Résumé : Dans le cadre d’une lecture politique de la physiocratie, cet article a pour objet de mettre en relief les matrices économiques du discours sur les droits élaboré en France au XVIIIème siècle, ainsi que leurs implications sur le genre élaborées en particulier par Condorcet, l’un des protagonistes révolutionnaires proches de la physiocratie. Dans cette perspective, nous proposons une relecture de la contribution du rationalisme politique de la physiocratie à la Déclaration des droits de l’homme, conçue dans son universalisme, ce qui aboutit, dans la réflexion démocratique de Condorcet, au rejet de la différence politique entre les hommes et les femmes.
Abstract : According to a political investigation of the Physiocracy, this article aims at highlighting the economic foundations of the 18th century French discourse on rights and its gender implications, developed particularly by Condorcet, one of the French revolutionary leaders close to the Physiocracy. By this perspective, the author offers a new reading of Physiocratic political rationalism and of its contribution to the Déclaration des droits de l’homme. Combining this approach with his democratic faith, Condorcet attained to reject any political difference among men and women.
1. Dans le cadre de la lecture politique des physiocrates, qui caractérise désormais depuis longtemps les recherches historiques, surtout en France et en Italie [1], et qui met en évidence non seulement la place centrale mais aussi la primauté du discours politique dans leur élaboration d’une science globale de la société, cet article a pour objet de mettre en relief les matrices économiques du discours sur les droits élaboré en France au XVIIIe siècle, ainsi que leurs implications sur le genre élaborées en particulier par Condorcet, proche de la physiocratie et protagoniste de l’époque révolutionnaire. Tout en réfutant la notion de physiocratie en tant qu’ensemble de principes fixes et immuables, nous essayons de restituer ici une pensée en train de se faire. Dans cette perspective, nous proposons une relecture de la contribution que le rationalisme politique de la physiocratie a apportée à la Déclaration des droits de l’homme, conçue dans son universalisme, ce qui aboutit, dans la réflexion démocratique de Condorcet, au rejet de la différence politique entre les hommes et les femmes.
I. Propriété foncière et droit naturel dans la « nouvelle science » de l’économie politique
2. Le lien entre l’économie en tant que science et le rationalisme politique constitue la particularité et l’originalité de la physiocratie, cette nouvelle science de l’économie élaborée à partir du Tableau économique de François Quesnay, qui donna la première définition scientifique du processus économique, en 1758. S’appuyant sur l’idée que la loi des hommes a été fixée par la nature, les physiocrates furent à l’origine d’un modèle axiologique de Constitution perçu comme vérité évidente. Leur approche rationaliste marqua une rupture, dont le legs survit jusqu’à la Révolution.
3. La Déclaration française des droits de l’homme, qui conjugue le rationalisme politique de la tradition physiocratique avec la notion rousseauiste de volonté générale, s’éloigne de la Déclaration d’indépendance américaine, qui l’a précédée seulement de quelques années, bien que Jefferson, qui en fut l’auteur, fût proche de la physiocratie [2]. La Déclaration des droits marque moins le triomphe du droit naturel que son absorption dans le droit positif, en accord avec l’idée physiocratique que l’ordre naturel peut aboutir à son épanouissement complet seulement dans la société. La Déclaration française, qui fonde la Constitution, réunit des principes qui, tout en n’étant pas obligatoires, restent vrais - en accord avec l’ordre naturel et essentiel des physiocrates ; et dont le législateur fait découler les lois [3]. C’est précisément dans ce cadre que nous essayerons de suivre toutes les implications de cette notion de droit de la physiocratie à Condorcet.
4. Partant du principe de la productivité exclusive de l’agriculture, qui était la seule activité économique à même de produire de la richesse, les auteurs physiocrates donnèrent un rôle central au propriétaire foncier, sur les plans économique, politique et social, en termes de rapport entre la loi naturelle et la production de la richesse, la propriété et la liberté. Dans le contexte de la société de l’Ancien Régime, l’analyse économique des physiocrates attaque la société des ordres, opposant au privilège l’intérêt social et le rôle de chaque individu dans le processus économique [4]. La dimension sociale de l’économie politique impliquait dans l’optique physiocratique un bouleversement de l’ordre social, qui plaçait au centre de la société le propriétaire foncier en tant que tel et non comme expression d’un ordre privilégié. Cette organisation impliquait un discours sur la responsabilité individuelle, les droits, les devoirs, la liberté, les talents et les mérites, qui caractérisait la réflexion française sur l’économie dans le cadre de la culture du XVIIIe siècle.
5. Le rapport dimension économique - droit naturel, « le droit que l’homme a aux choses propres à sa jouissance », fut mis à la base de la théorie physiocratique de Quesnay dans son article Droit naturel, qui définissait les rapports entre ordre naturel, ordre économique et ordre politique [5]. Par opposition à la théorie contractuelle de l’État, Quesnay concevait la société politique comme une phase de développement de la société naturelle, qui, en tant que telle, devait non seulement défendre les droits naturels, mais en permettre la pleine jouissance effective. Ainsi, l’espace politique se posait comme lieu privilégié de la pleine expression du droit naturel, qui en consacrait le rôle central :
« Ce traité montre – soulignait Du Pont de Nemours en 1769, alors qu’il présentait au public des « Ephémérides du citoyen » l’article du maître – que l’usage du droit naturel des hommes, au lieu d’être restreint et diminué, comme l’ont cru les philosophes et les jurisconsultes, a été considérablement augmenté par l’institution de la société, et qu’il aurait la plus grande extension possible si les lois positives de la société étaient les meilleures possibles » [6].
6. Si l’ordre naturel pouvait être interprété complètement, seulement à l’intérieur de la société – ce qui caractérise l’apport des physiocrates comme théoriciens du droit naturel –, l’ordre politique dépendait de l’ordre social, c’est-à-dire des lois matérielles de l’économie, le primat de la terre et de l’agriculture et l’unité de l’intérêt social, représenté par les propriétaires fonciers [7].
7. De l’idée selon laquelle les propriétaires fonciers incarnaient l’intérêt universel et représentaient la nation entière découle l’origine de la reconnaissance de l’essentialité de la fonction économique, pour en définir non seulement la place sociale, mais aussi le rôle politique, à travers le principe de la représentation. Le problème de l’impôt autour duquel naît et se développe la réflexion des auteurs physiocrates a par conséquent des implications fondamentales sur le plan politique, qui les conduit à préciser et modifier dans leur discours le concept de souveraineté.
8. Cependant, les présupposés théoriques de la physiocratie, qui mettent en relation la loi naturelle et la reproduction de la richesse, la propriété et la liberté, confèrent en même temps un sens plus large à l’analyse du propriétaire foncier, comme figure sociale investie d’un rôle économique fondé sur le droit naturel [8]. La maturation de l’idée de l’individu comme propriétaire fit ressortir toutes les potentialités de la condition du propriétaire foncier, dont le fondement reposait sur la corrélation entre la liberté et l’égalité des droits. Cette caractérisation économique et sociale faisait des propriétaires fonciers, dans l’optique physiocratique, la seule classe qui puisse jouer un rôle politique capable de transformer l’attachement matériel à la terre en attachement moral, l’intérêt économique en patriotisme. Représentation et propriété devinrent alors étroitement liées et trouvèrent leur expression chez certains auteurs de la physiocratie ou qui en étaient proches, dans le projet de création des assemblées provinciales, dans lesquelles les propriétaires fonciers représentaient un intérêt social, contraire aux intérêts de corps, et qui constituèrent l’une des propositions de réforme les plus originales de la physiocratie [9].
II. Le marquis de Mirabeau : des libertés corporatives à la liberté économique
9. On peut identifier comme modèle du passage d’une dimension traditionnelle à l’approche économique la maturation de la réflexion du marquis de Mirabeau, auteur de L’Ami des hommes, dont les trois premières parties, publiées en 1756, connurent le succès avant même la conversion du marquis à la physiocratie, à l’occasion de sa rencontre avec Quesnay en 1757. Avant d’adhérer aux principes de Quesnay, l’image que peint Mirabeau de la noblesse dans L’Ami des hommes correspondait à celle d’un propriétaire foncier caractérisé par son rôle social, à la lumière d’un populationnisme de nature aristocratique qui reconnaissait la propriété foncière comme base de la société [10]. La conception de l’agriculture comme fondement d’un système stable de relations sociales et celle de la propriété comme base de la communauté politique restera la contribution originale de Mirabeau à la réflexion physiocratique, même quand celle-ci s’exprimera dans le langage de l’économie politique.
10. Mirabeau avait exprimé sa pensée originelle en 1750 dans son Mémoire concernant l’utilité des États provinciaux, dans lequel il avait eu l’intention, dans le climat de l’opposition au réformisme fiscal du contrôleur Machault, de participer à la polémique anti-absolutiste, en revendiquant le droit de représentation au niveau de l’administration locale comme privilège nobiliaire [11]. Le passage du droit comme revendication des libertés corporatives au droit lié à la liberté individuelle, dont la propriété foncière était l’expression, fut marqué par l’introduction de la réédition en 1758 du Mémoire sur les États provinciaux, révision de la première édition, publiée en 1757 [12]. Dans cet ouvrage, qui paraît donc après l’adhésion de Mirabeau à la physiocratie, le droit de représentation est reconnu aussi bien aux deux ordres traditionnels, le clergé et la noblesse, qu’à un « ordre municipal » et un « ordre civil », comprenant également des propriétaires qui n’étaient pas nobles. La propriété était par conséquent déjà reconnue comme élément essentiel dans la définition des critères de la représentation, même si elle coexistait avec des traditions persistantes qui subsistent dans l’Introduction.
11. De ce bouleversement émergent des éléments qui annoncent une redéfinition des fondements de la société. En effet, on distinguait État et société, et l’on posait la propriété comme l’origine de la société, dont le pouvoir politique n’était que l’émanation :
« Il est impossible que le Gouvernement ait nullement précédé la propriété, puisque la propriété est nécessaire pour retenir les hommes ensemble et former la société. Le Gouvernement dérive donc de la propriété, et non la propriété du Gouvernement. » [13]
12. À travers la distinction des lois, à savoir entre loix de titre – ou lois fondamentales –, et loix de règlement, ou de Gouvernement, Mirabeau reconnaissait le rôle central de la société et la légitimité de la représentation :
« [Le] Gouvernment… n’est point la société, mais seulement le régime conservateur de la société. La société a fait les loix de titre… C’est la nation seule qui, au moyen d’une convention censée unanime par l’aveu de ses représentans, et autorisée par la voix du Maître, c’est la nation seule qui peut toucher aux loix de titre. » [14].
13. C’est un langage qui, en faisant coexister des éléments traditionnels et des éléments novateurs, élargit la perspective nobiliaire corporative. Quoi qu’il en soit, ces points qui annoncent une évolution du discours sur la propriété se font jour par rapport à une réflexion sur la liberté. Considérer, suivant Locke, la personne comme une propriété qui dérive de la nature et situer la liberté personnelle parmi les loix de titre, revient à lier liberté et propriété et à concevoir la liberté en termes autres qu’économiques [15]. L’idée de la propriété comme émanation de la propriété de la personne restera centrale dans la pensée physiocratique [16].
14. C’est ainsi que le Mirabeau physiocratique avait posé les bases d’une réflexion sur la représentation qui, au travers d’une définition particulière de la propriété, s’inscrivait dans le discours sur le droit naturel, prenant ses distances par rapport au langage de la tradition nobiliaire qui avait été le point de départ de sa réflexion. Précisément par rapport à la propriété, ses oeuvres successives suivront sa maturation progressive :
« Selon les Loix de l’ordre essentiel et immuable, tout homme est Roi de sa personne et de sa probité ; tous concourent au même but, avec une même liberté et une égale dépendance, et ce but n’est autre chose que la perpétuité de l’espèce et son bonheur. » [17]
15. Dans la première de ses Lettres sur la Restauration de l’Ordre légal, qui datent de 1768, Mirabeau – comme les autres physiocrates, Du Pont de Nemours, Le Mercier de la Rivière, Le Trosne – définissait la propriété selon qu’elle était personnelle, mobilière ou terrienne, car il était convaincu que la propriété constituait un moyen de réalisation de la personne [18]. En fait, la propriété foncière en était l’expression la plus complète. Les propriétaires fonciers en étaient donc arrivés à assumer une dimension complexe. La revendication du droit de représentation de ceux-ci s’inscrivait en effet dans une perspective qui dépassait le projet de décentralisation administrative, qui resta pourtant un des moments les plus féconds du programme des réformes des auteurs physiocrates, en ce sens que les propriétaires fonciers détenaient le « droit en extension » [19], qui leur permettait d’améliorer indéfiniment leur condition [20].
16. La centralité de l’instruction dans la pensée des physiocrates – qui furent parmi les rares voix qui revendiquèrent, avant la Révolution, l’instruction primaire dans les campagnes en tant qu’instrument nécessaire pour accéder à l’évidence de l’ordre naturel – souligne l’idée d’indépendance individuelle à tous les niveaux de la société, qui caractérise la spécificité de la pensée française par rapport à l’idéologie country anglaise, fondée sur la conservation et la tradition [21]. Dans cette optique, la condition du propriétaire foncier représentait la réalisation d’une indépendance, qui rendait apte non seulement à la participation à la chose publique, mais avait aussi une valeur sociale, impliquant l’idée du devoir et de la solidarité : « La connoissance des droits et des intérêts de l’État, est un des devoirs du Propriétaire » [22]. Ainsi Mirabeau réussit à esquisser le concept d’une élite rationnelle – déjà présente chez Quesnay et qui trouvera sa pleine expression chez Condorcet – à travers l’idée selon laquelle la condition économique du propriétaire foncier garantissait la capacité et la disponibilité qui rendaient possible sa participation aux affaires publiques : « seuls ils en ont le droit, le devoir, le pouvoir et peuvent en avoir l’intelligence » [23].
17. Par la suite, dans les Devoirs, Mirabeau développera encore sa pensée, partant du concept de volonté commune pour arriver à une définition explicite de la souveraineté, renforçant le rationalisme politique physiocratique, qui refusait au Prince le pouvoir législatif, dans la mesure où la loi était donnée en nature :
« Le souverain n’est point propriétaire de la souveraineté… Il est propriétaire de la force exécutrice de la loi et protectrice de la volonté commune. Dans toute société existante la loi est faite, car la société n’existe que par la loi. Quand donc on dit que dans tel ou tel autre pays le prince est législateur, cela signifie que la volonté commune, qui doit se montrer sous une formule quelconque, se prononce au nom du prince » [24].
18. Ceci marque une maturation de la pensée de Mirabeau, par rapport à ses prises de positions initiales. Ainsi, dans une œuvre dont le titre et la forme conservait une empreinte traditionnelle, un langage se fait jour, qui dépasse les intentions de l’auteur, à travers « cette invasion des idées démocratiques dans un esprit féodal », pour reprendre l’expression de Tocqueville à propos du marquis de Mirabeau [25].
III. Liberté économique et liberté de la personne
19. L’accentuation du concept de propriété, dans le sens du libre emploi des facultés personnelles, en dehors de la societé traditionnelle, fut élaborée par Du Pont de Nemours, qui, en publiant la Physiocratie, fournit le premier recueil de la nouvelle science économique et de la pensée de Quesnay [26]. Jeune adepte du groupe, Du Pont de Nemours, qui par cette publication se pose comme le propagateur de la nouvelle théorie économique, laissait déjà transparaître dans le Discours de l’éditeur son inclination à développer les implications libérales de la pensée physiocratique, ce qui caractérisa sa position à l’intérieur du groupe. En réaffirmant la nature non contractuelle de la société, déjà esquissée par Quesnay, Du Pont identifie en même temps dans la liberté les fondements du discours physiocratique sur la propriété. Le consensus des propriétaires était considéré non seulement comme fonctionnel pour la stabilité politique, mais comme un élément inhérent à la liberté du propriétaire même.
20. L’émergence, dans le contexte de la conception rationaliste de la loi [27], de la nécessité de garantir des mécanismes constitutionnels de contrôle politique, était accompagnée de la reconnaissance que les propriétaires fonciers étaient l’incarnation de l’État et de la priorité des individus sur le Gouvernement : « Ceux cependant qui ont voulu écrire et raisonner sur l’Economie politique, auroient du songer que les Gouvernements sont fait pour les hommes, et non les hommes pour les Gouvernments » [28].
21. Dans son Mémoire sur les municipalités, ébauché en 1775 avec Turgot, au cœur du projet de réformes du contrôleur général, Du Pont de Nemours opposait rationalisme politique et droit naturel d’une part à valeur de la tradition d’autre part : « les droits des hommes réunis en société ne sont pas fondés sur leur histoire, mais sur leur nature » [29]. Dans la suite d’assemblées proposées, réservées aux propriétaires fonciers, la figure du citoyen fractionnaire – qui permettait à qui possédait une fraction de propriété insuffisante pour accéder à la représentation, de se joindre à d’autres petits propriétaires pour rassembler les conditions requises – représenta un tournant décisif, qui fit des propriétaires fonciers non plus une classe pourvue de titres qui représentait les intérêts du pays, mais un ensemble d’individus et une partie de la nation. Même dans l’inégalité de fait, s’exprimait un intérêt social commun, qui se manifestait à travers l’égalité de droit.
22. Le contrôleur général Turgot, qui fut proche de la physiocratie et qui pour la période de 1774 à 1776 eut l’apparence d’en marquer le triomphe, contribua de façon décisive à la notion de droit par sa propre réflexion sur le concept de propriété, conçue non plus en tant qu’expression de l’ordre naturel, mais comme institution humaine et historique, position modifiée en profondeur par le rapport entre liberté et propriété [30]. Contrairement au Mémoire sur les municipalités, qui ne concédait le droit de vote qu’aux propriétaires fonciers, Turgot avait reconnu, dans une lettre à Condorcet datant de 1771, l’égalité des droits à tous les citoyens [31]. Du droit à la propriété à l’égalité des droits, le projet de création des municipalités dépassa donc le domaine administratif dans les intentions de Turgot, pour déboucher sur un programme de réformes politiques. Voici ce que précisa Du Pont au sujet des ajouts que Turgot voulait faire au Mémoire :
« Il aurait désiré que l’on joignit à cette constitution fondamentale des mesures qui donnassent une claire et complette garantie de la liberté des personnes, de celle du travail, de celle du commerce et de toutes les propriétés mobilières, aux natifs et aux habitants qui ne sont pas propriétaires de biens-fonds, mais dont le bonheur est le seul gage d’une active, d’une efficace concurrence du territoire. » [32].
23. À la veille de la Révolution, c’est justement chez Du Pont que le rationalisme politique de type physiocratique trouva une de ses formulations les plus complètes, telles qu’il les exprima dans une note à la première traduction française de l’Examen du gouvernement d’Angleterre de John Stevens :
« Ils n’ont point dit LEGISFAITEUR, ce qui auroit indiqué le pouvoir de faire arbitrairement des loix ; ils ont dit LEGISLATEUR, porteur de loi, ce qui détermine que celui qui est chargé de cette fonction respectable, n’a d’autre droit que de prendre la loi dans le dépôt immense de la nature, de la justice et de la raison, où elle étoit toute faite, et de la porter, de l’élever, de la présenter au peuple. Ex nature jus, ordo et leges. Ex homine, arbitrium, regimen et coërtio, disoit le profond penseur Quesnay. » [33]
24. Toujours à la veille de la Révolution, dans une discussion manuscrite de certaines observations de Mirabeau sur la déclaration des droits de la Virginie, celui-ci aurait identifié le peuple dans les propriétaires, considérés comme force politique des individus contre les intérêts corporatifs :
« le Peuple, c’est le corps des propriétaires confédérés pour former une puissance sociale protectrice des propriétés, de la sûreté, de la liberté. Il est certainement impossible de les gouverner malgré eux, si ce n’est par le ministère d’une armée et comme des ennemis vaincus ; mais ce serait alors le Despotisme que certes vous ne voulez pas établir. Mon cher Maître, saisissons ce que ces gens ont de bon pour leur faire faire mieux encore. Ils sont très près de nous et sûrement bien plus près que nos ministres, notre clergé, notre noblesse, et nos Parlemens, qui tous veulent être protégés de la force sociale sans y contribuer, et qui ne songent qu’à disposer arbitrairement du bien et de la liberté d’autrui. » [34]
25. Quelle garantie existait contre des lois injustes ? « La législation toute entière est renfermée dans une bonne déclaration des droits » - déclarait enfin Du Pont, qui, lors de la convocation des États Généraux, deviendra lui-même l’auteur d’une déclaration des droits [35] :
« La nation assemblée ne peut donner à personne l’autorité de faire des loix contraires à la déclaration des droits... Reste donc l’autorité de faire des réglemens pour assûrer d’autant mieux la conservation des droits : c’est cette autorité que, dans un sens restraint, l’on peut nommer législative... Tout réglement a une pierre de touche : Est-il conforme à la déclaration de droits, ou ne l’est-il pas ? » [36]
26. Un auteur, comme Le Mercier de La Rivière – qui fit la synthèse des théories physiocratiques dans L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, ainsi qu’un véhicule littéraire largement diffus – laissa la place, à côté de la définition du concept de despotisme légal, à une réflexion complexe sur le rapport propriété - liberté. Partant des présupposés sensistes, qui liaient la propriété à la réalisation de la personne, Le Mercier voyait la liberté non comme la faculté de former une volonté, mais comme la liberté de la mettre en acte, c’est-à-dire la liberté physique, et dans ce sens celle-ci était définie comme liberté sociale et incluait le droit à la propriété [37]. Considérant la liberté sociale, Le Mercier arriva par la suite à la définition d’« égalité sociale », à la lumière de laquelle la propriété créait les conditions qui rendaient les hommes égaux en droits :
« chacun doit être également protégé par la loi de propriété, également indépendant de toutes volontés contraires à cette loi, également libre dans l’exercice de ses droits de propriété. Voilà la véritable égalité sociale. » [38]
27. Cette acception de la liberté, associée à l’opinion physiocratique commune qui voyait dans les propriétaires fonciers « des hommes vraiment nationaux » car « leurs intérêts les tiennent attachés au sol, de manière qu’ils ne peuvent que perdre en s’expatriant » [39], impliquait pour Le Mercier l’exercice des capacités de raisonnement, de ceux qui soutenaient l’autorité législative, au sens de « pouvoir d’annoncer des loix déjà faites » [40]. De là l’importance de l’instruction, thème on ne peut plus central dans la pensée physiocratique et auquel Le Mercier contribua personnellement par son projet d’organisation de l’instruction publique pour Gustave III de Suède [41].
28. Dans le cadre des fondements économiques de la réflexion sur la liberté et les droits, et de l’importance accordée à la diffusion de l’instruction, le rationalisme du discours physiocratique n���eut pas en soi d’implications de genre. Cependant, Mirabeau fut le seul physiocrate qui s’occupa spécifiquement de l’éducation féminine, dans une série d’articles parus dans les « Ephémérides du citoyen » entre 1767 et 1768. Son point de vue le posait sans aucun doute parmi les prises de position les plus progressistes [42]. En effet, la nécessité de garantir l’instruction aux femmes était pour Mirabeau une exigence politique :
« Je veux entreprendre cette question, non, si je puis, dans le ton d’un pédagogisme moral qui paroitroit puérile et ennuyeux... mais d’après la véritable base du bonheur des hommes quelconques... je veux dire, d’après l’utilité respective dont les individus coassociés se peuvent être entr’eux. » [43]
29. Cependant, malgré cet arrière-plan conceptuel, et au-delà du mérite d’avoir traité directement le problème, les conceptions de Mirabeau ne sortirent pas du jugement traditionnel sur le rôle des femmes à l’intérieur de la famille et de la société. Bien que rejetant la prétendue infériorité intellectuelle de la femme, il justifiait son exclusion de la vie publique au nom de ses devoirs domestiques et familiaux, auxquels Mirabeau ne pouvait admettre qu’elle puisse se soustraire. C’est pourquoi l’instruction proposée, dont la priorité était reconnue précisément à cause de l’importance cruciale de ces devoirs, se limi-tait à garantir un niveau culturel superficiel et à fournir un bagage de notions à caractère essentiellement domestique.
30. Ces articles de Mirabeau sur l’éducation des femmes ont tout de même une importance fondamentale parce que, même s’ils se fondent sur une image traditionnelle de l’instruction féminine, ils traitent de la question de la méthode d’enseignement. En effet, Mirabeau prônait une méthode d’éducation qui respectât et même favorisât le développement de la personnali-té de l’individu :
« L’intention de celui qui enseigne est d’instruire et de perfectionner la raison de son élève, et de faire d’un enfant un homme le plus accompli qu’il soit possible [en même temps l’élève] veut être lui et son petit univers d’affections et d’idées, et il se réserve en secret son libre arbitre tant affirmatif que négatif [44].
IV. Condorcet : économie, femme et politique
31. Le passage des droits du propriétaire aux droits du citoyen, qui déboucha sur la défense des principes libéraux, outre la liberté économique, se fit avec Condorcet qui, avant même la Révolution, élabora l’une des réflexions les plus matures sur les droits politiques de la femme, dans le cadre d’une pensée désormais complètement démocratique. Le parcours intellectuel de Condorcet ne s’inscrit pas seulement dans le cadre de la physiocratie ; sa formation mathématique, sa collaboration avec Turgot, la complexité de sa pensée économique, son expérience en tant que protagoniste de la Révolution marquèrent profondément le rôle qu’il joua pendant le tournant révolutionnaire [45]. La physiocratie, dont il resta toujours proche, joua en tous les cas un rôle fondamental dans sa prise de conscience aussi bien du rapport entre économie et politique, que de l’importance fondamentale de l’instruction publique, même quand il prit ses distances par rapport aux principes de Quesnay [46]. En fait pour ce qui est de la physiocratie, au-delà d’un corpus de principes fixes et immuables, il faut comprendre toute la persistence de l’approche économico physiocratique et toutes ses implications politiques.
32. Condorcet considérait que la sécurité de la personne, la sécurité de la propriété, l’égalité devant la loi et le droit de contribuer à l’élaboration des lois, conséquence de l’égalité naturelle des hommes [47], faisaient tous partie des droits naturels. Au sujet du rapport entre économie et politique, et des réflexions sur la représentation politique élaborées par les auteurs physiocrates et par Turgot, Condorcet posait cependant une nouvelle question, à savoir comment garantir la correspondance entre les décisions des assemblées et la rationalité de la loi [48].
33. On sait que le nom de Condorcet fut inséparablement lié aux batailles pour les libertés civiles les plus importantes, qui constituèrent une des lignes de force de la lutte des philosophes contre l’Ancien Régime : les campagnes pour la tolérance religieuse, la reconnaissance civile des Protestants, l’abolition de l’esclavage et la liberté des noirs furent toujours passionnément soutenus par le secrétaire de l’Académie des Sciences [49]. Sur le terrain de la défense et des revendications des droits de la femme, sa position tranchait cependant avec celle de ses contemporains et prit un ton tout à fait original. Pour Condorcet, en effet, on pouvait, pour la première fois, parler de féminisme, dans la mesure où il fut le premier à poser la question de la femme, largement débattue à son époque, en termes politiques ; il faut également le premier à avoir demandé, avant même l’explosion de la Révolution, qu’on donne aussi le droit de vote aux femmes, dans une tentative d’insérer pour la première fois le problème de l’égalité civique entre hommes et femmes dans l’optique de l’idéologie libérale naissante.
34. Il y avait en Condorcet de solides convictions physiocratiques, dans la reconnaissance de la propriété comme droit naturel, pour la conservation de laquelle les hommes se réunissaient en société [50], et de la richesse qui leur venait de la terre comme fondement de l’unité de l’État : « Dans les pays cultivés, c’est le territoire qui forme l’État ; c’est donc la propriété qui doit faire les citoyens » [51]. Cependant, celle-ci dénotait désormais à ses yeux la seule capacité de faire ses propres choix rationnels mais n’augmentait pas en proportion de la propriété. Ceci représentait un pas décisif vers l’acceptation du suffrage universel, dans le sens où ce n’était pas la propriété, mais la rationalité, qui devenait le critère de la participation politique. La pensée sur la propriété favorisa par conséquent chez Condorcet la maturation du concept de démocratie représentative, dont il donna la première formulation française en 1788 dans les Lettres d’un bourgeois de New-Heaven à un citoyen de Virginie, au nom de l’unité de la souveraineté, fondée sur la notion physiocratique de rationalité et d’unité de la loi [52].
35. Justement dans les Lettres, Condorcet citait le droit de vote des femmes parmi les principes d’une refonte politique de l’État, non dans le cadre du suffrage universel, mais dans le cadre d’une capacité électorale physiocratiquement limitée aux propriétaires fonciers :
« On pourrait dire que l’exercice du droit de citoyen suppose qu’un être puisse agir par sa volonté propre. Mais alors je répondrai que les lois civiles qui établiraient entre les hommes et les femmes une inégalité assez grande pour qu’on pût les supposer privées de l’avantage d’avoir une volonté propre, ne seraient qu’une injustice de plus. » [53]
36. Les requêtes de Condorcet impliquaient, et il en était conscient, une attaque résolue et sérieuse de certains des fondements de la société traditionnelle : « l’habitude nous a familiarisé avec l’idée d’une femme-roi et non avec celle d’une femme-citoyen » [54].
37. Même dans les milieux philosophiques le discours de défense de la femme n’impliquait pas nécessairement la reconnaissance de la parité entre masculin et féminin. Condorcet était loin aussi bien de l’idée d’une spécificité féminine que de la défense de la femme en tant qu’être faible. Qu’il s’agisse de l’image de la femme comme « être poétique » de Diderot, ou de l’ambiguïté avec laquelle le problème avait été abordé dans l’article « Femme » de l’Encyclopédie - dans lequel le chevalier de Jaucourt, bien que réaffirmant, en termes qui rappelaient la tradition du droit naturel, l’égalité entre homme et femme dans le droit naturel acceptait cependant l’idée de la subordination de la femme dans le mariage, ratifiée par la loi civile - celles-ci étaient assez lointaines de la position de Condorcet, comme les conceptions de Rousseau sur la féminité et de la spécificité psychologique de la femme [55], dont l’influence fut déterminante pendant tout le siècle.
38. Même à Voltaire, dont l’intérêt pour la question féminine naissait davantage de son sentiment de solidarité naturelle avec les faibles que de sa conviction d’une parité entre hommes et femmes, Condorcet fit, dans les Lettres d’un ci-toyen de New-Haven, une série d’objections précises :
« La constitution des fem-mes les rend peu capables d’aller à la guerre, et pendant une partie de leur vie doit les écarter des places qui exigent un service journalier et un peu pénible. Les grossesses, le temps des couches et de l’allaitement, les empê-cheraient d’exercer ces fonctions. Mais je ne crois pas qu’on puisse assi-gner, à d’autres égards, entre elles et les hommes aucune différence qui ne soit l’ouvrage de l’éducation ... On leur accorde tous les talents, hors celui d’inventer. C’est l’opinion de Voltaire, l’un des hommes qui ont été les plus justes envers elles et qui les ont le mieux connues. Mais d’abord, s’il ne fallait admettre aux places que les hommes capables d’inventer, il y en aurait beaucoup de vacantes, même dans les académies. » [56]
39. La position de d’Alembert sur ces sujets eut sans doute un poids decisif sur l’opinion rationaliste de Condorcet, qui était non seulement son disciple, mais qui lui était lié par une importante dette intellectuelle. En effet, dans la Lettre à Jean-Jacques Rousseau en défense de son article « Genève » de l’Encyclopédie, d’Alem-bert avait nié l’infériorité morale naturelle des femmes et mis en cause les préjugés sociaux pour l’état de sujétion où elles étaient contraintes, en en donnant les raisons. La hiérarchie des rapports à l’intérieur du milieu familial et social avait été analysée par d’Alembert dans les termes de Hobbes, à savoir du droit du plus fort, en contraste avec les lois de la raison [57]. Condorcet reprendra la même argumentation plusieurs années plus tard dans les Lettres d’un citoyen de New-Haven, dans son analyse des causes de l’exclusion des femmes du droit de vote :
« Les faits ont prouvé que les hommes avaient ou croyaient avoir des intérêts fort différents de ceux des femmes, puisque partout ils ont fait contre elles des lois oppressives, ou du moins établi entre les deux sexes une grande inégalité. » [58]
40. Seul un « abus de la force » était donc à l’origine de cette situation. Les conceptions de Condorcet sur la parité entre hommes et femmes correspondaient directement à la tradition du rationalisme cartésien qui, dans l’exaltation et le parti-pris pour la raison, annulait les inégalités entre les sexes, en en minimisant les différences organiques. Entre les arguments de base en faveur du droit de vote des femmes, on lit, dans les Lettres d’un citoyen de New-Haven,
« N’est-ce pas en qualité d’êtres sensibles, ca-pables de raison, ayant des idées morales, que les hommes ont des droits ? Les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes. » [59]
41. On reconnaît chez Condorcet, dans le même esprit de rigueur rationaliste, les implications du discours cartésien en faveur d’une réévaluation de la femme, qui avaient trouvé leur expression la plus complète dans la pensée de Poullain de la Barre. Tout en ne le citant jamais de façon explicite, Condorcet fonda son discours autour de la femme sur « L’esprit n’a pas de sexe » de Poullain, qui voulait ramener les différences entre masculin et féminin aux seules fonctions spécifiques de la procréation. Condorcet poussa jusque dans ses extrêmes la position rationaliste de Poullain, la transformant en un instrument de revendication des libertés politiques, qui culmina dans sa campagne en faveur de la concession aux femmes du droit de vote [60].
42. Le rationalisme de Condorcet s’était en outre enrichi de la théorie sur le calcul des probabilités, qui l’avait amené à rédiger en 1785 l’Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralités des voix, poussé par la conviction que le vote ne devait pas exprimer des préférences, mais des vérités, et que la loi n’était pas l’expression de la volonté d’un corps représentatif, mais la déclaration d’une règle conforme aux principes de la raison et du droit [61]. Abandonnant l’évidence cartésienne, le rationalisme probabilistique de Condorcet permettait de dépasser le scepticisme, en réduisant au minimum le risque d’erreur des délibérations, à travers le recours au calcul des probabilités, appliqué à un schéma procédural qui fixerait les règles sociales [62]. La science de la société esquissée par Condorcet était fondée sur la certitude qu’une autorité éclairée exprimait la rationalité de la loi, à laquelle tous les êtres rationnels devaient donc contribuer [63]. Le vote des femmes ne faisait pas partie seulement des droits naturels, mais trouvait également sa justification dans la recherche des modalités pour parvenir à la vérité des décisions collectives. Les arguments du rationalisme probabiliste de Condorcet liaient ainsi de façon originale la question du vote des femmes à l’une des expressions les plus novatrices de sa pensée [64]. Avec Condorcet, la pensée rationaliste sur la femme fit ainsi un saut qualitatif, le discours devint politique et centré sur la liberté, dans le cadre des fondements physiques et naturels de l’ordre social de matrice physiocratique, qui chez lui s’exprimèrent dans le langage de l’égalité.
43. L’intention de poser l’existence de différences physiques comme fondement des différents rôles sociaux pour les hommes et les femmes sous-entendait pour Condorcet la volonté de sanctionner une inégalité naturelle, et par là immuable, tandis que celle-ci n’était que le fruit de l’éducation :
« Si on compare le nombre des femmes qui ont reçu une éducation soignée et suivie, à celui des hom-mes qui ont reçu le même avantage.., on verra que l’observation constante alléguée en faveur de cette opinion, ne peut être régardée comme une preuve. » [65]
44. Ainsi, les conceptions de Condorcet sur la femme se situaient au cœur de sa pensée, dans lequel l’instruction constituait le point de départ de son programme de transformations politiques et sociales. En 1791, voici ce qu’il écrivait sur l’instruction publique, dans ses Mémoires :
les femmes ont les mêmes droits que les hommes ; elles ont donc celui d’obtenir les mêmes facilités pour acquérir les lumières qui seules peuvent leur donner les moyens d’exercer réellement ces droits avec une même indépendence et dans une égale étendue. [66]
45. Les prises de position de Condorcet au sujet du droit de vote des femmes qui, avant 1789, l’avaient isolé, se transformèrent, à la Révolution, en revendication politique ouverte dans Sur l’admission des femmes au droit de cité, que Condorcet publia en juillet 1790 sur les pages du Journal de la Société de 1789 ; ce fut un « véritable manifeste féministe », selon Aulard, tout en soulignant l’impact que celui-ci eut au sein même des groupes démocratiques [67]. Déjà en 1788, à la veille de la Révolution, dans son Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales – qui avait marqué par un langage désormais politiquement mature l’évolution démocratique d’un auteur héritier de la tradition physiocratique – Condorcet avait donné une définition du « droit de cité » :
« On entend par droit de cité, le droit que donne la nature à tout homme qui habite un pays, de contribuer à la formation des règles auxquelles tous les habitants de ce pays doivent s’assujettir pour le maintien des droits de chacun. » [68]
46. Ce droit appartenait à tous sans distinction, mais était limité quant aux objets sur lesquels il s’exerçait et quant aux personnes qui l’exerçaient. Accorder le droit de vote à qui avait un revenu foncier suffisant pour assurer sa propre subsistance « paraît mériter la préférence » [69] ; la prudence de l’affirmation, qui trahit l’exigence de Condorcet de dépasser les certitudes acquises, ne touchait pas encore, cependant, la conviction selon laquelle les propriétaires fonciers représentaient les vrais citoyens, en tant que liés matériellement au territoire et par conséquent concernés par des lois justes. Ceci impliquait la concession du droit de vote « à la plus faible propriété », excluant seulement ceux que la pauvreté ou la façon de vivre rendait dépendants des autres [70]. Avant peu, dans le projet de Déclaration des droits ébauché en 1789, Condorcet dépasserait le lien vote-propriété, puisque le seul critère qu’il accepterait serait la propriété des capacités rationnelles [71].
47. L’année suivante, le discours démocratique sur l’égalité se faisait plus véhément dans Sur l’admission des femmes au droit de cité. Ce texte reprenait, parfois presque textuellement, les conceptions que Condorcet avait déjà exprimées dans les Lettres d’un citoyen de New-Haven. La violation du « principe de l’égalité des droits », qui se produisait « en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité », était soulignée dans les mêmes termes politiques et à la lumière de la même prise de position rationaliste, selon laquelle les droits des hommes et des femmes « résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, suscep-tibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées » [72]. Reprenant les objections déjà avancées contre Voltaire sur l’influence des différences physiques entre hommes et femmes, Condorcet réduisait encore une fois les disparités apparentes à la « différence d’éducation », soulignant plus vigoureusement encore que dans son langage prérévolutio-nnaire la portée antidémocratique de l’exclusion des femmes du droit de vote, à un moment où toutes ses réserves sur la valeur du suffrage universel étaient désormais tombées :
« On a dit que les femmes... n’avaient pas proprement le sentiment de la justice ; qu’elles obéissaient plutôt à leurs sentiments qu’à leur conscience... ce n’est pas la nature, c’est l’éduca-tion, c’est l’existence sociale qui cause cette différence... Si on admettait contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni acquérir des lumières, ni exercer sa raison… et bientôt, de proche en proche on ne permettrait d’être citoyens qu’aux hommes qui ont fait un cours de droit public. Si on admet de tels principes, il faut, par une consé-quence nécessaire, renoncer à toute constitution libre. Les diverses aristocraties n’ont eu que de semblables prétextes pour fondement ou pour excuse ; l’étymologie même de ce mot en est la preuve. » [73]
48. À la lumière de ces arguments et dans l’ambiance révo-lutionnaire, toutes les objections imaginables de caractère traditionnaliste et familial sur la possibilité de concéder aux femmes le droit de vote n’étaient donc plus valables, aux yeux de Condorcet :
« Pourquoi des êtres exposés à des grossesses, et à des indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s’enrhument aisément ?... On n’arracherait pas les femmes à leur ménage plus que l’on n’arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers. » [74]
49. En dépit de cet engagement de Condorcet en faveur des droits des femmes, le projet constitutionnel qu’il voulait présenter à la Convention en février 1793 ne mentionna pas la concession aux femmes du droit de vote. Cependant, on ne peut oublier que, en tant que fruit du travail de tout le comité constitutionnel, le projet désigné sous le nom de « constitution girondine » n’exprimait pas les positions du seul Condorcet.
V. Fondements d’une morale laïque
50. Les fondements sur lesquels reposent les arguments de Condorcet au sujet de la légitimité de la concession du droit de vote aux femmes sont d’une part un rationalisme convaincu et d’autre part une conception matérialiste du monde et de l’homme. Ses idées de liberté et d’indépendance individuelle le conduirent à concevoir la famille en termes radicaux et à assumer des positions critiques, fortement laïques, vis-à-vis de l’ordre traditionnel, sur des thèmes comme le mariage et le divorce. Condorcet transféra à l’intérieur de la famille l’optique économique qui excluait la subordination de l’homme à l’homme, ainsi que les liens traditionnels de dépendance personnelle. Il arriva par conséquent à concevoir la famille en termes de rapports libres et égaux, soulignant ainsi sa prise de position avancée et isolée par rapport à celle de ses contemporains [75]. « On ne peut alléguer la dépendance où les femmes sont de leurs maris – écrivait Condorcet dans Sur l’admission des femmes au droit de cité, en niant l’inégalité civile entre l’homme et la femme, – puisqu’il serait possible de détruire en même temps cette tyrannie de la loi civile, et que jamais une injustice ne peut être un motif d’en commettre une autre » [76]. En effet, les idées de Condorcet sur la femme se rattachaient nécessairement à son regard critique sur l’image traditionnelle de la vie familiale et la signification du mariage.
51. Avant même la Révolution, Condorcet avait élaboré une idée laïque du mariage : « le mariage n’est point, de sa nature, un acte religieux », mais il est fondé sur la notion issue du droit naturel d’un libre contrat entre deux indivi-dus. Il s’agit donc d’une « convention libre entre l’homme et la femme, de se traiter comme époux » [77]. En effet, la tradition du droit naturel, dont le rappel à la nature contractuelle de toute forme d’association est à l’origine de la conception laïque du mariage et, nous le verrons par la suite, de la valeur du divorce, n’impliquait pas nécessairement en soi la reconnaissance de l’égalité de la figure du mari et celle de la femme. Au contraire, il avait sanctionné chez plusieurs auteurs la subordination de la femme à l’homme, établie par le droit positif, au nom d’une nécessité d’ordre politique, bien que non validée par le droit naturel : « une femme qui y [dans le mariage] entre, doit se soumettre à la direction de celui qui en est le chef : car ce serait une chose fort irregulière qu’il y eût deux chefs dans une famille », lit-on dans Pufendorf, même si « l’autorité d’un homme sur un autre homme, considéré comme un être moral, n’existe point sans quelque acte humain et ne sauroit être conçue sans l’obéissance » [78]. Chez Condorcet, les prémisses du contractualisme propre au droit naturel en matière matrimoniale n’étaient pas sujettes à ces limitations, mais poussées dans leurs extrêmes, à la lumière de l’influence de Locke, dont l’exaltation au sujet de l’absolue priorité de l’individu fut un point de repère permanent pour Condorcet.
52. La notion de propriété donnait en outre un fondement juridique et économique au mariage. À la lumière de la théorie contractualiste et des principes de Locke, l’origine du mariage dérivait de fait selon lui du droit de tout individu d’avoir la garantie que sa
« propriété devient la propriété de ses enfants et de sa femme... Pour que l’homme soit assuré de ce droit, il faut... qu’il y ait une manière légale d’établir quelle est la femme, quels sont les enfants d’un tel homme. »
53. Donc, face à la valeur du choix individuel « le pouvoir législatif… est obligé de respecter les droits des citoyens » [79]. Par conséquent, une complète parité entre hommes et femmes à l’intérieur de la famille se trouvait au coeur de ses conceptions sur le mariage :
« Nous n’avons accordé aux hommes aucun avantage sur les femmes... les hommes ne peuvent sans injustice, blesser, dans leurs lois, les droits que la nature a donnés aux femmes, ceux de tout être sensible et raisonnable : croiraient-ils donc avoir celui de les dévouer à une oppression domestique, de contracter des liens, en se réservant ä eux seuls le droit de les briser ?... L’intérêt public est ici d’accord avec la justice ; plus les lois établiront d’égalité entre les deux sexes, plus les mariages seront heureux. » [80]
54. Le même principe du respect de la liberté de la personne amenait par ailleurs Condorcet à légitimer « les unions libres » :
« Il n’entre pas dans notre sujet d’exa-miner jusqu’à quel point les lois sévères, établies dans certains pays contre les unions libres, et surtout contre les enfants nés de ces unions, sont contraires au droit naturel et à la justice ; si ces lois qui ont en presque partout la vanité pour motif, et le maintien des moeurs pour prétexte, ne servent pas à corrompre les moeurs plus qu’à les épurer... si l’on ne doit pas avoir da plus grande réserve lorsqu’il faut mettre la loi en contradiction avec des sentiments naturels, ou même avec des faiblesses communes à tous les hommes. » [81]
55. Dans le cadre d’une morale laïque, même l’indissolubilité du mariage était un « sacrifice de la liberté naturelle » : cette position se rattachait de l’idée de Voltaire que le divorce était un droit naturel. Les arguments de Condorcet en faveur du divorce étaient une conséquence directe de ses opinions sur le mariage et reprenaient la notion du droit naturel selon laquelle le lien matrimonial est une forme de contrat, ainsi que la distinction entre loi naturelle et loi positive qui avait amené Pufendorf, Grotius et d’autres théoriciens du droit naturel à admettre, au moins en principe, la validité du divorce. Désireux de lier la que-stion du divorce à sa campagne anti-cléricale, comme avait fait Voltaire, Condorcet écrivait :
« L’indissolubilité du mariage n’est ni un dogme, ni un point de morale de la religion catholique, c’est seulement une loi de discipline ecclésiastique qui varie suivant les temps et les nations, et qui peut encore varier. » [82]
56. Au nom de la défense de la personne, Condorcet assumait ainsi une attitude sans aucune réserve moraliste même sur des thèmes comme la prostitution et l’homosexualité [83], et dénonçait la violence sexuelle en tant qu’atteinte à la propriété de la personne :
« Le viol est un véritable crime même indépendamment de toutes les idées d’honneur, de vertu, attachées à la chasteté. C’est une violation de la propriété que chacun doit avoir de sa personne ; c’est un outrage fait à la faiblesse par la force. »
57. Un rationalisme philosophique et politique, élaboré à partir de l’enseignement de d’Alembert comme de celui des physiocrates, le sensisme de Locke, le sens écossais de la morale, repensé à la lumière d’une acception complètement physique [84], ébauchèrent chez Condorcet un rapport entre éthique, politique et économie, qui fut à l’origine de sa mathématique sociale. Tandis que la loi naturelle était souvent invoquée pour justifier les différences de genre, la notion abstraite de droit et celle d’individu, qu’on trouvait dans la représentation des échanges économiques, attaquait la distinction entre homme et femme. De la place centrale du propriétaire foncier à l’idée du suffrage universel, Condorcet développa une approche du rationalisme économique et politique, qui trouva son expression dans l’idée de « perfectibilité », chère au siècle des Lumières, tout en insérant le « droit en extension » des physiocrates dans l’utopie de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain :
« Qui sait, par exemple, s’il n’arrivera pas un temps où… toute action contraire au droit d’un autre, sera aussi physiquement impossibile, qu’une barbarie commise de sang-froid l’est aujourd’hui à la plupart des hommes ? » [85]
58. À la lumière des principes de la science économique – qui vit Condorcet engagé dans la défense de la liberté du commerce des blés, aux côtés de Turgot et des physiocrates [86] – la relecture de ses positions sur la femme et la famille, et de ses revendications en faveur du droit de vote des femmes avant même la Révolution, au nom d’une notion de droit qui ne faisait pas de distinctions de genre, nous offre une large perspective sur la trame originale des implications politiques du langage économique au XVIIIe siècle [87].
Manuela ALBERTONE
Université de Turin
manuela.albertone unito.it