de vue d’un droit national auquel s’identifie le comparatiste, et qui conduit à un rapprochement entre ces droits [5]. Ce rapprochement peut être purement intellectuel, s’il vise à montrer les similitudes ou les différences entre deux systèmes juridiques ; il devient également pratique, dès lors qu’il entend tirer une conclusion non seulement heuristique (de compréhension du ou des systèmes juridiques), mais qui vise aussi la transposition ou l’adaptation du droit national, voire le rapprochement général des systèmes juridiques dans un régime unifié. Des projets d’unification émergent ainsi à partir des années 1870 et 1880, notamment dans le domaine des unions internationales [6]. Ces différentes dimensions sont présentes dans les débats de la fin du XIXe siècle et montrent que la comparaison est très souvent envisagée avec sa dimension pratique, fût-ce sous la forme légère d’une interrogation sur l’utilité ou non d’introduire telle institution juridique étrangère en France et donc sur la valeur respective des systèmes [7].
3. Si l’on s’intéresse à l’attitude que, d’après les programmes méthodologiques de l’époque, le juriste français devrait avoir à l’égard de la reconstruction qu’il produit du droit ou des institutions d’un autre État, faut-il conclure que cette reconstruction doit valoir comme un modèle, imitable et peut-être souhaitable ? Plusieurs indices laissent penser que l’unification ou la transposition d’institutions d’un pays à l’autre n’est pas nécessairement le résultat attendu de la démarche en droit public, qu’au contraire même, la démarche comparatiste en droit public (au moins dans certains cas) agit comme un frein à la transposition et dégage des « contre-modèles » plus que des modèles. Au moment du Congrès de 1900, l’attitude face au résultat de la comparaison parmi les publicistes apparaît plutôt sceptique ou prudente à l’égard de toute transposition, de toute utilisation imitative du modèle étranger présenté. Alors que Saleilles ou Lambert encouragent à se saisir des exemples étrangers comme de modèles pour la transposition ou de points de départ pour un rapprochement des droits, les spécialistes du droit public se montrent réservés. Cette attitude évolue ensuite, s’agissant en tout cas du droit constitutionnel, vers une posture plus critique, qui admet la transposition de modèles construits sur des États étrangers. La reconstruction du droit étranger, d’un contre-modèle qu’on ne doit pas imiter, devient un modèle susceptible de reproduction et d’inspiration.
4. Représentation simplifiée d’un droit considéré dans son unité, ou du moins dans des traits saillants et particularisants, le modèle implique le plus souvent (au moins implicitement) l’idée d’imitation : la double dimension de simplification du référent et de représentation évaluative apparaît indissociable [8]. Comme « travail de sélection de certaines données volontairement simplifiées et généralisées afin de constituer des repères comparatifs ou évaluatifs » [9], le modèle néglige le contingent, offrant une reconstruction intellectuelle du droit d’un pays. L’objectif est pédagogique, puisque le modèle simplifie la présentation des données juridiques ; mais il tend souvent à la naturalisation et surtout à l’évaluation et à la hiérarchisation. Le sens le plus ancien du terme renvoie d’ailleurs à l’idée d’imitation et de « figure destinée à être reproduite » [10], l’utilisation neutre pour qualifier la représentation d’une réalité étant beaucoup plus récente [11]. Cela interroge alors la réception par les juristes de droit public d’une méthode d’investigation qui dégage des traits spécifiques d’un droit étranger, dans une perspective souvent indissolublement descriptive et évaluative.
5. L’utilisation du terme de modèle dans les discussions du XIXe siècle montre qu’il n’est jamais totalement détaché d’une perspective pratique (au moins d’une pratique doctrinale de lege ferenda) consistant à envisager une amélioration du droit –fût-ce pour contester que cette portée pratique soit envisageable. Cet enjeu a été soulevé récemment à propos de l’utilisation actuelle de la notion de modèle en droit constitutionnel. Guillaume Tusseau a notamment analysé la distinction classique des modèles de justice constitutionnelle, entre un système européen, marqué par le caractère abstrait du contrôle et concentré dans une seule juridiction suprême, et le système américain, diffus et concret [12]. Selon lui, cette distinction ne renvoie ni à la nature même du droit constitutionnel, ni à une construction véritablement scientifique, mais a été développée dans un contexte bien précis, avec un objectif pratique. La notion de modèle de justice constitutionnelle est liée, de la part de membres du Conseil constitutionnel comme Robert Badinter ou d’universitaires comme Louis Favoreu, à la volonté de promouvoir le nouveau rôle du Conseil constitutionnel français à partir des années 1980 [13]. Cette défense valorise la juridicisation et l’approche contentieuse du droit constitutionnel [14]. Selon Guillaume Tusseau, la distinction ne remplit pas son objectif scientifique, qui est de rendre compte de façon exacte de son objet, la justice constitutionnelle dans différents États (les oppositions contrôle abstrait/concret, concentré/diffus ou celles relatives à l’effet des décisions sont insuffisamment explicatives). Elle pose de plus un problème théorique, procédant d’une « illusion juriciste » [15], selon laquelle la doctrine ne ferait que mettre au jour les concepts effectivement mis en œuvre par les juristes praticiens ; cette illusion conduit à négliger la stratification historique des normes (concernant ici la justice constitutionnelle), ainsi que le caractère idéal-typique des modèles [16]. La distinction postule aussi une cohérence ou une solidarité entre des caractéristiques hétérogènes (par exemple, contrôle abstrait et concentré) que ni la logique, ni les exemples empiriques n’associent nécessairement [17]. Cette classification apparaît ainsi comme idéologique ou politique [18], portée par le souci de mise en valeur d’une organisation spécifique, défendue comme supérieure ou mieux adaptée par rapport à un autre type d’organisation juridique.
6. Mais Guillaume Tusseau interroge également la nature des concepts utilisés dans la comparaison constitutionnelle. Sa position a d’ailleurs évolué, passant de l’assignation de strictes conditions de scientificité et d’objectivité dans la construction de modèles à une approche qu’il rattache au pragmatisme [19]. Ce qui ressort est un élément subjectif irréductible : la dimension utilitariste, liée à la pertinence explicative, pour déterminer les critères de classification. Dans les éléments d’un système juridique que le juriste isole pour sa présentation, rien ne s’impose a priori indépendamment des objectifs de la recherche (que ceux-ci soient strictement scientifiques ou pratiques) [20]. Dans cette perspective, les critères servant à la présentation et à la classification ou à la comparaison des droits sont variables, sans déterminer définitivement l’appréhension d’un système juridique [21], et l’utilisation purement objective des concepts apparaît illusoire [22]. Par ailleurs, l’approche pragmatiste valorisée par Guillaume Tusseau conserve à la dimension culturelle ou historique une part explicative [23], sans postuler l’unité parfaite des systèmes juridiques [24].
7. À une époque où la dimension comparative du droit public fait l’objet de débats nombreux, en lien avec le développement des cours constitutionnelles et le phénomène du dialogue des juges [25], il apparaît ainsi utile de reconstituer la façon dont les cadres méthodologiques et pratiques servant à la comparaison en droit public se sont développés au début du XXe siècle. Ceux-ci se fondent alors sur une conception unifiante des systèmes juridiques, caractérisés par certains traits saillants, identifiés par l’analyse scientifique. La comparaison se trouve aussi investie d’une fonction pratique dont il faut préciser comment elle est traitée par les juristes publicistes. Loin d’admettre sans problème la circulation des modèles juridiques ainsi reconstitués, les publicistes du début du XXe siècle développent en effet une méthode d’analyse prudente des cas étrangers.
8. Notre démarche partira alors de la dimension pratique de la comparaison, à partir de l’exemple du Congrès de droit comparé de 1900 (I), puis s’efforcera d’exposer les positions exprimées au Congrès par les représentants du droit public, Ferdinand Larnaude, professeur de droit public général à Paris, qui théorise le rôle de la comparaison en droit public, ou Maurice Deslandres, professeur de droit administratif et constitutionnel à Dijon. Leur attitude réservée à l’égard des effets pratiques de la comparaison permettra de qualifier de prudente la voie par laquelle le comparatisme publiciste aborde les expériences étrangères, construites en contre-modèles et non en modèles (II). Nous chercherons d’autres indices permettant de spécifier la position particulière du droit public quant à la comparaison, notamment par le lien considéré comme indissoluble entre le système constitutionnel ou administratif d’un pays et son milieu culturel (III). Plusieurs juristes abordent pourtant les expériences étrangères comme des mises en œuvre de principes juridiques valables de façon universelle ou sans référence à un contexte culturel précis. Cette attitude semble l’emporter dans l’entre-deux-guerres, de façon différenciée pour le droit administratif et le droit constitutionnel : elle ouvre ainsi à une évaluation plus nette (positive ou négative) des droits publics, en particulier du droit public français ; l’attitude de prudence cède à une critique plus affirmée des systèmes juridiques jugés inférieurs (IV).
I. L’horizon pratique du droit comparé lors du Congrès de 1900
9. La dimension pratique du droit comparé fait l’objet d’une théorisation importante à l’occasion du Congrès international de droit comparé tenu à Paris du 31 juillet au 4 août 1900, qui apparaît comme un moment de cristallisation des positions sur le rôle de la comparaison. Raymond Saleilles, professeur de droit civil à Paris, un des principaux organisateurs du Congrès, le précise nettement dans son rapport introductif [26]. Pendant longtemps, souligne-t-il, la comparaison des législations n’a été qu’une « sorte de constatation des diversités législatives entre pays d’une civilisation similaire » [27]. Il s’agit désormais d’en tirer les conséquences dans deux domaines.
10. Le premier est l’enseignement : la méthode comparative permet le dépassement de la « pure exégèse des textes » [28] au profit d’une vision plus critique de la loi (nationale en particulier). Cela permet le renouvellement des méthodes, de pair avec la méthode historique ; pour Saleilles, son utilisation dans l’enseignement suppose d’en préciser la méthode, notamment pour savoir jusqu’à quel point on peut tirer des conclusions de la comparaison.
11. Le second domaine est l’influence de l’étude comparative sur le droit national lui-même et son « développement ». Plusieurs hypothèses se présentent alors. Cette influence peut se traduire par des emprunts réfléchis et volontaires introduits dans la loi nationale : cela nécessite un travail préalable de constat et de comparaison, afin de dégager un « type prédominant qui puisse servir de modèle, au moins approximatif » ; cette démarche théorique doit être suivie d’un effort d’adaptation « aux traditions des pays, aux mœurs surtout, aux conditions de races et de milieux » [29]. L’histoire peut ainsi être un moyen de voir, à partir d’exemples ratés, quelles sont les conditions à suivre pour l’adaptation. Cette méthodologie vise un objectif pratique de transposition.
12. L’influence peut également se faire par voie plus ou moins consciente « d’importations coutumières et doctrinales » [30] : cette influence progressive est celle des pratiques ou des doctrines juridiques et peut s’exercer sur l’interprétation et les décisions judiciaires – les pratiques et le milieu social pèsent ainsi sur le travail d’application du droit par les juges. Saleilles rapproche cette modalité de la comparaison de l’existence d’un « droit commun subsidiaire » dans l’ancien droit ou de « l’unité doctrinale » existant dans les États allemands. L’intérêt de Saleilles se porte surtout sur l’existence de ce qu’on pourrait qualifier de droit doctrinal, en partie dénationalisé ; cela peut soulever, selon lui, le problème de sa légitimité dans un pays de droit codifié. La limite est cependant exclusivement juridique, interne au système juridique [31].
13. Dernier type d’influence enfin, celle qui s’exerce par les ententes internationales, tacites ou expresses : ce processus est encore à l’état d’ébauche, mais pourra avoir un effet d’unification au moins partielle du droit de « l’humanité civilisée » [32]. Dans ce cadre, l’horizon du droit comparé est de faciliter le rapprochement des droits ou la transposition d’institutions juridiques d’un pays à l’autre ; la comparaison, ou plutôt la présentation d’un droit étranger se fait avec l’esprit du droit civil français (ou du droit national) en tête, l’objectif étant la pénétration des droits, voire à terme leur rapprochement [33]. Cette attitude est donc celle du rapprochement des droits et de l’acceptation de la transposition d’institutions juridiques d’un pays à l’autre.
14. Or, le constat est double à propos du Congrès de 1900 : pour Saleilles, la méthode comparative est légitime dans l’étude du droit dans son ensemble, et doit tenir une place de choix en droit public ; mais l’organisation du Congrès a amené à créer des sections thématiques (dont une de droit public). Cela ne remet pas en cause l’orientation générale du Congrès, qui est celle des « résultats à dégager » à partir de la comparaison des droits, mais découle de la considération que « la fonction du droit comparé, et, par suite, les méthodes relatives à son utilisation, n’étaient pas les mêmes pour tous les domaines de la science juridique ». Saleilles exprime ainsi un premier doute : « qui donc pourrait nier que, dans le domaine du droit public, des imitations souvent irréfléchies, et des adaptations hâtives et artificielles, n’aient conduit parfois à une véritable méconnaissance des lois sociales ? » [34]
15. Chargé de faire le rapport de synthèse de la section « Théorie générale et méthode » à partir des mémoires envoyés préalablement par les participants, Édouard Lambert, professeur d’histoire du droit à la faculté de Lyon [35], considère que le droit comparé revêt deux sens : un sens scientifique (une méthode d’étude du droit, qui concerne aussi le droit pratique) et un sens pratique (un mode de dégagement d’un droit commun législatif). Or, sur ce second aspect, il constate que les deux rapports qui lui sont parvenus de la section de droit public, ceux de Ferdinand Larnaude et de Maurice Deslandres, se montrent beaucoup plus réservés à l’idée de transposer des institutions juridiques que dans les autres sections. L’objectif d’unification législative apparaît central surtout en droit privé.
16. La spécificité éventuelle du droit public vis-à-vis du droit comparé est donc un constat dressé à l’époque ; elle ne porte pas sur l’extension de la méthode scientifique (mise en avant sans doute plus souvent encore en droit public qu’en droit privé), mais sur l’effet pratique à attendre du droit comparé. La dimension comparative et évaluative apparaît intégrée comme moment de la réflexion doctrinale, mais dont l’objectif est pratique et politique afin de proposer des réformes législatives. La dimension pratique vise donc le législateur (surtout) ou le juge ; mais c’est bien au sein de la doctrine savante qu’elle est utilisée, pour déterminer ce que le juriste doit proposer à ces organes, à partir de la comparaison des droits. Elle met ainsi en jeu le rôle spécifique que la doctrine juridique s’attribue.
II. La prudence à l’égard de l’effet pratique de la comparaison en droit public
17. Face au projet de Saleilles ou Lambert, les publicistes ne semblent pas céder à l’enthousiasme de la transposition. Tout en s’inscrivant pour l’essentiel dans les distinctions et le cadre méthodologique de Saleilles, ils limitent les effets à en attendre pour le droit public.
A. Le refus des « emprunts irréfléchis »
18. Le mémoire qu’envoie Larnaude au Congrès de droit comparé distingue trois objets de la législation comparée [36]. Le droit comparé a d’abord une utilité dans le travail savant ou doctrinal. Le juriste ne peut alors se contenter de juxtaposer ou d’opposer les solutions françaises et étrangères, mais il doit extraire la « loi » qui semble se dégager de la pluralité des expériences étrangères mises en regard, ce qui constitue la « philosophie du droit public » [37]. La comparaison permet également d’analyser comment des procédés différents remplissent des fonctions semblables (ou des procédés identiques servent à l’inverse des finalités diverses) dans différents États, selon l’approche qualifiée par la suite de fonctionnaliste [38]. Les différences qui ressortent s’expliquent alors par le « tempérament » différent des peuples : pour une même fonction, des procédés variables sont utilisés.
19. Le droit comparé a également son utilité pour les juges et les administrateurs, dans l’interprétation du droit. La comparaison permet en effet de répandre partout le raisonnement juridique, qui est de même nature dans tous les pays : cette « dogmatique juridique » est « universelle » [39], du moins dans les pays où les juristes sont formés ou ont été formés au droit romain ; le raisonnement juridique, sinon le contenu des règles, a donc un socle commun de nature logique. Mais la référence romaine n’est pas la seule possible, notamment en matière constitutionnelle. Larnaude cite les régimes parlementaires qui tirent de l’expérience anglaise des données constitutionnelles pour leur propre pays, ou les pays d’Amérique du Sud dont la constitution, inspirée des États-Unis, implique le recours à l’exemple américain en cas de difficulté d’interprétation [40]. Cette diffusion joue un rôle favorable : l’important est qu’elle contribue à mettre des règles là où il y avait de l’arbitraire. Le droit comparé acquiert un effet pratique transnational, pour la diffusion du principe même de droit.
20. Sur le dernier point soulevé par Larnaude, le jugement est plus nuancé : la comparaison n’a qu’une utilité limitée dans la législation, c’est-à-dire la création proprement dite de règles constitutionnelles ou législatives nouvelles. Car ces règles doivent être intimement liées à la situation de chaque État : « Rien de plus dangereux que les emprunts au droit étranger pour le droit public » [41]. Larnaude prend l’exemple du contrôle de constitutionnalité des lois aux États-Unis, sur lequel nous revenons ensuite.
21. Il conclut certes sur le rêve d’une uniformisation du droit public, souhaitable sur le long terme ; mais son utilité serait moindre qu’en droit privé, où elle joue un rôle décisif pour faciliter les contacts permanents entre ressortissants de pays différents. Il relève le paradoxe apparent consistant à défendre la méthode du droit comparé tout en montrant les effets néfastes des solutions qu’il risque d’inciter à prendre ; mais il faut selon lui distinguer l’importation néfaste d’institutions toutes faites et le dégagement de grands principes, qui se traduisent dans des institutions étrangères et doivent se diffuser en vertu de la loi d’imitation (déjà citée par Saleilles) [42].
22. La conclusion peut paraître relativement vague : il faut refuser les transpositions hâtives, mais identifier les lois sociales générales gouvernant l’évolution des sociétés et surtout leur traduction toujours différente selon les sociétés, donc les types de législation qui se développent dans les différentes sociétés. La législation comparée permet également de connaître des expériences étrangères qui peuvent être utiles. Mais sur le plan pratique, la méthode comparative ne consiste pas à inciter le législateur à imiter une solution étrangère. Au contraire, elle offre plutôt un conseil négatif : comme Larnaude l’affirme ailleurs, il s’agit d’empêcher de « faire des emprunts irréfléchis à des pays voisins » [43].
23. Maurice Deslandres développe des positions souvent proches de celles de Larnaude dans le mémoire qu’il adresse lors du Congrès de 1900 [44]. Il part du constat de l’utilisation fréquente des emprunts, mais se déclare hostile à cette pratique. Même en droit civil, plusieurs domaines sont rétifs à la transposition ; c’est encore plus vrai en droit public, qui correspond à l’idiosyncrasie de chaque peuple. La transposition n’a pas de sens : le droit public n’est pas l’œuvre d’un législateur, qui pourrait le transformer d’une simple décision, mais le résultat d’une pratique coutumière : « On sait, en effet, qu’à toute constitution écrite se substitue bientôt une constitution coutumière, faite des pratiques suivies par les corps de l’État eux-mêmes, constitution qui, étant seule vivante, est la vraie constitution du pays » [45]. Or, cette « constitution spontanée […] ne peut être que d’essence nationale », puisqu’elle procède de l’action de tous les organes de l’État, émanations de la nation. Cela aboutit à un dernier problème : il est particulièrement délicat et difficile de connaître véritablement les institutions publiques d’un pays étranger, dès lors que la connaissance des seules règles juridiques (de la « loi écrite » [46]) est insuffisante pour saisir le droit étranger. La première étape de la transposition (la connaissance du comparé) manque en fait et aucun pays ne peut servir de « modèle » [47].
24. Pour Deslandres, ceci ne rend pas vaine l’étude des institutions politiques étrangères, qui aiguise l’intelligence des propres institutions nationales. Mais il faut éviter l’illusion d’une transplantation aisée des institutions politiques : prendre un pays étranger comme modèle à suivre conduit à des résultats imprévisibles, quand bien même on pousserait le souci imitatif dans les moindres détails. Comme le précise Deslandres dans son long article intitulé « La crise de la science politique. Le problème de la méthode » [48], la transposition est impossible dès lors que l’on considère l’individualité de chaque peuple :
Les peuples ont donc un tempérament infiniment plus individuel que les êtres les plus individualisés.
C’est de cette observation que je conclus que s’il est déjà scabreux d’appliquer aux citoyens français les lois qui régissent les citoyens anglais ou américains, il l’est encore bien plus d’appliquer à l’État français, à cet assemblage d’un type si particulier d’intérêts et de groupes, à cet être dont l’âme collective est faite des traditions, des aspirations, des passions d’une quarantaine de millions d’hommes, le régime imaginé, pour tout autre État, groupement différent d’autres intérêts et d’autres éléments, être en qui palpite une âme faite d’autres traditions, d’autres aspirations et d’autres passions [49].
25. Cela pose un problème particulier en droit constitutionnel : l’absence d’autorité supérieure pour assurer son respect accentue le rôle des pratiques nationales. Le droit constitutionnel ne peut être une pure construction juridique ou un système transplanté de l’étranger, il doit s’appuyer sur l’équilibre des forces à l’intérieur de chaque peuple ; et cet équilibre étant lui-même mouvant, on peut se demander ce qu’il faudrait alors copier de l’étranger [50]. Ces constatations sont d’ailleurs réfutées par Saleilles, dans sa réplique à Deslandres, où il relativise la distinction que celui-ci établit entre le droit public et le droit privé [51].
B. La méfiance face à l’application indistincte des catégories juridiques (la préface à Laband)
26. Un autre texte contemporain de Larnaude se montre encore plus réservé sur la transposition en droit public. Dans la préface à la traduction française de l’ouvrage de Laband, le Droit public de l’Empire allemand, il indique que l’intérêt scientifique de cette traduction est de faire connaître le droit d’un État que la France n’a pas cherché à imiter (alors que les institutions françaises ont par exemple imité l’Angleterre et son parlementarisme) :
Or, quel profit pourrons-nous retirer de l’étude d’un droit public qui diffère si profondément du nôtre ? Il est tout naturel qu’on cherche à bien faire connaître la constitution anglaise et son mécanisme puisque nous nous évertuons depuis longtemps à l’imiter. Mais qu’a de commun avec notre droit public le droit public de l’Empire allemand ? [52]
27. Pour Larnaude, le livre permet de poser directement la question de méthode à propos de l’étude du droit public. Laband défend en effet l’utilisation de la logique déductive dans l’étude du droit, ce que Larnaude n’approuve que partiellement. Deux points en particulier suscitent sa critique, qui recoupent en partie son argumentation au Congrès de 1900. Le premier point est de bien distinguer les outils de la dialectique juridique (les éléments logiques du raisonnement juridique), qui sont les mêmes partout et que la comparaison aide à diffuser, et le « Droit en lui-même », « relatif et contingent », variable, irréductible à quelques principes abstraits [53]. Le second point est lié à la spécificité du droit public. Laband considère que plusieurs principes de droit privé sont en réalité des principes généraux du droit, applicables aussi au droit public. Au contraire, pour Larnaude, le droit public est irréductible aux principes du droit privé, régissant les particuliers.
28. Quel profit le juriste français peut-il alors tirer de l’étude du « droit public allemand » ? L’idéal serait le développement organique du droit public, « en vertu de sa force interne et suivant une loi de formation historique continue » [54] ; le meilleur exemple en est, selon Larnaude, le système constitutionnel anglais. La France n’a pas suivi ce chemin et fait beaucoup d’emprunts à l’étranger (par exemple, le régime parlementaire inspiré par l’Angleterre). Or, rien n’est empruntable à l’Allemagne a priori (et surtout pas dans le domaine constitutionnel) ; la seule exception concerne l’administration : s’inspirer de l’Allemagne permettrait de professionnaliser la fonction publique française, là où l’Angleterre n’offre aucune ressource. Mais il faut bien voir que les caractéristiques abstraites dégagées par Laband ne justifient pas par elles-mêmes la transposition : seule vaut leur adéquation éventuelle avec la tradition française, ce qui explique à l’inverse que l’Angleterre ou les États-Unis ne puissent ici fonctionner comme modèle, compte tenu de la faiblesse de leur administration ou de sa spécificité : « L’Allemagne nous offre au contraire un modèle d’autant plus facile à imiter qu’il est dans les traditions et dans le génie de la France d’avoir une administration puissante et fortement constituée » [55].
29. La comparaison en droit public est donc étroitement encadrée. Elle doit porter sur deux choses : non seulement les institutions juridiques en elles-mêmes, mais aussi l’environnement culturel ou politique dans lequel ces institutions se sont développées. Il faut reconstituer le lien que la législation de chaque État entretient avec les traits culturels de sa propre civilisation. Par ailleurs, le rôle pratique du droit comparé reste limité. Le phénomène d’imitation n’est pas positif en soi s’agissant du droit public ; or, c’est une tendance fréquente chez le législateur à s’inspirer des droits étrangers : c’est bien pour cela que le conseil que donne le droit comparé (et donc la doctrine juridique) doit être avant tout négatif, pour agir comme un frein à cette envie de transposition.
30. Cet aspect permet de parler de contre-modèle : il y a bien utilisation revendiquée du droit comparé ; sur le plan pratique, en revanche, l’exemple étranger ne joue pas dans le sens du rapprochement, mais de la distanciation ou de la prudence politique. L’évaluation du droit n’est jamais détachée de son contexte d’application et d’efficacité.
C. Le fonctionnement du contre-modèle : Larnaude et l’exception d’inconstitutionnalité aux États-Unis
31. Un exemple d’emprunt fréquemment développé par Larnaude permet de comprendre comment fonctionne ce qu’on a identifié sous le nom de contre-modèle. Son rapport de 1900 s’attache au mécanisme d’exception d’inconstitutionnalité tel qu’il fonctionne aux États-Unis ; Larnaude reprend cet exemple de manière très détaillée dans la présentation qu’il fait devant la Société de législation comparée en 1901 [56].
32. Larnaude présente le système de l’exception d’inconstitutionnalité aux États-Unis et de la logique juridique qui y préside : la constitution rigide doit logiquement être protégée contre l’adoption de lois qui lui seraient contraires, selon le raisonnement tenu par le juge Marshall en 1803. Or, l’absence d’un tel mécanisme dans des pays à constitution rigide (comme la France), si elle n’est pas logique, s’explique par « l’histoire et la politique » [57]. Le système américain de contrôle de constitutionnalité a lui-même des racines historiques très profondes [58] ; elles sont liées en particulier à la limitation des pouvoirs coloniaux par les chartes dans l’Angleterre coloniale, à l’importance et à l’autonomie du pouvoir judiciaire, héritée également de la période coloniale anglaise, au caractère fédéral enfin, qui n’est pas, pour Larnaude, la cause directe du mécanisme mais en a facilité la mise en œuvre.
33. Les mêmes raisons historiques expliquent qu’un tel système ne soit pas possible en France. Par rapport aux États-Unis, des facteurs politiques et historiques inverses expliquent qu’une même logique juridique de départ (et même parfois une volonté d’imitation, avec par exemple la « jurie constitutionnaire » de Sieyès [59]) ait produit des résultats pratiques inverses : « En réalité, en France comme dans les autres États du continent, le principe des constitutions écrites et rigides a eu beau être adopté, il n’a pas pu produire ses conséquences logiques » [60]. La séparation des pouvoirs est interprétée comme limitant les pouvoirs du juge, ce qui découle de la méfiance à l’égard des parlements d’Ancien Régime ; l’intervention des tribunaux dans la vie législative et politique apparaît choquante, contrairement aux États-Unis. De plus, la constitution de la Troisième République ne contient pas de déclaration des droits.
34. Le modèle américain est en conséquence un contre-modèle pour la France. Si le terme lui-même n’est pas utilisé par Larnaude, celui de modèle prend toujours une connotation négative ou distante dans ce texte, qu’il désigne tel ou tel élément juridique pris comme exemple typique, ou le système juridique dans son ensemble. Ainsi, les arrêts de la Cour suprême sont des « modèles achevés de discussion » (à la fois juridique et politique) ; mais il faut se garder de comparer la Cour suprême à la Cour de cassation (« Ce serait une erreur ») [61]. À propos du mécanisme de contrôle des parlements d’Ancien Régime, Larnaude remarque que « [l]es Américains se sont bien gardés de copier ce modèle. Il avait d’ailleurs fait ses preuves et il eût été souverainement imprudent de l’imiter » [62]. L’argumentation de Marshall (dans Marbury v. Madison) est un « admirable modèle de logique », mais Larnaude montre ensuite que ce système procède de raisons historiques plus que logiques. Quant au parlementarisme français, ses difficultés viennent « d’avoir été suffisamment bien copi[é] sur son modèle [l’Angleterre] » ; on ne peut alors importer une institution comme l’exception d’inconstitutionnalité, conçue pour un « mécanisme général tout à fait différent du nôtre ». Finalement, le nouveau monde ne peut fournir « ni des leçons, ni des modèles » à l’ancien monde [63]. Le modèle apparaît donc comme un « mécanisme général » envisagé dans sa dimension strictement juridique ou logique (en faisant abstraction de toute dimension culturelle ou historique). Or, tel est l’enjeu en matière de droit public. La comparaison doit être le moyen de mettre en évidence le contexte et le système dans lesquels telle institution s’insère, pas d’aboutir à des institutions communes. En particulier, un même principe « abstrait » (la séparation des pouvoirs) a des effets entièrement distincts selon le contexte et l’histoire de chaque pays : aux États-Unis, on peut y rattacher l’exception d’inconstitutionnalité, alors que le même principe est un obstacle à ce mécanisme en France [64].
35. La comparaison apparaît toujours comme une activité potentiellement risquée, car on aura peut-être envie de transposer ; or, cela conduit à des catastrophes si on transpose des institutions faites pour un tout autre système. Elle doit donc au contraire conduire à modérer sa volonté de transposer, à mettre au premier plan la prudence dans l’action : la comparaison doit construire, non pas des modèles, mais des contre-modèles. Il ne s’agit pas pour Larnaude de refuser la comparaison, bien au contraire, mais de dégager une fonction (négative) de cette comparaison. Certaines comparaisons peuvent aboutir à montrer l’infériorité d’un modèle étranger, mais il s’agit d’une infériorité « relative ». Les formes politiques ou juridiques ne sont pas situées sur une échelle absolue : le contre-modèle n’est pas une forme dégradée de régime politique, mais une autre forme, adaptée à un autre contexte politique et social. Les exemples étrangers se placent dans une altérité irréductible à la situation nationale. L’effet pratique est une leçon de prudence : ne pas prendre pour modèle ce qui ne serait qu’une institution éloignée de son contexte culturel. Le droit public de chaque État apparaît comme typique et spécifique. Et les modèles purement théoriques ne sont jamais suffisants en droit public, surtout en droit constitutionnel, car ils signifient le retranchement d’une part pourtant fondamentale dans la compréhension des institutions publiques de l’autre pays : le lien que le système institutionnel entretient avec une culture ou un « tempérament » [65]. La notion de tempérament implique l’unité culturelle de chaque pays et un mode d’explication totalisant de chaque système juridique par les données culturelles, permettant de le distinguer de ses voisins. Il n’y a pas alors de modèle théorique valable universellement, sauf le raisonnement juridique (du moins dans les pays de droit romain) et l’idée générale qu’il faut substituer des règles, ayant un certain fonctionnement, à l’arbitraire.
36. À l’inverse, cette prudence n’a pas lieu d’être en matière de droit privé. Larnaude n’a en effet pas de réticence générale à l’égard de la transposition : il participe ainsi, dans l’entre-deux-guerres, alors qu’il est professeur honoraire, à l’Union législative entre la France et l’Italie formée pendant la Première Guerre mondiale, entreprise avortée d’unification du droit des obligations et du droit commercial avec l’Italie [66].
III. Une prudence généralisée à l’égard de la transposition en droit public ?
37. D’autres auteurs développent des positions proches de celle de Larnaude ou de Deslandres, ou se montrent du moins réservés à l’égard de la transposition en droit public. Sans prétendre à aucune exhaustivité, on veut ici livrer certains types de raisonnements conduisant à lier spécificité du droit public et refus des transplantations. Cela traduit une certaine prudence quant à l’effet pratique de la comparaison en droit public : elle est liée à des obstacles substantiels, liés à la nature du droit public et au rôle central qu’y tient la notion de souveraineté ; elle découle surtout de la lecture culturaliste unitaire du droit, particulièrement forte en droit public.
A. Les obstacles substantiels liés à la souveraineté
38. Parmi les arguments défendant la prudence en matière de transposition du droit public, certains peuvent être qualifiés de substantialistes : ils s’attachent à la substance même du droit public pour considérer que la transposition est impossible ou difficile. L’argument principal est de rattacher le droit public à la notion de souveraineté, ce qui rend le caractère national inhérent à tout droit public. Cela crée un obstacle juridico-technique à la transposition : il faut compter avec la souveraineté de chaque État dès qu’on envisage une transposition.
39. Cet élément est parfois pris en compte dans les discussions entre internationalistes ou comparatistes, dès qu’entre en jeu l’unification du droit public. Les travaux menés sur la nationalité au sein de l’Institut de droit international, lors de son congrès de septembre 1896, sont significatifs à cet égard. Pour J. Berney, qui rend compte des travaux de l’Institut sur ce point, l’appartenance de la nationalité au champ du droit public ou du droit privé est déterminante pour la fixation de règles communes. Berney présente la nationalité comme relevant avant tout du droit public [67], malgré l’insertion des règles nationales au sein de textes de droit civil, comme en France ou en Italie : « la nationalité est de sa nature une institution de droit public », puisqu’elle est le lien de droit « entre l’homme et l’État » [68] ; elle entraîne des effets sur les droits et les libertés politiques (vote, service militaire, droit de réunion et d’association), beaucoup moins sur les droits privés (liberté contractuelle, droit de propriété, etc.). L’aborder en termes de droit international privé et de conflit de loi est alors de peu d’utilité pratique, « parce qu’il y a ici une question d’ordre public au premier chef » [69]. Le Congrès refuse donc d’adopter une résolution encourageant à dégager des règles de conflits de loi. S’agissant d’une question de droit public, il paraît impossible d’adopter une législation uniforme, dès lors que les États ne renoncent pas à une part de leur souveraineté. Tout au mieux peut-on laisser le soin à des organes internationaux (comme l’Institut de droit international), à partir d’une élaboration scientifique, de « formuler les principes généraux destinés à inspirer le droit des gens coutumier, et les législations nationales » [70]. Ces principes sont principalement que tout individu doit avoir une nationalité et ne peut en avoir qu’une, et sont précisés par le règlement voté par le Congrès [71] ; mais l’adaptation de la législation de chaque État ne pourra être que progressive. La souveraineté pose donc un problème technico-juridique pour les transplantations, empêchant par exemple l’importation progressive de règles étrangères par les mécanismes de conflit de lois du droit international privé.
B. Les obstacles culturalistes à des transpositions inorganiques
40. La plupart des raisonnements montrant l’irréductibilité des institutions politiques à toute transposition s’inscrivent dans la perspective particulariste et culturaliste qui est celle de Larnaude : le droit public pose un problème particulier en matière de transposition, car les institutions politiques ou administratives sont indissolublement liées aux traits culturels ou historiques de l’État dans lequel elles se développent. Cette conception culturelle détermine un champ nécessairement restreint de la comparaison : celle-ci n’a aucun sens entre des réalités hétérogènes [72]. Elle procède d’une présentation et d’une conception des droits publics elles-mêmes étroitement dépendantes de son contexte.
41. Cette vision éclate la présentation des institutions constitutionnelles et du droit public : la grande variété de contextes rend une même forme juridique différente à chaque fois. Ernest Chavegrin, professeur de droit constitutionnel comparé à Paris à l’époque du Congrès de 1900, cherche ainsi à établir dans son cours que, derrière l’apparence formelle des choses, les institutions publiques ne sont jamais identiques et s’inscrivent dans une configuration constitutionnelle particulière. On ne peut pas par exemple simplement rapprocher les États-Unis et la Suisse du fait du fédéralisme ou l’Angleterre et la France du fait du parlementarisme. L’étude de détail est toujours particularisante et différenciante [73]. Des éléments supplémentaires font à chaque fois éclater ce cadre logique, purement juridique. Cela rend particulièrement malcommode l’élaboration de groupes ou de typologies de pays en fonction du droit public.
42. Cette approche valorise aussi, comme on l’a vu chez Deslandres, le rôle du temps dans l’élaboration institutionnelle. Elle rejette la transposition pour une raison intrinsèque : toute transposition introduit un élément extérieur dans une législation qui doit se développer organiquement ; elle est donc à rejeter comme procédant de façon abstraite ou intellectuelle. Cette idée est particulièrement mise en valeur dans la présentation des institutions municipales en Europe que fait Gabriel Alix, dans le cours qu’il délivre dans les années 1880 à l’École libre des sciences politiques [74]. Sans avoir un objectif directement pratique, sa comparaison valorise les institutions administratives s’étant développées localement de façon progressive et continue. La comparaison d’Alix est très large, incluant par exemple la Suisse, la Russie, l’Algérie départementalisée. Alix oppose deux catégories : les institutions ayant un caractère historique et traditionnel, comme celles de l’Angleterre ; les institutions issues de la philosophie politique, comme la France ou l’Italie. Alix s’appuie pour cette dernière catégorie sur l’existence d’une loi, datable à un moment donné, qui transforme instantanément (in potentia) les institutions existantes, à partir d’un modèle systématique.
43. Sur le fond, les modèles organiques sont valorisés par rapport aux modèles construits abstraitement à partir d’idées philosophiques : la transplantation est vue négativement car elle introduit de l’inorganique dans le développement propre à chaque État. Or, c’est particulièrement important pour des domaines (État, milieu politique) où les équilibres de force et les comportements sont aussi importants que les règles. L’exemple de l’Angleterre est d’ailleurs récurrent, tant dans le champ constitutionnel (régime parlementaire) [75] qu’administratif (souplesse et diversité des situations). L’Angleterre est, si l’on peut dire, un modèle intransitif : elle a cela de remarquable d’apparaître comme l’idéal du développement des institutions politiques, mais un idéal impossible ; on doit seulement imiter de l’Angleterre le fait qu’elle n’a imité personne. Elle apparaît ainsi comme le meilleur exemple où aiguiser la prudence et le mécanisme du contre-modèle, puisque son développement institutionnel n’obéit à aucune règle qu’on pourrait abstraire de son contexte et transposer [76]. La transposition apparaît comme une accélération artificielle de processus politiques et historiques complexes, un trouble indu dans un champ de forces complexe. Cette réserve face aux constructions abstraites et la défense du développement organique, peut apparaître comme le fait d’un parti pris politique conservateur, organiciste, anti-républicain, voire contre-révolutionnaire – ce qui est sans doute le cas chez G. Alix ou dans une moindre mesure Deslandres [77]. Mais la même attitude se retrouve chez des juristes comme Larnaude ou Esmein, souvent critique dès lors qu’il envisage les constructions politiques jugées abstraites de Rousseau par exemple [78].
44. Ce qui caractérise l’ensemble de ces auteurs est la volonté d’associer données juridiques et données sociales, d’expliquer les unes par les autres. Elle s’inscrit dans une optique nationale [79] et culturaliste, où chaque État développe une législation adaptée aux traits culturels de sa population. Ce qui semble donc faire fond commun avec la position de Larnaude est le caractère culturaliste (ou politique) des institutions publiques, même si sa traduction n’est pas toujours (comme dans la version de Larnaude ou d’autres) l’irréductibilité des institutions nationales. Cette culture dans laquelle s’inscrit le système juridique, et qui l’explique, forme une totalité, un ensemble unitaire et cohérent qui explique alors l’unité et la singularité du système juridique – dès lors qu’il y a unité culturelle du référent, esprit national ou esprit du temps, et absence d’emprunt [80].
IV. Le développement d’argumentations construisant des modèles théoriques et non culturels
45. Les notions de prudence et de contre-modèle résument-t-elle la portée de l’argument comparatiste en droit public vers 1900 ? La mise en avant d’autres méthodes d’analyse du droit positif permet de comprendre l’évolution dans l’entre-deux-guerres. La démarche s’appuie alors sur une méthode de raisonnement différente, qui ne poursuit pas la voie d’une étude culturaliste, mais au contraire théorique, détachée, en son point de départ, de l’étude spécifique d’un ou de plusieurs pays. Cette démarche est elle-même associée à des effets pratiques (au moins attendus) et manifeste donc pour ses promoteurs la contribution propre de la science juridique à l’évolution du droit.
A. Les principes généraux par-delà la diversité des pays
46. La démarche la plus évidente est celle qui dégage des principes généraux se déployant à des rythmes ou sous des formes variables dans plusieurs pays. Elle est présente chez ceux comme Deslandres, qui sont par ailleurs réservés sur la transposition directe d’un pays à l’autre, mais ouvre à une vision plus systématique du droit public. Les débats tenus dans la section de droit public du Congrès de 1900 mettent en avant la possibilité de diffuser la représentation proportionnelle en se plaçant sur le terrain des principes (ou des principes généraux). La discussion sur la représentation proportionnelle, ouverte par le rapport favorable d’Achille Mestre [81], se clôture sur le constat des participants (dont Saleilles, Larnaude et Deslandres) qu’aucun obstacle théorique ne s’oppose à ce système (seul Charles Benoist s’oppose à la représentation proportionnelle, au nom de la « représentation organique des intérêts » [82]). Deslandres relève en particulier l’absence de désaccord sur le « principe même de l’adoption de la R.P. [représentation proportionnelle] » [83], même si demeurent de multiples questions de détail. Dans l’interprétation que propose Deslandres des travaux, le processus de comparaison semble mené à partir d’un principe (la représentation proportionnelle), qui doit ensuite se décliner en une série de détails pratiques et surtout être adapté à chaque pays. Mais l’idée même d’un principe commun est admise, même si l’opportunité d’y recourir ne l’est pas nécessairement [84].
47. De façon plus antagoniste, le refus exprimé par Larnaude de transposer le modèle américain de contrôle de constitutionnalité suscite lors de la discussion à la Société d’études législatives des réactions plutôt hostiles [85]. Saleilles, très favorable à un tel système, se dit certes ébranlé par l’exposé de Larnaude, mais reste favorable à l’introduction d’un contrôle (à condition d’encadrer son application ou de préciser le contenu des principes constitutionnels) ; Thaller ou Jalabert se prononcent également en faveur d’un mécanisme qui doit garantir la liberté face à la souveraineté parlementaire. Alors que pour Larnaude, il faut tirer la réforme des « entrailles mêmes du régime parlementaire » [86], la plupart des autres intervenants jugent favorablement l’expérience institutionnelle américaine. Leur raisonnement se situe soit sur le terrain politique (assurer la liberté contre l’omnipotence parlementaire [87]), soit sur celui de la logique juridique où la constitution rigide entraîne le contrôle de constitutionnalité : pour Saleilles, que la constitution écrite ne puisse être appréciée par les tribunaux constitue une « anomalie » et l’exception d’inconstitutionnalité est une « conséquence logique indispensable » [88]. Les exemples institutionnels étrangers servent bien ici de modèle pour la France, à partir d’une lecture critique de la situation nationale et d’un effacement de la spécificité du droit public.
B. La construction de modèles théoriques en droit public
48. Cette démarche est radicalisée dans d’autres textes de droit public, qui partent de constructions purement théoriques, dans le but de les appliquer ensuite aux diverses expériences juridiques. Cette démarche théorique est particulièrement sensible en droit administratif à partir des années 1890, alors que la comparaison n’y jouait pas auparavant un rôle moindre qu’en droit constitutionnel – nous l’avons vu avec Gabriel Alix. On peut en prendre deux exemples, tirés des premiers volumes de la Revue du droit public.
49. Le premier est la série d’articles de Léon Michoud sur la responsabilité de l’État pour les fautes de ses agents [89]. L’article part des règles de droit privé sur la responsabilité des personnes morales, puis s’interroge sur leur application au droit public. Mais dans le cas du pouvoir souverain de l’État et de l’exercice de la puissance publique, seuls des principes de droit public peuvent s’appliquer. Michoud examine alors le fondement possible d’une telle responsabilité [90]. La démarche est de partir de principes théoriques, dont Michoud évalue ensuite la pertinence : il réfute ainsi l’idée que les actes des agents publics engagent l’État (cela pose le problème des actes illicites des agents), que l’État soit responsable en vertu de « ses devoirs généraux envers ses ressortissants » [91] ou encore que cette responsabilité soit la contrepartie de l’obligation d’obéissance aux fonctionnaires imposée aux particuliers. Michoud constate que le droit positif n’admet pas la responsabilité de l’État de façon générale, mais prévoit plusieurs hypothèses où l’État est responsable dans l’exercice de la puissance publique (par exemple, la loi du 8 juin 1895 concernant la réparation des erreurs judiciaires [92]). Le texte montre alors la diversité des expériences étrangères en la matière [93] : en Italie, en Belgique, dans les États allemands ou les cantons suisses, etc.
50. Cette comparaison n’est cependant qu’une étape rapide d’un processus de construction d’un système théorique et abstrait, permettant d’atténuer le principe actuel d’irresponsabilité de l’État pour les actes de puissance publique (sans créer pour autant une responsabilité générale de l’État). Michoud propose ainsi plusieurs « principes » [94], permettant de distinguer les activités qui n’engagent jamais l’État (simples négligences sans réelle conséquence, voire « fautes légères et excusables » [95]) et celles constituant un dol ou une faute lourde, fondée sur la théorie de Zachariae (contrepartie de l’obligation d’obéir aux fonctionnaires) ; à cette « responsabilité générale de l’État » [96] pourront s’ajouter quelques hypothèses particulières exceptionnelles. Il s’agit de dégager de « vraies formules juridiques » et de contribuer modestement à une « théorie de la responsabilité de l’État » [97].
51. La comparaison juridique est donc évoquée, mais elle ne tient qu’une place très limitée dans le raisonnement présenté par ailleurs explicitement comme de lege ferenda. L’objectif du raisonnement est principalement théorique, même si Michoud renvoie à certaines nécessités du système juridique français, comme l’importance du jus scriptum : il s’agit de guider le législateur (plus que le juge) dans l’élaboration d’une loi qui serait nécessaire pour fixer l’obligation de l’État dans les cas indiqués par Michoud. Mais cela ne remet pas en cause le cadre théorique dans lequel s’inscrit la réflexion.
52. La même démarche théorique sur l’État se retrouve dans le texte d’un juriste espagnol, Adolfo Posada [98]. Il s’agit de proposer une construction générale, et non particulière à un État ; la volonté de dégager des lois sociales valables de façon générale s’inscrit dans une perspective évolutionniste et organiciste : selon lui, il faut partir d’une « conception organique de la société et de l’État » [99]. Il s’agit pour l’auteur de rompre avec « la tradition, que l’on peut appeler classique du droit administratif français » (Foucart, Batbie, etc.) qui en fait un pouvoir constitutionnel. Dans cette nouvelle conception, l’administration apparaît comme « l’action sociale de l’État » [100] et se présente comme une fonction de l’État (possédant une unité organique, à l’inverse du caractère arbitraire et multiple de ses manifestations dans la théorie classique). En se référant à Fouillée (La science sociale contemporaine, 1882), l’auteur défend l’utilisation controversée du vocabulaire de l’organisme à propos de l’administration, sans que ce soit une transposition de la zoologie (comme chez certains spencériens) : il s’agit simplement de souligner que la société possède une « unité supérieure de tous ses éléments » [101]. Or, le développement d’une conception très large de l’administration comme science englobant l’économie politique, les finances et d’autres domaines encore a obscurci, selon Posada, le concept spécifique d’administration, qui est de « conserver l’organisme de l’État, de telle façon que ce dernier se trouve à tout instant en mesure d’accomplir ses fins diverses » [102].
53. Il s’agit alors de dégager les fonctions toujours présentes de l’État, en « laissant de côté l’organisation actuelle des Gouvernements » [103]. La genèse et l’élaboration du droit par l’État connaissent trois phases (législative, exécutive, judiciaire), correspondant à trois fonctions de l’État qui sont autant de manifestations de l’organisme étatique. La difficulté de l’analyse tient à ce que ces fonctions ne sont pas toujours attribuées à des organes distincts. Cela explique aussi que cette approche théorique recouvre la diversité des situations concrètes, qui n’en sont que des manifestations particulières : « La nécessité de maintenir une étroite harmonie entre ces trois fonctions de l’État se satisfait grâce à l’action de ce dernier, action en vertu de laquelle le droit de chaque peuple revêt un caractère particulier. Chaque peuple a un droit qui lui est propre » [104]. La tâche propre de l’administration est nécessairement de fournir des moyens à l’État et de s’efforcer continuellement de les conserver et de les perfectionner. Cela permet selon l’auteur de ne plus faire dépendre l’administration du pouvoir exécutif, mais d’une nécessité fonctionnelle propre à l’État-organisme, pris dans son ensemble ; ainsi doit cesser la confusion entre politique et administration.
54. La fonction pratique de la théorie est donc revendiquée : mais elle ne passe nullement par une comparaison des différentes expériences, mais par un raisonnement au contraire détaché des expériences concrètes. Chaque société s’inscrit dans un même schéma évolutionniste ou fonctionnel, tout État se caractérisant par les mêmes fonctions et connaissant peu ou prou la même évolution. On peut ici parler de modèle théorique : les traits généraux (et transposables ou applicables à une diversité de situation) ne sont pas construits explicitement à partir d’un exemple précis (France, Angleterre, Allemagne, etc.) ni rattachés à un contexte culturel donné ; les variations éventuelles sont secondaires et contingentes par rapport à ce modèle théorique. Cette démarche, sans nier la valeur de la démarche comparatiste (présente chez Michoud), en minore l’importance.
55. Or, ce schème de raisonnement semble devenir de plus en plus courant dans l’entre-deux-guerres, mais de façon différenciée à l’intérieur du droit public : en droit constitutionnel, la démarche, en détachant les données constitutionnelles de l’environnement politique, joue une fonction critique de contestation du régime parlementaire français ; en droit administratif, la démarche d’abstraction reste référée au droit administratif français, présenté alors comme modèle.
C. Le modèle théorique comme élément critique dans l’entre-deux-guerres
56. Dans l’entre-deux-guerres, les institutions politiques et constitutionnelles paraissent moins étudiées en référence à leur contexte culturel que comme des exemples ou des cas particuliers de modèles théoriques construits en dehors d’une référence culturelle.
57. Nous prendrons l’exemple du cours de droit constitutionnel comparé que Gilbert Gidel délivre en 1934-1935 à la Faculté de droit de Paris, sur « Les Déclarations de droits et la protection des libertés publiques » [105], qui permet de mesurer l’écart avec la réflexion menée par Larnaude. Le cours établit d’emblée les principes essentiels à propos des déclarations des droits. Celles-ci visent à limiter l’action de l’État et du législateur ; or, la protection contre le législateur suppose d’organiser une hiérarchie entre les normes juridiques, en particulier entre la loi et la constitution. Cela mène à l’hypothèse selon laquelle les droits naissent d’une déclaration incluse dans la constitution. Plusieurs conditions doivent être remplies pour garantir leur protection : il faut leur reconnaître une valeur positive hiérarchiquement supérieure et créer un organe sanctionnateur ; la réglementation des libertés publiques ne doit pas être trop restrictive.
58. Cela permet de présenter le « type le plus parfait » [106] de pays à constitution rigide, à partir du cas des États-Unis : il se caractérise par la supériorité de la loi constitutionnelle et l’existence du recours en inconstitutionnalité. L’absence d’organe sanctionnateur fait au contraire de la constitution française une « constitution rigide imparfaite » [107], expression qui n’aurait guère de sens pour Larnaude, sauf dans l’hypothèse d’une transposition forcée. L’expression peut recouvrir un double sens. Le premier est technique, renvoyant par allusion aux lois imparfaites du droit romain, hypothèse jurisprudentielle qui correspond à des lois valides, mais sans sanction appropriée (autre que morale) [108], et pose le problème de l’effectivité des droits. L’autre est celui d’une gradation des constitutions jusqu’à un modèle parfait (en l’occurrence celui des États-Unis) par rapport auquel situer les autres cas. Cette gradation crée une échelle de commensurabilité, justement refusée par Larnaude.
59. Alors que ce dernier estime que le modèle institutionnel n’a pas de sens de façon abstraite, que la comparaison dégage donc surtout des contre-modèles (à ne pas transposer), les constitutionnalistes de l’entre-deux-guerres considèrent les institutions politiques de façon plus abstraite. Pour Gidel, on peut dégager un modèle théorique juridique par rapport auquel les différentes situations concrètes des États se situent – et à un assez bas niveau pour la France : il existe donc des points de commensurabilité entre les (ou certains) systèmes constitutionnels. La construction théorique se fonde sur un référent concret, notamment le cas américain [109] ; mais elle peut être appliquée sans difficulté à d’autres pays, dès lors qu’ils se réclament de principes juridiques semblables (en l’occurrence, l’existence d’une déclaration des droits).
60. Gidel présente plusieurs arguments de réplique à Larnaude pour défendre le contrôle de constitutionnalité, qui permettent de comprendre le rôle joué dans les deux cas par la comparaison [110]. Les deux professeurs partagent la conception d’un droit évolutif, lié aux données politiques ou aux besoins économiques ou sociaux ; ce postulat lie systématiquement la présentation du droit positif et l’histoire du pays et induit une forme de continuité politique ou constitutionnelle à l’intérieur de l’espace national. Néanmoins, cette continuité n’est pas prise en compte au même degré ; le statut de l’histoire nationale comme celui des catégories juridiques est différent. Sur le premier point, l’histoire apparaît pour Gidel comme le moyen d’expliquer les difficultés rencontrées dans l’application d’un principe juridique, non de justifier le refus d’une institution juridique pour inadaptation aux données culturelles locales [111]. Sur le second point, les catégories juridiques apparaissent détachées de leur dimension culturelle : le rapport entre une notion juridique et son contexte politique ou le « tempérament » social est purement contingent, et non substantiel. Les principes juridiques (abstraits) forment donc des moyens suffisants de compréhension d’un droit national, permettant ensuite de déterminer des degrés d’accomplissement, de « perfection » juridique ; tous les pays se situant dans le cadre de tel principe juridique peuvent être comparés sur une même échelle, permettant de déterminer le cas échéant les mécanismes à introduire dans tel ou tel pays. Les principes juridiques fonctionnent de façon autonome, sans qu’il y ait besoin de les comprendre dans leur environnement culturel ou national [112].
61. S’agit-il de rendre les principes juridiques universels ? La réponse est complexe. Pendant l’entre-deux-guerres, la différence sur le plan constitutionnel entre régimes de liberté et régimes autoritaires est théorisée de façon croissante par les constitutionnalistes, qui renvoient donc ces notions à un contexte politique spécifique. La position des principes juridiques dépend d’un choix politique volontariste (liberté ou autoritarisme) à l’intérieur duquel des conséquences logiques peuvent être tirées [113]. Les catégories ou les principes juridiques ne s’inscrivent plus seulement dans un cadre historique hérité. Même sur ce plan-ci, le modèle se détache de la question culturelle, en tant qu’elle créerait une nécessité déterminant le contenu des principes juridiques. L’éloignement de la conception historique ou culturelle (au profit d’une vision davantage politique) permet l’élargissement de la comparaison, et surtout la dimension plus nettement critique à l’égard du système constitutionnel français (s’agissant par exemple de l’absence de contrôle de constitutionnalité des lois).
62. Quant au droit administratif, on peut faire l’hypothèse, qui mériterait d’être approfondie, d’une disparition très large de la comparaison dans les écrits doctrinaux, contrairement à ce qui existait au XIXe siècle, d’autant qu’il n’existe pas d’enseignement comparé en droit administratif dans la première moitié du XXe siècle, à la différence du droit constitutionnel. Index sui, le droit administratif français apparaît en modèle implicitement valorisé et finalement détaché de considérations culturelles ou historiques. Seul le droit administratif français est présenté, mais il peut servir de fondement à la construction d’un système plus théorique et général (comme chez Jèze), rendant inutile la comparaison étrangère, puisque le droit français lui-même devient produit d’exportation [114].
V. Conclusion
63. Apparemment opposées dans l’entre-deux-guerres, les situations doctrinales du droit constitutionnel et du droit administratif manifestent un même détachement de l’étude du droit par rapport au contexte culturel. La comparaison en droit public (ou son absence en droit administratif) fait alors ressortir plus nettement le mécanisme du modèle, par comparaison et référence avec un principe juridique, comme en droit constitutionnel, ou comme modèle index sui implicite, comme en droit administratif. Cela donne une portée pratique (et critique) beaucoup plus directe à la comparaison, notamment en relativisant fortement la perfection de l’exemple constitutionnel français.
64. L’argument culturaliste, méfiant face à la transposition en droit public, puisait en particulier sa force de la spécificité que beaucoup de juristes reconnaissaient au droit public. Celle-ci conduit à l’idée de contre-modèle, qui est une forme de prudence dans la transposition des institutions juridiques : la description du modèle étranger est avant tout une incitation à ne pas transposer – telle est la seule ou principale conséquence à tirer de la comparaison. Non seulement, les effets pratiques doivent rester limités, mais il faut de plus limiter la comparaison à ce qui est comparable, c’est-à-dire à des aires culturellement ou politiquement proches, aux critères variables selon les matières et l’époque considérée. Cette conception s’appuie sur la faveur pour le développement organique des institutions et l’hostilité à l’égard de l’application mécanique de modèles (étrangers ou philosophiques) dans les matières politiques, constitutionnelles ou administratives. Les notions du droit public sont renvoyées indissociablement par Larnaude à un arrière-plan historique ou culturel ; elles connaissent des évolutions et des manifestations propres à chaque pays ou à chaque culture et forment une cohérence organique distincte.
65. Cet aspect est gommé dans les positions de l’entre-deux-guerres au profit d’une présentation plus formalisée des notions juridiques, sans référent nécessaire à une réalité concrète autre que conceptuelle. L’entre-deux-guerres relativise la dimension spécifique des institutions, envisageant l’application possible de modèles à des cas étrangers, puisqu’on peut déduire des conséquences logiques identiques à partir des principes juridiques. La possibilité de critiquer le système constitutionnel français procède d’une valorisation de l’administration par rapport au fonctionnement parlementaire, ce qui explique la différenciation du droit administratif et du droit constitutionnel sur ce point. Mais l’abstraction du modèle correspond surtout à un changement intellectuel plus général : la vision culturelle, voire organiciste du droit, s’efface au sein de la doctrine, sans que la caractérisation des systèmes juridiques selon quelques traits cesse. Par la suite, le statut particulier du droit public, s’il est toujours pris en compte, se trouve davantage ramené à la question de la comparaison des droits en général [115]. Insister sur la spécificité du droit public a pu n’être ainsi qu’un simple moment, désormais clos, de la construction et de l’affirmation du droit public comme discipline.
Guillaume Richard
Université Paris V-Descartes
Institut d’Histoire du droit, EA 2515