I. Genèse de cet article [1]
1. Au cours de nos travaux de thèse [2], dans le souci d’exactitude et d’exhaustivité opiniâtre qui anime les recherches doctorales, nous avons effectué sur les recueils Sirey et Dalloz, entre 1800 et 1914, un recensement bibliographique aussi complet que possible, notant avec soin l’ensemble des ouvrages, articles, thèses et autres écrits cités par les arrêtistes dans leurs notes d’arrêts ou leurs notes de bas de pages.
2. Cette laborieuse collecte, exécutée sur plus de deux-cent-mille pages, était, à l’origine, destinée à fournir en annexe de ma thèse une bibliographie des ouvrages cités dans les recueils de jurisprudence sur le grand XIXe siècle. Pour diverses raisons, cette annexe n’a pas été intégrée à la production finale, mais nous avons néanmoins conservé ces données pour les exploiter ultérieurement.
3. Un élément à l’époque avait toutefois retenu notre attention : de très nombreux auteurs, qui nous étaient parfaitement inconnus – ou peu connus –, étaient régulièrement cités comme autorités par les rédacteurs de ces recueils, parfois plusieurs décennies durant ; leurs ouvrages et travaux apparaissaient comme incontournables, et constituaient des références, des sources de réflexions et d’inspiration pour les arrêtistes. À l’inverse, les « grands noms » de la doctrine du XIXe siècle, ceux sur lesquels, en somme, s’affairent les historiographes de la pensée juridique contemporaine depuis les travaux fondateurs de Julien Bonnecase ou d’Eugène Gaudemet [3], nous semblaient bien plus modestement référencés au sein de ces grands recueils.
4. Ce constat était particulièrement évident jusqu’aux années 1880, tournant à partir duquel les recueils de jurisprudence, initialement fondés et dirigés par des praticiens, ont été massivement investis par les universitaires qui en ont progressivement pris le contrôle [4]. Dès lors, les auteurs et les travaux cités par les professeurs-arrêtistes dans les recueils de la Belle Époque prirent une coloration nettement plus académique, pour ne pas dire « autocentrée », et nous apparurent, en conséquence, plus familiers [5].
5. Que penser toutefois de cette masse d’œuvres et d’auteurs manifestement plébiscités par les arrêtistes-praticiens sur les deux-tiers du XIXe siècle, et dont l’histoire n’a pourtant gardé trace ? Si l’on s’en tient à l’acception première du terme, il s’agit d’œuvres de « doctrine », définie par Marcel Planiol comme les « opinions et les idées émises par les jurisconsultes dans leurs ouvrages » [6], leurs auteurs étant, pour l’essentiel, des praticiens du droit. Cependant, il semblait quelque peu délicat de parler – sans autres précisions –, de doctrine à propos de ces ouvrages, puisque la doctrine, pour être désignée comme telle, implique une certaine reconnaissance épistémique de la part… de la doctrine elle-même [7] !
6. En effet, depuis la Belle Époque au moins, la doctrine est universitaire et répond à un triptyque implacable, même s’il n’est pas toujours clairement affiché ou assumé : est une œuvre de doctrine une œuvre de droit dogmatique [8], rédigée par un universitaire (ou assimilé), dont les pairs ont reconnu l’autorité [9]. Ainsi, pour incorporer la doctrine, le statut et l’intégration académique de l’auteur (titularisation, grade, agrégation, responsabilités scientifiques, fonctions de direction, etc.) comptent autant que la force de ses travaux [10]. Les dits travaux doivent, en outre, correspondre à des genres doctrinaux identifiables [11] et ne pas trop sortir des canons de la dogmatique, sous peine de ne plus être considérés comme « de la doctrine » [12].
7. Pour en revenir aux écrits référencés dans les recueils Sirey et Dalloz du XIXe siècle, ces derniers ne sont pas, pour l’essentiel, des travaux de professeurs, mais des travaux de praticiens ; surtout, l’historiographie de la pensée juridique – écrite par l’École –, ne les a jamais élevés au rang des œuvres de la doctrine dite « classique », celle qui va des premiers commentaires du Code civil jusqu’aux travaux du « renouveau » de l’École scientifique, au tournant du XIXe siècle [13]. Pour toutes ces raisons, il nous semblait donc délicat de parler de doctrine à leur sujet.
8. Le terme de « doctrine praticienne » nous paraissait alors plus approprié, mais il n’était pas non plus pleinement satisfaisant. En effet, la « pratique » est polysémique en droit [14], et certains des auteurs cités par les arrêtistes n’étaient pas des praticiens. En outre, si la distinction doctrine universitaire/doctrine praticienne pouvait se révéler commode, elle ne répondait à aucune question de fond : en quoi cette « doctrine de praticiens » était-elle différente de celle des universitaires ? Était-elle véritablement moins théorique ? Moins dogmatique ? Moins inspirée ou inspirante ? Ne s’adressait-elle vraiment qu’aux seuls praticiens du droit ? Cette dichotomie un peu artificielle entre classes d’auteurs et d’œuvres ne permettait donc pas d’appréhender la réalité de cette littérature dite « praticienne », ni de comprendre pourquoi cette dernière n’avait, jusqu’à lors, suscité que si peu d’intérêt auprès des historiographes.
9. Plutôt donc que de parler de doctrine praticienne à propos de ces auteurs et de leurs œuvres, il nous semble préférable de parler aujourd’hui d’une pensée juridique contemporaine encore inexplorée. En effet, la pensée juridique est plurielle [15] ; nous n’écrivons pas l’histoire de la pensée juridique, mais l’histoire « des pensées juridiques » [16], pour ne pas dire « des histoires » de la pensée juridique [17].
10. Jusqu’à présent, force est de constater que les travaux historiographiques se sont, pour l’essentiel, concentrés sur la doctrine, la doctrine ayant elle-même initié ces études à la fin du XIXe siècle. À ce titre, et c’est aujourd’hui bien connu, les historiographes de l’ « École scientifique » ont écrit l’histoire de la doctrine qui l’a précédée dans une optique d’autopromotion, n’hésitant pas à expliquer en quoi leurs travaux étaient remarquablement plus rigoureux et « scientifiques » que ceux de leurs prédécesseurs [18]. Dans leurs études, ces derniers ont, en outre, écarté ou minimisé un certain nombre de travaux, généralement issus d’hommes du Palais – des œuvres donc « pratiques » et non « doctrinales » –, qui ont pourtant marqué la littérature juridique de leur siècle. Et si les chercheurs ont désormais largement réinvesti et réhabilité les travaux de l’École dite de l’ « exégèse » [19], s’ils continuent à explorer l’œuvre monumentale de la doctrine de la Belle Époque et de l’Entre-Deux Guerres, ils se sont en revanche encore peu aventurés hors des « sentiers battus » de la doctrine, de la pensée juridique universitaire. Or, cette histoire de la pensée juridique universitaire ne saurait être tenue que pour une partie seulement de la pensée juridique contemporaine ; biens d’autres sentiers et chemins demeurent à explorer pour espérer dresser un jour la cartographie complète de cette pensée juridique plurielle, et l’étude de la pensée juridique « non doctrinale » constitue une de ces pistes à ouvrir.
11. Toutefois, comment recenser et explorer efficacement cette pensée juridique mal connue ou inconnue ? Un des moyens envisageables pour en obtenir un aperçu suffisamment représentatif pourrait être d’utiliser les outils de la bibliométrie [20].
II. Réflexions sur la méthode employée
12. Il pourrait y avoir quelque paradoxe à inviter à la bibliométrie tout en relevant, dans le même temps, le phénomène d’autocitation exclusiviste de la doctrine, qui conduit à dissimuler des pans entiers de la production littéraire du droit et de la pensée juridique. En effet, lorsque l’Université s’empare du monopole de la science – autrement dit de la « doctrine » –, au tournant des années 1880, les citations d’articles et d’ouvrages, au sein d’une littérature juridique et d’un univers éditorial qu’elle domine désormais, ne renvoient presque exclusivement plus qu’à la doctrine elle-même, la science fonctionnant en réseau, citations et références reliant entre eux les chercheurs, les « écoles » et les institutions [21].
13. Toutefois, avant la Belle Époque, le monde de l’édition juridique n’est pas encore submergé par les plumes de l’École ; les maisons Sirey et Dalloz, pour ne citer qu’elles parmi les principales et les plus influentes, se sont d’ailleurs construites autour de recueils de jurisprudence, périodiques rédigés par – et pour – les praticiens du droit. Si nous manquons d’études générales portant sur les fonds de bibliothèques d’avocats ou de juridictions au XIXe siècle, et si l’analyse des listes de souscription aux grands périodiques juridiques nous éclairerait grandement sur la réalité de leur lectorat [22], nous pouvons raisonnablement penser que les recueils d’arrêts et les journaux assimilés étaient majoritairement consultés par les hommes du Palais. La lecture des recueils Sirey et Dalloz ne laisse d’ailleurs que peu de place au doute : avant 1880, ce sont presque uniquement des avocats et des magistrats qui y écrivent ; en outre, la place qu’y tiennent les questions de procédure ou les sujets professionnels (notariat, avoués, questions ordinales) est révélatrice d’une culture juridique que, faute de mieux, nous qualifierons ici de « praticienne ».
14. L’analyse bibliométrique sur ces recueils, notamment sur la période antérieure à 1880, nous donne alors un aperçu des auteurs et des ouvrages connus, lus et recommandés par les praticiens du droit. En d’autres termes, cette analyse constitue une voie d’accès relativement objective [23] à la pensée juridique dominante chez les praticiens du XIXe siècle, pensée juridique qui n’est pas celle de la doctrine, ni celle dépeinte a posteriori par l’Université à partir de la Belle Époque.
15. Les données qui suivent sont issues du recueil Dalloz, sur la période allant de 1825 à 1914 [24]. Le nombre total d’auteurs cités sur cet intervalle de 89 ans est bien entendu beaucoup trop grand pour être exploitable dans le cadre d’un article. Il a donc fallu trouver des critères pour écarter les auteurs jugés « secondaires », c’est-à-dire ceux qui n’apparaissent pas assez souvent dans les colonnes pour être considérés comme de véritables « autorités ».
16. C’est là, sans aucun doute, le point faible de notre essai d’analyse bibliométrique, dans le sens où des critères plus travaillés auraient certainement donné des résultats plus fins, et possiblement différents. Alors que nous venions de dépouiller intégralement le recueil Dalloz, il nous avait semblé, à l’époque, préférable d’exclure tous les auteurs qui n’avaient pas été cités, durant au moins cinq années, sur l’une au moins des huit périodes suivantes : 1825-1835 ; 1836-1847 ; 1848-1858 ; 1859-1869 ; 1870-1880 ; 1881-1891 ; 1892-1902 et 1903-1914 [25].
17. Si ce critère peut paraître arbitraire – et, dans une certaine mesure, il l’est –, il nous avait néanmoins permis de ne garder en lice que les auteurs dont la pérennité, et donc l’autorité au recueil, étaient forte. En outre, la liste dressée reflétait assez bien nos impressions de lecture, les noms relevés étant ceux qui défilaient invariablement dans le recueil Dalloz, et qui avaient fini par s’inscrire dans notre mémoire, pages après pages, volumes après volumes.
18. Il nous faut apporter ici une dernière précision importante : nous avons exclu de cette liste tous les renvois aux auteurs d’Ancien Régime ainsi que les renvois au droit de Justinien, encore assez nombreux dans le premier tiers du XIXe siècle. Cette exclusion avait deux principales raisons : d’une part, nous ne voulions recenser que les auteurs contemporains des recueils ; d’autre part, après quelques années de questions transitoires, les autorités d’Ancien Droit ne furent que rarement utilisées pour résoudre des difficultés positives, mais servirent la plupart du temps d’appuis secondaires – et quelque peu érudits –, à des argumentaires structurellement fondés sur la loi, la jurisprudence et les opinions des auteurs contemporains [26].
19. La liste totale des autorités retenues suivant ces critères relativement stricts s’élève, tout de même, à 561 noms. Dans le cadre de cet article, il s’agit simplement de mettre en avant quelques données bibliométriques parmi les plus significatives.
III. Les données, et ce qu’elles suggèrent
20. Les relevés bibliométriques effectués ici sont très sommaires, et ne donnent qu’un aperçu embryonnaire du travail qui pourrait être effectué à plus grande échelle, avec un niveau de précision supérieur et des outils plus adaptés [27]. Les principales forces de l’analyse bibliométrique, c’est-à-dire la mise en réseau des auteurs, l’analyse à plusieurs niveaux des objets (sources, revues, pays, institutions, etc.) ou encore l’établissement de facteur d’impacts (ou ses modèles alternatifs) n’ont pas été déployées ici. Pour cela, il faudrait au préalable effectuer un recensement d’ampleur sur les grandes revues juridiques ainsi que sur l’essentiel des travaux publiés sur le siècle [28], afin d’en tirer des résultats généraux qui livreraient une photographie tout à fait neuve de la pensée juridique contemporaine.
21. Beaucoup plus modestes, nos relevés bibliométriques nous ont toutefois permis de mettre en lumière quelques réalités qui échappent aux premières impressions ou aux présupposés.
22. Ainsi, sans être représentatifs à eux seuls de la pensée juridique dominante du recueil Dalloz au XIXe siècle, 6 auteurs sur 561 se retrouvent cités, au moins une fois par volume, entre 1825 et 1914 ; en d’autres termes, on retrouve leurs noms et leurs œuvres sans discontinuer au recueil, année après année, sur une période de 89 ans !
23. Il s’agit de Dalloz, Duranton, Locré, Merlin de Douai, de Pardessus et de Toullier.
24. Retrouver le nom de Dalloz au sein de cette liste n’est pas surprenant ; en effet, le recueil périodique est un excellent media d’autopromotion. Les œuvres des frères Dalloz – le Répertoire dirigé par Désiré, et le Dictionnaire rédigé par Armand [29] – mais aussi les nombreux Codes annotés, publiés par la maison et régulièrement mis à jour, sont naturellement mis en avant dans les colonnes du périodique.
25. Le cas de Duranton et de Toullier peut surprendre davantage. En effet, ces deux auteurs figurent parmi les premiers commentateurs du Code, et, si leurs œuvres ont, sans conteste, connu un grand succès, les travaux ultérieurs d’Aubry et Rau, de Demolombe, de Troplong ou encore de Laurent auraient pu les surclasser par la suite, en matière de référencement. Duranton et Toullier demeurent néanmoins inlassablement cités chaque année au recueil, et ce jusqu’en 1914 !
26. Deux nuances doivent toutefois être apportées ici : les autres grands commentateurs classiques sont également très présents dans les citations, et certains d’entre eux, comme Proudhon, arrivent au même degré de référencement si on prend en compte les travaux de leurs continuateurs ; Curasson, Dumay et Valette continueront, chacun de leur côté, l’œuvre de Proudhon, tandis que Colmet de Santerre perpétuera l’œuvre de Demante, prolongeant ainsi le référencement et l’autorité des travaux de leurs aînés.
27. Le cas de Locré illustre pour sa part la permanence d’une grande règle de la méthode exégétique, qui ne disparaîtra pas avec l’essor de « l’École scientifique » et de la « libre recherche scientifique » préconisée par François Gény : « quand la loi est obscure, il faut en approfondir les dispositions pour en pénétrer l’esprit et rechercher l’intention du législateur, en se référant notamment aux travaux préparatoires ». Les procès-verbaux du Conseil d’État rassemblés par Locré au tout début du XIXe siècle lors des discussions sur les codes civil, commercial et criminel, constituent ainsi, presque un siècle plus tard, une base intarissable d’arguments et d’éclaircissements pour interpréter la loi (mais aussi, d’arguments ou d’illustrations historiques).
28. En ce qui concerne Merlin de Douai, son Répertoire et ses Questions de Droit, maintes fois réédités jusqu’aux années 1830, constituent des œuvres majeures de la lexicographie juridique. On imagine sans mal que ces ouvrages étaient particulièrement bien implantés dans les bibliothèques comme dans la culture juridique des praticiens du droit ; en continuant le célèbre Répertoire de son maître Guyot, Merlin a accompagné et éclairé les praticiens à l’aube du XIXe siècle dans les questions transitoires, du droit ancien au droit intermédiaire et au droit codifié. Considéré comme un véritable « oracle » par l’arrêtiste concurrent Jean-Baptiste Sirey, Merlin de Douai est l’un des auteurs les plus cités dans les recueils de jurisprudence, et ses travaux lexicographiques ne seront que lentement et tardivement supplantés par les grands Répertoires généraux de Dalloz, de Favard de Langlade ou encore de Fuzier-Hermann.
29. On peut toutefois s’étonner de trouver encore le nom de Merlin de Douai à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. À cette époque, l’œuvre de l’auteur n’est naturellement plus invoquée pour résoudre des difficultés de droit transitoire ou pour inspirer une jurisprudence encore balbutiante ; elle constitue désormais un « monument », une synthèse facile à manœuvrer de droit ancien et contemporain, de théorie et de pratique, permettant – sans trop d’efforts – d’élaborer des généalogies juridiques ou d’introduire une note d’arrêt par des éléments historiques.
30. Pardessus, enfin. S’il n’est pas un auteur ignoré des historiographes, le commercialiste n’a pas suscité autant d’intérêt de la part des chercheurs qu’un Thaller ou un qu’un Lyon-Caen. Pourtant, son Cours de droit commercial – et, dans une moindre mesure, son Traité des servitudes et sa Collection de lois maritimes – traversent le siècle, et sont encore très référencés à la Belle Époque, alors que l’École se dote de grands commercialistes. Cette donnée pourrait inviter à davantage se pencher sur l’œuvre de Pardessus, et sur son influence dans la pratique et dans la pensée commercialiste contemporaine.
31. Plus représentatifs de la pensée juridique du recueil Dalloz, 58 auteurs [30] ont été cités au moins une fois sur chaque décennie, entre 1825 et 1914. Leur référencement peut-être très variable d’une décennie à l’autre, et parfois même d’une année sur l’autre ; néanmoins, ces jurisconsultes et leurs travaux demeurent des autorités particulièrement pérennes au sein du recueil ; ils constituent donc le fond intellectuel et bibliométrique dominant du recueil Dalloz sur le grand XIXe siècle.
32. On retrouve ces 58 auteurs dans le graphique de synthèse figurant ci-dessous (schéma 1). Ce dernier a été automatiquement généré à l’aide des données collectées et entrées dans un fichier Excel® ; à chacune des huit périodes, le logiciel a attribué automatiquement un code couleur. Au-dessus des auteurs, les indices de 1 à 3 correspondent à la fréquence de citation de l’auteur sur chaque intervalle : 1 signifie que l’auteur a été cité dans le recueil sur une à quatre années par période (« faible ») ; 2 signifie qu’il a été cité de cinq à neuf années (« moyenne ») ; 3 signifie qu’il a été cité sur dix années ou plus, c’est-à-dire sur l’intégralité de la période concernée (« forte »).
33. Ainsi, si l’on prend l’exemple de l’avocat Georges-Bonaventure Battur [31], son œuvre est régulièrement citée dès la première période (1825-1835), puis connaît un important pic entre 1836 et 1858, où ses travaux sont référencés chaque année au recueil. De 1859 à 1880, Battur reste encore fortement présent, même s’il l’est moins que sur les vingt années précédentes. Enfin, son référencement au recueil ne décroît véritablement qu’à partir de 1881, malgré un petit retour sur la période 1891-1902. Entre 1903 et 1914, son taux de référencement est au plus bas, même si l’auteur n’a pas encore totalement disparu des colonnes du Dalloz.
34. Sur l’ensemble de la période, la courbe de tendance bibliométrique de Battur au recueil Dalloz est donc décroissante (schéma 2) ; fortement cité jusqu’aux années 1880, avec un pic au milieu du siècle, l’avocat ne semble plus faire autant autorité à partir de la Belle Époque, où ses apparitions seront de plus en plus rares. En cela, le cas de Battur est tout à fait représentatif des mutations de la pensée juridique au sein des recueils du XIXe siècle.
35. Autrefois très nombreux et plébiscités, les travaux des praticiens se raréfient en effet progressivement à la Belle Époque, au profit des œuvres universitaires. Alors que les avocats, magistrats, notaires ou encore fonctionnaires de l’Enregistrement n’ont plus le temps ni les moyens de se consacrer à la rédaction ou à la mise à jour de leurs ouvrages [32], les universitaires investissent au contraire pleinement le champ doctrinal, qui devient leur chasse-gardée. En produisant des travaux à un rythme et dans une proportion que les praticiens ne peuvent plus égaler, mais aussi en publiant dans tous les domaines du droit et de la littérature juridique – notamment dans les recueils d’arrêts autrefois détenus par les praticiens – les membres de l’École prennent alors le pas sur la pensée juridique. La « doctrine » entre en leur possession.
36. Cela ne signifie pas pour autant que les travaux universitaires se substituent immédiatement et intégralement à ceux des praticiens ; si les références à des articles scientifiques (français comme étrangers), à des thèses ou encore à des « traités élémentaires » (généralement plus théoriques que pratiques) connaissent une croissance très sensible au recueil Dalloz à partir des années 1880, le fond bibliométrique dominant demeure encore bien pourvu en œuvres de praticiens du droit, qu’elles soient anciennes ou nouvelles.
37. Ainsi, l’analyse bibliométrique permet de mesurer – et de pondérer – les changements qui se produisent dans la physionomie de la pensée juridique au XIXe siècle. Une lecture superficielle du recueil laissera au lecteur une nette (et exacte !) impression de « professoralisation » de la pensée juridique, qui débute aux alentours des années 1880, pour se consolider définitivement autour du fameux « Moment 1900 » [33] ; mais au-delà des apparences et des impressions, les données bibliométriques révèlent plus froidement que, parmi les 131 auteurs les plus fréquemment cités entre 1903 et 1914 (indice 3), « seuls » 61 d’entre eux sont des universitaires [34], soit un taux d’environ 46,9 %. A titre de comparaison, sur la période la plus éloignée – 1825-1835 –, ce même taux était certes plus faible, mais pas excessivement éloigné, atteignant les 38 % (8 enseignants sur 21 auteurs) [35].
38. Le graphique regroupant les auteurs systématiquement référencés entre 1825 et 1914 (schéma 1) nous livre, pour l’essentiel, une cohorte de praticiens oubliés de l’historiographie de la pensée juridique : Battur, Bellot des Minières, Xavier Benoît, Bourguignon, Carnot, Chardon, Curasson, Daviel, Emerigon, Grün, Legraverend, Lepage, Magnin, Malapeyre et Jourdain, Mollot, Persil, Renouard, Tarbé, Tarrible, Tessier, Vazeille, Vincens, autant de noms et d’œuvres aujourd’hui effacés – ou presque –, de la mémoire juridique.
39. Ce tableau invite également à des études plus approfondies sur les travaux et sur l’impact d’auteurs mieux connus, tels que les praticiens Rolland de Villargues, de Cormenin, Grenier, Massé, Loiseau, ou les professeurs Bravard Veyrières, Malpel, Pigeau, Poncet et Thomine-Desmazures (père).
40. Il interroge enfin sur l’extraordinaire longévité d’un Berriat Saint-Prix, d’un Henrion de Pansey ou d’un Favard de Langlade, auteurs à la notoriété immense en leur temps, qu’il faudrait redécouvrir ; et que penser de la longévité d’un Delvincourt, dont l’œuvre, généralement reconnue comme médiocre, perdure pourtant jusqu’à la veille de la Grande Guerre ?
41. Parmi ses multiples intérêts, l’étude bibliométrique permet également de livrer des informations précieuses sur le genre d’ouvrages plébiscités par les rédacteurs – et indirectement, par les lecteurs, du recueil –.
42. Un rapide coup d’œil sur les 561 auteurs entrés dans la base de données donne déjà quelques pistes. Un grand nombre d’entre eux ont rédigé des traités « théoriques et pratiques » usuellement limités à une thématique [36], ainsi que des études ou des commentaires de lois ou de réformes particulières [37]. Cette littérature « en patchwork », faite d’études affûtées sur des points de droit précis, semble caractéristique de la pensée juridique dominante au Dalloz sur l’essentiel du siècle ; une pensée juridique d’experts, moins soucieuse d’élaborations théoriques et de constructions intellectuelles générales, que d’analyses détaillées et de mises en pratiques du droit. En d’autres termes, cette pensée reflète davantage le droit tel qu’il était réellement praticable et mis en œuvre à l’époque, et apparaît ainsi plus « réaliste » qu’ « idéaliste ».
43. De nouveau, cela ne signifie nullement que la théorie soit négligée, comme le montre notamment – et pour ne citer qu’elle –, le succès de l’œuvre d’Aubry et Rau dans les colonnes du périodique. En outre, de nombreux commentateurs de lois ont une production littéraire qui dépasse la seule « technique juridique ». Pour reprendre l’exemple de Battur cité plus haut, l’avocat déploie ses conceptions politiques, économiques et sociales au sein de nombreux essais, publiés en marge de ses traités des Privilèges et de la Communauté [38]. Catholique et légitimiste, la vision « sociétale » de l’auteur doit naturellement être prise en compte dans l’analyse de son œuvre juridique, mais aussi dans le succès qu’elle a reçu. Ainsi, une pensée juridique technicienne ou experte ne signifie nullement une pensée dénuée de vision d’ensemble ; l’étude approfondie de ces auteurs, méconnus mais influents, permettrait donc de dessiner une image plus précise des juristes et de leur(s) culture(s) au XIXe siècle.
44. À la fin du siècle, les grandes œuvres de l’École scientifique émergent évidemment au sein de la bibliométrie du recueil ; néanmoins, les travaux d’expertise – encore bien souvent rédigés par des praticiens spécialisés dans un domaine ou un contentieux juridique –, demeurent toujours fortement référencés. Ainsi, un auteur aujourd’hui oublié comme le magistrat Adrien Sachet, qui publie en 1899 la première édition de son imposant Traité théorique et pratique de la législation sur les accidents du travail, sera beaucoup plus souvent cité que les deux grands professeurs de législation industrielle, Georges Bry et Paul Pic, dont les traités sont aujourd’hui considérés comme des jalons de la pensée juridique travailliste [39]. Bien sûr, le niveau de référencement et la fréquence de citation d’une œuvre ne disent rien de sa véritable qualité ; toutefois, ils permettent de repérer de manière fiable son niveau de diffusion, sa popularité, en d’autres termes, ces indicateurs permettent de savoir si une œuvre était véritablement lue, connue, et sans doute pratiquée.
45. Confirmant les observations statistiques ci-dessus analysées, ce dernier graphique a l’avantage d’offrir une représentation globale et instantanée de la bibliométrie du recueil, qu’un tableau de données ou même qu’un ensemble de courbes ne sauraient rendre de manière aussi immédiate et explicite.
46. Une évidence, qui n’en semble pourtant pas une lorsque l’on se penche sur les études historiographiques : les grands auteurs de l’ « École scientifique » n’apparaissent qu’en minorité et en marge, dans le coin haut-droit du graphique (Dalloz 8 et 7) [41], au milieu d’une nuée d’autres contemporains oubliés. Ainsi, Bufnoir Saleilles, Esmein, Planiol, Josserand – pour ne citer qu’eux –, côtoient des Lallier, Rouard de Card, Tilloy, Boulet, Trescaze, Couteau, là-encore quelques noms pris au hasard, mais tout aussi bien référencés – sinon mieux –, que les grands professeurs.
47. Autre élément intéressant, le cœur du graphique, celui qui regroupe les auteurs les plus cités sur le siècle, forme une constellation de noms célèbres, moins célèbres ou inconnus, et illustre parfaitement la diversité de la prose juridique plébiscitée par les rédacteurs (et indirectement, par les lecteurs) du recueil Dalloz. Aux côtés des ouvrages théoriques et civilistes de Toullier, Duranton, Troplong ou Demolombe, figurent une multitude d’études plus ciblées, comme celles de Faustin Hélie, de Grenier, de Carré, de Cotelle, de Sourdat, de Gastambide, de Richefort… Un peu plus en marge encore, mais référencées sur plusieurs périodes, les œuvres spécialisées et parfois pionnières de Jeannotte-Bozérian sur la bourse et les agents de change, celles de Louis Sarrut sur les chemins de fer ou encore celles d’Alphonse Grün sur l’assurance-vie [42]. Ce cœur bibliométrique montre ainsi qu’aucun sujet, de la question des sépultures (De Vuillefroy) à celle des assurances maritimes (Émerigon, Boulay-Paty), en passant par le droit notarial (Rolland de Villargues), ne pouvait échapper au contentieux, à la réflexion et à la plume des praticiens. Nous sommes alors bien loin de la « monomanie » du Code civil, abusivement dénoncée chez les auteurs du XIXe siècle.
48. Précisons, enfin et à nouveau, que ces 561 auteurs ne sont que la « face immergée de l’iceberg », rescapés d’un premier filtre bibliométrique qui pourrait – devrait – encore être affiné, et qui dévoilerait ainsi de nouveaux noms et de nouvelles œuvres.
IV. Conclusion(s)
49. Bien que sommaire, cette analyse bibliométrique démontre qu’une grande part des auteurs véritablement lus et plébiscités au XIXe siècle sont tombés dans les limbes d’une histoire de la pensée juridique, essentiellement centrée – pour ne pas dire « autocentrée » –, sur la doctrine, sur l’ « École ». Il est peut-être important, aujourd’hui, de s’interroger sur la nature de la pensée juridique dont nous faisons l’histoire, et sur les méthodes que nous mettons en place pour la passer au tamis.
50. Cherchons-nous à connaître le véritable impact que les auteurs et leurs œuvres ont pu laisser dans la pensée et (surtout ?) dans la pratique de leur siècle ? Cherchons-nous à savoir comment les juristes se documentaient pour assurer leurs offices, vers quels ouvrages ils se tournaient, quels auteurs avaient leurs faveurs, et pour quelles raisons ?
51. Si les belles « cathédrales » doctrinales sont les plus séduisantes pour l’intellect, étaient-elles forcément les plus représentatives de la pensée juridique quotidienne, étaient-elles celles des hommes du métier, celles qu’ils connaissaient, achetaient, prenaient le temps de lire, d’annoter, et conservaient sur les étagères de leurs bibliothèques ?
52. Les colonnes du recueil Dalloz ne sont pas le réceptacle fidèle et unique de la pensée juridique du XIXe siècle ; elles n’en sont qu’une page, dont l’analyse statistique ramène des berges de l’oubli ces « petites mains du droit » à la notoriété et à la longévité qui surprennent aujourd’hui. L’expérience bibliométrique effleurée ici mériterait, nous le croyons, d’être approfondie et étendue à d’autres revues, d’autres médias juridiques. Avant d’aborder la « pensée juridique » en tant que telle, n’est-il pas naturel d’en baliser les terrains, d’en identifier les acteurs les plus significatifs, les plus lus et, possiblement, les plus influents de leur temps ?
53. La bibliométrie n’est pas une fin en soi, mais un préliminaire ; elle s’inscrit dans une méthodologie d’identification et de classification préalable des auteurs et des œuvres. Ce n’est qu’une fois les référencements et les statistiques effectués, le lectorat cible identifié, les médias et réseaux de diffusion mis à jour, que l’analyse intellectuelle des ouvrages pourra véritablement révéler la – ou probablement les – pensées juridiques dominantes d’une époque, au sein de classes de juristes mieux identifiés.
54. Si ce travail préalable est fastidieux, et s’il nécessite d’importantes prospections dans des domaines a priori éloignés de l’analyse de la pensée – notamment, la maîtrise des outils et des méthodes bibliométriques, ou encore l’histoire de l’édition et des réseaux de diffusion du livre et de la presse juridiques –, il nous semble néanmoins indispensable pour cartographier la pensée juridique contemporaine, pour mieux en saisir les acteurs et les développements. Ainsi, nous serons davantage en mesure de savoir de quelle pensée juridique nous faisons vraiment l’histoire.
Pierre-Nicolas Barenot