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Grégoire Bigot

Impératifs politiques du droit privé : le divorce "sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère" (1792-1804)

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Résumé : Exclue de la citoyenneté au plan politique, la femme ne l’est pas pour autant du point de vue civil : la loi des 20-25 septembre 1792 qui institue le divorce en témoigne : elle lui permet de demander unilatéralement la rupture du lien conjugal au motif de « l’incompatibilité d’humeur ou de caractère ». Dans le climat réactionnaire de l’après Thermidor, les révolutionnaires tentent de restreindre ce divorce unilatéral. Ils préparent ainsi le terrain au Code civil qui non seulement supprime le divorce pour incompatibilité d’humeur mais en outre impose l’incapacité juridique de la femme mariée, au détriment des acquis obtenus sous la Convention.

Abstract : Woman, excluded from citizenship on the political plan, is not excluded from the civil point of view ; see the law of the 20-25 September 1792 which establishes divorce. This law enables her to ask unilaterally for divorce on the grounds of “incompatibility of temper and character”. In the reactionary climate which followed Thermidor, the revolutionaries tried to limit unilateral divorce. Thus they prepared the way for the Civil Code which not only does away with divorce for incompatibility of temper but also imposes on the married woman a state of judicial incapacity to the detriment of what had been gained under the Convention.


1. La première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est à la jonction des circonstances et de l’idéologie. Les circonstances : décidée le 14 juillet 1789, sous la pression de la victoire du « peuple » parisien contre l’entêtement du Roi, elle couronne le 17 juin et le 4 août. En effet, du point de vue des orientations constitutionnelles qu’elle propose, la Déclaration consacre, en son article 3, l’appropriation de la souveraineté par la nation aux dépens du roi, conformément au coup de force du 17 juin lorsque, sous l’impulsion de Sieyès, le Tiers s’était octroyé la titulature du pouvoir souverain. En posant comme base constitutionnelle le principe – lieu commun du XVIIIème siècle finissant – de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif en son article 16, les constituants ne font au total que tirer les leçons de l’article 3. Le Législatif, sachant que faire la loi est la première marque de la souveraineté, devra reposer entre les mains des représentants de la nation : les députés réitèrent pour l’avenir leur accession au pouvoir. Le Roi, représentant factice dans la Constitution de septembre 1791 – il ne jouit pas de l’onction élective – n’aura que le pouvoir d’empêcher (veto suspensif) et d’exécuter : on ne songe pas encore à faire l’économie d’une monarchie pourtant sérieusement sapée en ses fondements. En direction des droits individuels, la Déclaration peut se lire également au prisme du 14 juillet mais, surtout du 4 août. Comme l’indique d’emblée l’article 1èmer, tout tourne autour de la liberté et de l’égalité. La liberté dans la mesure où les constituants ont immédiatement saisi la formidable opportunité, au plan symbolique, que constituait la prise de la Bastille : en détruisant ce lieu supposé du despotisme royal, on consacre la liberté, à commencer par la liberté pénale, contre l’arbitraire des lettres de cachet ; on rend qui plus est, même involontairement, directement hommage à la liberté d’aller et venir : bientôt l’entrepreneur Paloy démontra consciencieusement le fort médiéval pour rendre le lieu à la circulation. Mais c’est surtout à une société rendue transparente à elle-même, sans ordres, sans privilèges de naissance, que rend hommage l’article 1èmer des droits. Les constituants tirent les leçons de l’arasement de la société inégalitaire accompli en l’espace d’une seule nuit, le 4 août 1789. Abolition des « gothiques » droits féodaux, avec leur lot d’incapacités personnelles (mainmorte, formariage etc.) et réelles. L’homme libre surgit au milieu de tant d’incapacités, dont la Grande peur exige et obtient la ruine. L’égalité, à ce titre, ne pouvait être que reconnue par la Déclaration. La Constituante reprend à son compte, pour la seconde fois en un mois, ce que lui a imposé la Grande peur. D’ailleurs il n’est pas innocent que la propriété soit érigée, ainsi que la sûreté, au rang des droits naturels aux côtés de la liberté et de l’égalité. Outre l’influence de Locke – bien difficile à déterminer au vu des débats parlementaires [1] – on peut y déceler le souci des constituants de borner l’égalité et de poser des limites à l’abolition des privilèges. Dans le cadre d’un suffrage dont personne, ou presque, ne l’imagine autre que censitaire, il faut préserver la propriété sur laquelle, insistera l’article 8 des devoirs de la Déclaration de 1795, repose « tout l’ordre social ». C’est un sérieux garde fou posé après la nuit du 4 août : la redistribution des droits ne s’entend pas d’une redistribution des richesses foncières. La distorsion entre droit naturel, civil et politique est ici patente, sur laquelle précisément achoppe la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans sa version de 1789. Est-ce volontaire ? Répondre suppose d’abandonner la voie étroite des circonstances pour s’ouvrir au domaine des idées sous-jacentes à la Déclaration.

2. Pour autant, en effet, que les évènements insurrectionnels de juillet puissent peser sur l’adoption et la rédaction de la Déclaration, il ne saurait être question de minimiser la volonté et la capacité de nos révolutionnaires à opérer une table rase sur le seul fondement de leurs idées nouvelles. C’est en cela qu’on peut parler aussi de projet idéologique au sujet de la Déclaration. Elle opère la Révolution sur la foi de deux idées inextricablement liées entre elles. D’une part restaurer la nature et ses droits à partir d’une présupposée bonté naturelle de l’homme. D’autre part réarticuler le civil et le politique sur les droits naturels dont on pense, par principe, qu’ils sont simples et qu’ils visent à la réalisation d’un bonheur individuel apte à fonder le bonheur social. Concomitamment, le retour à l’État de nature est une figure quasi obligée pour des révolutionnaires qui entendent se défaire, se séparer de façon radicale de l’histoire et du passé, dont l’autorité est jugée nulle. On ambitionne de rendre chaque chose nouvelle à l’instant. C’est le volet utopique, bien connu, de la Révolution : rejet du passé, de la religion et de la souveraineté royale incarnée. La Déclaration de ce point de vue commence et termine la Révolution, d’où l’empressement avec laquelle la Constituante entend adopter ce texte fondateur. Révolution qui voue un culte à son seul avènement. D’où une ère nouvelle qui, bientôt, en 1792, scandera un temps nouveau, celui du calendrier révolutionnaire.

3. Instant zéro de la Déclaration, temps fondateur de la Révolution : la régénération est à l’ordre du jour. Tout cela ne pouvait que rejaillir sur la reconfiguration de la famille dont les règles étaient issues du passé monarchique, dont le droit était affecté d’un fort coefficient d’inégalité entre les individus qui la composent ; famille au sein de laquelle l’autorité du père – à l’image de celle du roi sur ses sujets – dominait. Les liens constitutifs de la famille d’Ancien Régime vont subir la contagion des principes nouveaux : ils vont être, comme l’individu et la société qui en est l’agrégat, régénérés sur la foi des principes d’égalité et de liberté posés le 26 août 1789. La famille devait d’autant plus être reconfigurée qu’elle est à elle seule à l’image du contrat social : le premier lien entre deux individus isolés en vue de former une société domestique. Celle-ci, par accumulation des familles, forme la commune qui, à son tour, forme l’Empire ou l’Etat. Régénérer le premier lien constitutif de la société, c’est donc consacrer la liberté dans la formation et la dissolution du lien matrimonial ; c’est libérer les époux des préjugés religieux qui prônaient le sacrement et l’indissolubilité du couple marié. Mais c’est en même temps reconnaître l’égalité des époux (I). Volonté consciente et réfléchie d’octroyer à la femme la même situation qu’à l’homme ? Il est permis d’en douter au vu du climat post-thermidorien. Les conventionnels de 1795, puis le Directoire, marqués par la désagrégation du corps social, entendent en quelque sorte forcer les individus – pourtant toujours théoriquement libres – à la sociabilité. D’où un discours anti-divorciaire dont la femme va être la victime collatérale : dans son intérêt, et dans celui d’un ordre politique autoritaire, le Code civil la réduira à l’incapacité (II).

I – Egalité des époux, liberté de la femme avant Thermidor : une figure imposée ?

4. On est en droit de se demander si la capacité juridique dont la femme va bénéficier en 1792 a été mûrement pensée. Pour au moins deux raisons. D’abord parce que les révolutionnaires ne pouvaient pas faire moins à peine de renier les principes constitutifs de la Déclaration des droits et, partant, ceux de la Révolution. Ensuite dans la mesure où les débats parlementaires qui entourent la loi sur le mariage et sa dissolution ne mettent pas l’accent sur l’individu féminin, dont ils se montrent finalement peu soucieux. Ces débats insistent sur la nécessaire régénération de la famille, dont le divorce n’est qu’un moyen : il faut débarrasser la famille de l’autorité patriarcale afin de reconstituer les mœurs sur la vertu, rebâtir la société sur un couple qui en est l’élément premier. Ainsi la famille reste-t-elle d’abord fondée sur les devoirs des époux ; ceux de la femme découlent de ce que l’on croit être sa nature.

A – Des révolutionnaires contraints d’émanciper la femme ?

5. 1) - C’est un fait connu que le mariage ne va être réformé, et aboutir à la légalisation du divorce, que dans le cadre plus large et général d’une réforme de l’état civil jusqu’ici religieux, puisqu’il résidait dans la tenue des registres paroissiaux. La laïcisation de l’état civil implique la laïcisation de la formation et, éventuellement, de la dissolution du lien matrimonial. Dans la société régénérée de 1789, l’État parfait le contrôle des individus initié depuis le XVIème siècle. C’est du moins la mission assignée au comité ecclésiastique créé par la Constituante dès le 12 août 1789 [2]. Modifier l’état des personnes supposait de légiférer sur le mariage. Etait-ce seulement possible tant que l’Église elle-même n’avait pas été, au préalable, soumise à l’État ? Malgré la confiscation des biens du clergé fin 1789, et qui marque le commencement d’une inféodation de l’Église à la nation révolutionnée, le comité ecclésiastique tergiverse. Fin 1790, le 31 décembre, la Constituante ajourne un premier projet de décret sur les dispenses et les empêchements au mariage [3]. En mai 1790, après avoir entendu les rapports, au nom du comité ecclésiastique, de Durand-Maillane et de Lanjuinais, la Constituante renonce, le 19, à séculariser les actes d’état civil, et donc à légiférer sur le mariage. Mais comme l’avait souligné en son temps Philippe Sagnac, les discussions qui ont lieu à l’occasion ne furent pas vaines : le mariage n’a été défendu et présenté que comme contrat civil ; il n’est plus perçu comme un sacrement. N’étant que contrat, il appartient à l’État seul d’en fixer les règles. C’est d’ailleurs la promesse que formule la Constitution du 3 septembre 1791 [4] qui renvoie et confie à la Législative le soin de laïciser l’état civil et de formuler les règles relatives à la formation et à la dissolution du lien matrimonial.

6. Entre temps l’Église a, en toute logique, été domestiquée par l’État avec l’adoption de la constitution civile du clergé en juillet 1790 [5]. Elle érige un service public du culte, avec des serviteurs du culte salariés et fonctionnarisés. L’Etat surplombe désormais seul le social en soumettant la pratique du culte dont il fait respecter la liberté, conformément à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais le clergé catholique demeure contre toute attente rétif à la régénération qu’on entend lui imposer : une majorité d’ecclésiastiques refuse de prêter le serment que doivent les fonctionnaires à l’Etat. Contexte religieux qui devient rapidement dramatique (les premières mesures de proscriptions ont été prises à l’égard des réfractaires supposés contre-révolutionnaires) et qui se double bientôt d’un contexte politique tout aussi difficile : sous la pression de la commune insurrectionnelle de Paris, le roi est suspendu par l’Assemblée le 10 août 1792, ouvrant ainsi la voie à un changement de régime. Abaisser politiquement le modèle religieux et le modèle monarchique, n’est-ce pas ce qui avant tout contraint les révolutionnaires à octroyer à la femme une capacité juridique, a priori à l’égal de l’homme, en matière de formation et de dissolution du lien matrimonial ? Tentons d’étayer cette hypothèse en remontant le fil du courant divorciaire de 1789 à 1792, lequel triomphe finalement dans la loi de septembre 1792.

7. 2) - Sans doute le propre de la Déclaration de 1789 est-il, comme l’écrit Pierre Manent, qu’elle ne dit rien de l’homme des droits [6]. D’où l’extrême difficulté que rencontre notamment la Constituante pour savoir si, sur l’échelle nouvelle de l’humanité, mulâtres et noirs participent bien du contrat social [7]. A l’égard de l’individu féminin, les débats parlementaires sont beaucoup moins fournis : que dire de ses droits naturels et civils, sachant que les droits politiques lui ont été d’emblée refusés ? Néanmoins il faut supposer que les révolutionnaires étaient comme contraints de reconnaître à l’individu féminin le bénéfice des droits naturels articulant des droits civils. La Déclaration les y oblige philosophiquement. Fondée sur le contractualisme social, elle s’emboîte parfaitement avec la contractualisation du mariage, où les individus mâles et femelles sont censés, à égalité, s’engager librement, sur la seule base de leur volonté.

8. La littérature divorciaire, fleurissante dans les premières années de la Révolution, témoigne de cette figure imposée. Littérature cantonnée aux milieux cultivés dans la mesure où les cahiers de doléances, à quelques exceptions près, ne réclamaient pas de réforme du mariage. Littérature néanmoins vite relayée par certains députés.

9. L’exemple fourni par Bouchotte paraît significatif en ce que cet auteur pose les jalons du débat relatif à la capacité civile de la femme dans le cadre du divorce. Député du département de l’Aube sous la Constituante, Bouchotte est un ancien procureur du roi à Bar-sur-Seine [8]. Elu du Tiers Etat en 1789, il fait partie de ces révolutionnaires instruits et acquis aux idées nouvelles, comme en témoignent ses Observations sur l’accord de la Raison et de la Religion pour le rétablissement du Divorce, l’anéantissement des Séparations entre époux, et la réformation des lois relatives à l’Adultère publiées en 1790 [9]. La philosophie contractualiste de notre auteur est d’une logique implacable : la liberté politique induit la liberté civile au sein de la famille, elle-même fruit de la liberté naturelle des individus. De même que la société est régie sur la base de libres conventions, le mariage, premier maillon dans la chaîne des contrats censés réaliser la société, est l’union libre et naturelle de l’homme et de la femme [10]. Les époux contractent en vue de leur bonheur [11] : ils sont quasiment le prototype de l’homme à la sortie de l’état de nature. Les familles, confrontées au voisinage, contractent entre elles à leur tour : « Des voisins vinrent l’accroître ou le [le couple] troubler. Il naquit de là une seconde société ; pour soutenir une intelligence mutuelle qui devait être profitable à tous, ou pour apaiser les différends qui s’élèvent entre ces voisins, l’intérêt commun les soumis à de nouveaux devoirs, & leur donna de nouveaux droits. Quel fut le but des conventions qui les établirent ? Leur bonheur [12] ». La liberté municipale, archétype de la pensée révolutionnaire pour désigner la station intermédiaire entre l’état domestique et la société politique [13], aboutit finalement aux Empires « grands ou petits. La véritable politique s’établit par les droits que ces nouveaux corps se donnèrent les uns sur les autres, d’où naquirent de nouveaux devoirs, et le bonheur de chacun d’eux fut encore le but de ces grandes associations [14] ». A regret Bouchotte constate que la Révolution de l’été 1789 n’a pour l’heure que consacré le troisième temps de l’évolution contractualiste. Seule la liberté politique a été conquise sur l’ordre ancien qui, illibéral, était peu disposé à assurer le bonheur des individus sur le plan infra-politique, c’est-à-dire civil. Situation que Bouchotte juge dangereuse : les individus, selon lui, se soucient peu de la liberté politique si on ne leur octroie pas comme préalable la liberté civile et, partant, la liberté domestique, elle-même coulée dans le moule de la liberté naturelle. La régénération politique du royaume pourrait être tenue en échec si la Constituante ne reconnaît pas la liberté dans la formation du lien matrimonial. « L’intérêt général s’établit donc », écrit en effet Bouchotte pour qualifier la constitution de l’Empire, sur la réunion des villes ; mais « sa masse imposante n’a pu faire oublier que l’intérêt des individus le forma ; il n’a pas dû perdre de vue que ce fut sur le bonheur personnel de chaque sociétaire que la société se créa l’idée de bonheur général [15] ».

10. Libérer les époux est par conséquent un impératif politique, l’ordre dans les familles reflétant en règle générale celui qu’entend imposer l’État, à commencer l’État monarchique à compter du XVIème siècle [16]. « Les bases d’une constitution sage ne seront pas assurées – poursuit Bouchotte – tant que les droits et les devoirs des hommes ne seront pas clairement établis par de bonnes lois ». D’où l’urgence de consacrer, en adéquation avec la logique du contractualisme social, « [l]a liberté domestique, la première de toute [17] ». La liberté qui préside à la formation des liens interindividuels les plus élémentaires, ceux du mariage, conduit Bouchotte, sur ce constant, à en reconnaître le bénéfice à l’individu féminin, à égalité avec l’individu masculin. Une nouvelle fois le principe du contrat l’y oblige : le contrat social induit le contrat domestique. Qu’importe en effet que les citoyens puissent souverainement et politiquement décider de la paix et de la guerre entre les nations « si, dans l’intérieur de ma maison je ne puis l’éviter ; si, femme soumise à des lois qui ne sont pas égales, je cours à chaque instant des risques pour ma vie, si je suis livrée à la brutalité d’un homme avec lequel je n’avais désiré une société éternelle que pour mon bonheur et le sien [18] ». Libération de l’individu féminin au plan domestique qui ne saurait néanmoins se retourner contre l’égalité supposée de la femme et de l’homme du point de vue de la nature : « Renoncez au droit d’agir en Souveraines – prévient Bouchotte -, c’est là le faible des esclaves ; ils n’aiment à commander que parce qu’ils se souviennent trop d’une servitude qui les dégrade à leurs propres yeux [19] ».

11. Afin que la conquête de la liberté au plan domestique soit parfaite, Bouchotte propose le divorce. Il garantit, d’une part, la liberté dans la formation du lien matrimonial, qui n’est plus imposé par les intérêts des (pères de) familles mais formé par deux individus en quête de leur bonheur. Il renforce, d’autre part, ce même lien matrimonial ; le divorce dans le cadre d’un mariage heureux sera évité : il ne sert, exceptionnellement, qu’à libérer les couples mal assortis d’avant 1789, c’est-à-dire ceux mariés contre leur gré. Régénération des mœurs dans un mariage ouvert au divorce dans l’intérêt de la société politique, à son tour gagnée par la vertu contagieuse d’individus heureux : « Et je propose le Divorce, moi !... Oui : il ne rompra jamais de pareilles unions […]. Le Divorce servira au contraire à rétablir les mœurs & à resserrer ces liens qu’il importe à la société de rendre éternels [20] ».

12. Bien que la liberté et l’égalité individuelle, au sein du couple, induisent presque systématiquement la reconnaissance des droits civils au profit de la femme mariée, c’est avant tout la famille nouvelle, émancipée de la tutelle patriarcale, que Bouchotte a en vue, à des fins de contractualisme politique. Ce qui ne signifie donc pas que la femme devenue civilement capable doive renoncer au rôle que la nature lui impose en théorie. C’est toute la limite à une liberté qui, juridique, ne déteint pas sur le rôle naturel, ou supposé tel, assigné à la femme mariée. Non seulement, on vient de le voir, elle ne doit pas se croire autorisée à agir en souveraine dans le couple, mais elle doit s’astreindre au rôle d’épouse vertueuse, elle doit le bonheur à son époux en lui assurant sa descendance. Voici les femmes, selon Bouchotte, mère d’enfants qui seront des « hommes robustes et de véritables citoyens » ainsi que « consolatrices » de maris « qui doivent être vos protecteurs ». Portalis, dans ce tout autre contexte du Consulat, autrement moins optimiste, tiendra t-il finalement un discours si différent de celui de Bouchotte en considérant que les familles sont des pépinières pour l’Etat ? Mais n’anticipons pas. Pour l’heure, comme le souligne un de ces essais favorables au divorce publié sous la Constituante, « le Divorce s’attache essentiellement de lui-même à la Constitution française. Il tient à la nature ; il tient à la liberté & aux droits de l’homme ; il tient surtout aux bonnes mœurs [21] ».

13. 3) - C’est exactement la logique des impératifs du contrat social au plan politique qui va inciter le député Gossin, le 5 août 1790, à réclamer la liberté dans la formation du lien matrimonial et, par voie de conséquence, le divorce comme condition de régénération de la famille. Au beau milieu des débats relatifs à l’organisation judiciaire et à la création des tribunaux de famille, Gossin croit devoir exiger que la liberté reconnue au plan politique se diffuse dans la sphère domestique : le despotisme dont on affuble, après 1789, l’ancienne autorité monarchique ne sera vaincu qu’à la condition de gommer le despotisme des parents. Ils maintiennent leurs enfants dans une minorité matrimoniale jusqu’à un âge avancé (25 et 30 ans) puisqu’ils consentent toujours au mariage de leurs enfants. La naturelle révérence des enfants envers les parents n’a plus lieu d’être dès lors qu’il n’y a plus, sur le même modèle, de sujets pour obéir à l’ordre monarchique déchu. « Après avoir rendu l’homme libre et heureux dans la vie publique, il vous restait à assurer sa liberté et son bonheur dans la vie privée. Vous le savez, sous l’ancien régime, la tyrannie des parents était souvent aussi terrible que le despotisme des ministres ; souvent les prisons de l’État devenaient des prisons de famille. Il convenait donc, après la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de faire, pour ainsi dire, la déclaration des droits des époux, des pères, des fils, des parents [22] ». A défaut d’une telle déclaration, Gossin propose plus modestement que le mariage des époux séparés de corps soit dissout ou, pour plus d’exactitude, qu’ils « soient libres de former de nouveaux vœux [23] », ce qui était une manière bien indirecte de vouloir consacrer le divorce. Gossin entend-il pour autant faire de la femme l’égale de l’homme, ce que la reconnaissance de la dissolution du lien matrimonial devrait, en toute logique, induire ? Non seulement son intervention à l’Assemblée ne porte que sur l’individu masculin, mais en outre la place qu’il lui octroie dans le mariage régénéré par le divorce laisse supposer une inégalité de nature quant au rôle respectif des époux à raison de leur sexe. C’est qu’en toile de fond l’État lui-même régénéré sur la base de mariages heureux est affaire d’individus mâles. Gossin estime en effet que « c’est un attentat à la liberté de l’homme que de lui dire : je te défends de vivre avec la femme que tu as épousée, je te défends d’en épouser une autre ». A ce stade de la condamnation des effets de la séparation de corps, on constatera que l’homme des Droits n’est pas précisément la femme. De même que n’est pas féminin l’homme des Droits dont le mariage heureux, dont le mariage nouveau, contribue à parfaire la nation révolutionnée. Gossin ajoute, sans entre temps avoir manifesté ne serait-ce qu’une fois la moindre attention à l’endroit des femmes séparées de corps : « Ainsi, l’État le plus heureux, le mieux réglé, serait celui où tous les hommes seraient, non pas seulement maris, mais véritablement époux. Les célibataires sont, dès lors les plus grands fléaux des mœurs. Comment donc, au célibat des gens qui fuient le mariage, a-t-on pu ajouter le célibat de ceux [séparés de corps] à qui l’on refuse le mariage ? [24] ». Gossin ne daigne mentionner la femme que pour fustiger la mauvaise influence des « jeunes libertins » à leur endroit. Les voilà « victimes de la dissolution publique » à moins qu’un « mari mécontent ou séparé de sa femme les a séduites, et depuis… mais je m’arrête, ces tristes tableaux n’ont que trop attristés vos regards [25] ». On peut douter ici de la capacité de la femme à choisir vraiment les moyens de son bonheur en dehors d’un mariage qu’il était décidément temps de réformer.

B – Libérer la femme d’un malheureux mariage. Les débats parlementaires de 1792-1794.

1) – La loi du 20 septembre 1792 : consécration toute théorique de l’égalité juridique des époux

14. La régénération du lien matrimonial intervient enfin, aux derniers temps d’une Assemblée sur le déclin et en premier lieu pressée politiquement de séculariser l’Etat civil après que la constitution civile du clergé a provoqué le schisme entre assermentés et réfractaires. Substituer les registres civils aux registres paroissiaux impliquait que le civil du mariage l’emportât sur son ancienne dimension surnaturelle et sacramentelle. Simple contrat civil, il n’était que temps de tirer les leçons d’un tel désenchantement et de consacrer le divorce.

15. Dans un contexte qui a tourné à une franche haine à l’égard de l’ancienne autorité monarchique, les révolutionnaires poursuivent l’éradication de cette autorité jusqu’au sein de la famille, à laquelle ils sont loin d’être hostiles – le divorce est justement là pour le prouver. Mais ils entendent la reconfigurer à partir du seul couple [26]. Le mariage n’est plus affaire d’autorité – surtout d’autorité des pères. Il est sentiments et vertu, qualités supposées de la liberté révolutionnaire propagée depuis la sphère politique jusqu’à la sphère domestique.

16. Le 7 septembre 1792, au nom du comité de législation d’une Assemblée sous pression de la commune insurrectionnelle, le député Robin donne lecture d’un « projet de décret qui propose un mode d’exécution et donne un développement au principe adopté sur le divorce [27] ». Dans son rapport, il insiste, à l’instar des divorciaires depuis les débuts de la Révolution, sur l’enjeu politique de la mesure : c’est bien la liberté politique octroyée le 26 août 1789 qui doit se diffuser dans la société civile. Elle libère les individus dans leur intérêt et celui des familles recomposées sur le seul couple. En retour, le respect des bonnes mœurs que la séparation de corps bafouait est garanti. « Votre amour pour la liberté vous faisait désirer depuis longtemps de l’établir au milieu même des familles, et vous avez décrété que le divorce avait lieu en France. La Déclaration des droits et l’article de la Constitution qui veut que le mariage ne soit regardé par la loi que comme un contrat civil, vous ont paru avoir consacré le principe, et votre décret n’en est que la déclaration [28] ».

17. Fidèle à l’idée – proche du droit canonique médiéval – d’un mariage régi par le seul consensualisme des époux mais auquel on adjoint le principe révolutionnaire et contractualiste de la liberté individuelle, le rapport accorde « la plus grande latitude à la faculté du divorce [29] ». Ainsi Robin propose-t-il d’instaurer trois causes de divorce qui, pour deux d’entre-elles au moins, supposent une capacité de la femme mariée équivalente à celle de son conjoint. En effet, le rapporteur propose d’établir le « divorce par simple consentement mutuel des époux », le « divorce par la volonté d’un époux seulement, sur la simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère » ; enfin, le divorce pour des cas précis que la loi déterminera. Ce n’est pas par hasard que les deux premiers cas de divorce reposent sur le volontarisme des époux : le mariage étant contrat civil, la logique juridique exclut toute entrave à la liberté de retirer son consentement. Mais le mariage est aussi aux origines du contrat social, et sa dimension est ainsi au moins politico-juridique. Preuve que le comité de législation entend recomposer politiquement la société sur le fondement d’un mariage régénéré par le divorce : le rapporteur prend soin de mettre en garde contre un usage excessif de leur liberté par les époux. Le comité a ainsi « considéré que le mariage n’était point un contrat de pur droit naturel qui put être abandonné aux caprices des conjoints ; il a vu que c’était aussi une institution politique consacrée par la loi ; que sa consécration n’intéressait pas seulement les époux mais encore et les enfants qui en sont nés ou en doivent naître, et la société entière ». La loi doit donc veiller à garantir « sa sainteté [sic] et sa durée [qui] sont les garants les plus assurés des bonnes mœurs ». Afin de préserver la libre union des époux « des bizarreries, [de] l’instabilité des humeurs, du caractère et des affections des conjoints », deux mesures sont proposées : leur objet est de dissuader les époux d’engager à la légère une procédure de divorce. D’une part le remariage immédiat leur est interdit. L’homme et la femme, traités ici à égalité, devront laisser s’écouler un délai d’un an avant de pouvoir convoler en secondes noces (§ 3 art. 1èmer du projet). D’autre part, le projet de décret estime qu’il convient de priver « de tous les avantages pécuniaires du premier mariage celui qui en a demandé la dissolution sans cause déterminée » (§ 4, art. 3 et 4 du projet).

18. À la séance du 13 septembre 1792, Sédillez ne critique pas le principe du divorce [30], mais il met en garde contre le cas de « la simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère ». En effet, il juge qu’un tel divorce sera préjudiciable à la femme qui, loin d’être en l’occurrence libérée, risque de subir l’autorité de son mari : « […] je ne pense pas qu’à tout prendre, ce soient les femmes qui gagnent le plus à cette nouvelle institution. Il est à craindre que, dans les mains du mari, ce ne soit un moyen de plus d’abuser de sa puissance ; car, oserai-je le dire ? la liberté et l’égalité n’existent pas encore en France pour les femmes [31] ». Cette attention portée au sort de la femme délaissée est pourtant loin d’être fondée sur une exaltation de l’individu féminin, en l’occurrence victime et, partant, réduite à une dimension physique assez peu compatible avec sa liberté supposée. Le schéma est, en gros, le suivant : la femme jeune offre ses agréments à son premier mari, qui a priori y trouve son plaisir. Voilà ce que sans doute entend Sédillez par l’expression selon laquelle « nous ne le [le mariage] contractons que dans la vue de notre bonheur [32] ». On peut facilement imaginer les effets néfastes du divorce par simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère dès lors que l’homme, à la vérité, répudie l’objet, en quelque sorte périmé, de ses plaisirs. Sédillez sur ce point récite le catéchisme du révolutionnaire lettré, puisqu’il cite Montesquieu : « […] c’est toujours un grand malheur pour une femme d’être contrainte d’aller chercher un second mari, lorsqu’elle a perdu la plupart de ses agréments chez un autre ! C’est un des avantages des charmes de la jeunesse dans les femmes, que, dans un âge avancé, un mari se porte à la bienveillance par le souvenir de ses plaisirs [33] ». Une femme à ce point conditionnée par les éphémères attraits de sa condition physique est-elle en mesure d’être vraiment libre et capable de volonté en matière de formation et dissolution du lien matrimonial ? La question mérite d’être posée dès lors qu’elle est systématiquement victime. Bien que la dynamique optimiste des divorciaires interdise pour l’heure de se la poser, n’est-elle pas sous-jacente à l’intervention de Sédillez ? Elle surgira après Thermidor. Dans l’immédiat, il est dans l’intérêt de la femme, afin de compenser la faiblesse attribuée à ses charmes trop rapidement consumés, que la loi encadre plus rigoureusement le divorce sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère, que Sédillez, non sans raison, rebaptise répudiation. Ainsi propose-t-il que cette répudiation soit fondée sur des causes graves, soumises à l’appréciation d’un jury de répudiation. Et dans l’intérêt, toujours, de la femme, « si c’est le mari qui demande la répudiation, le jury sera composé de femmes [34] ».

19. Le contre projet de décret de Sédillez est rapidement écarté par la Législative au nom des bonnes mœurs. Le mariage, source du bonheur individuel, fonde par paliers le bonheur de la société politique. Il est dès lors hors de question, pour le député Ducastel qui s’exprime à la suite de Sédillez, qu’une femme maltraitée avoue publiquement le « crime » de son mari. Il serait tout aussi scandaleux, poursuit l’orateur, qu’un époux exposât publiquement « trouver sa femme dans des lieux honteux [35] ». Et pour cause. Ce serait contrarier, en son principe, l’idée d’individus mâles et femelles qui, parce qu’ils seraient spontanément bons, doivent être autorisés par la loi à pencher vers leur véritable nature, en contractant librement mariage. Ce serait contredire l’idée d’un mariage fondé sur le bonheur. Ce serait supposer que les individus ne sont pas si bons qu’on l’avait supposé depuis 1789. Ce serait enfin illogique au vu de la théorie du contrat social qui veut que les couples heureux fondent une société heureuse. Ce serait politiquement très contre productif.

20. Un silence pudique doit être entretenu sur les causes des divorces par consentement mutuel et par allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère. C’est d’ailleurs ce à quoi aboutit le décret du 20 septembre 1792 qui soumet néanmoins les époux à des délais (d’une durée de six mois) devant les tribunaux de famille ; de même le décret définitif vise à dissuader les époux de recourir à ces divorces puisqu’il entérine la perte des avantages matrimoniaux qu’avait proposée Robin [36].

2) – Le sort malheureux des femmes aux origines des décrets de nivôse et floréal an II

21. L’introduction du divorce avait au moins le mérite escompté de permettre aux époux unis avant 1789 de pouvoir jouir, à égalité, des bénéfices de la liberté et, partant, du bonheur révolutionnaire. Au motif qu’une femme réclame l’empire de tant de bienfaits à l’égard d’un mari autoritaire, les conventionnels franchissent un cap supplémentaire dans le règne de la liberté : ils raccourcissent le délai de 6 mois imposé par la législation de 1792.

22. La Convention, le 8 nivôse an II (28 décembre 1793), vote un décret qui oblige les tribunaux de famille de prononcer sur les demandes de divorce dans un délai d’un mois (art. 2) et leur confie le soin de prononcer sur les contestations « relatives aux règlements des droits des époux dans leur communauté, et de leurs droits matrimoniaux emportant gain de survie » (art. 1èmer) [37]. Le décret de nivôse ne fait que constater, comme l’avait souligné Sédillez, l’inégalité de l’homme et de la femme mariés : la femme réputée capable de la législation des 20-25 septembre 1792 était toujours sous la puissance de son mari relativement à la gestion des biens du ménage [38]. Inconvénients qui sont au cœur de la pétition d’une citoyenne Lefebvre et qui sert de prétexte à l’adoption du décret de nivôse, auquel la pétition est jointe aux Archives Parlementaires [39]. Mariée depuis « vingt années » - soit sous l’Ancien Régime honni – la pétitionnaire obtient une séparation de corps contre son époux aux commencements de la Révolution. Mais ce dernier fait appel et le tribunal du 2ème arrondissement de Paris, « suivant la coutume de Paris », lui donne gain de cause, « tant sur ma personne que sur mes biens » précise la citoyenne qui dresse dès lors de l’époux un portrait bien inquiétant : « Ce triomphe emporté, il arriva dans sa maison comme un vrai despote asiatique ; il n’y eut sorte de mauvais traitements que je n’eusse à essuyer : les coups, le ton impérieux et injurieux furent mon partage ; dès ce moment, il ne m’accorda plus rien pour ma subsistance ». Dès la loi du 20 septembre 1792 adoptée, la malheureuse forme une demande en divorce sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère. Elle n’obtient ce divorce « qu’au bout de huit mois, après avoir essuyé tout ce que la chicane a de ressources pour le retarder ». Mais elle n’obtient pas pour autant du tribunal de famille la liquidation de la communauté, toujours en possession du « despote asiatique » au moment où elle adresse sa pétition à la Convention. Le « despote », soit-dit en passant, ressemble à s’y méprendre à un contre-révolutionnaire. Du moins son ex-épouse le dénonce-t-elle comme tel, à demi-mots. L’ex-époux a en effet pris « pour conseils les nommés Ozanne et Martinon, son gendre, qui, par leurs ressources chicanières sont généralement connus entre les hommes les plus dangereux pour la société ; ils étaient ci-devant procureurs sous l’Ancien Régime et en ont conservé les maximes [40] ».

23. Exemplaire « despote asiatique » puisqu’il sert de déclencheur. C’est sur la foi d’une parole de citoyenne que le législateur masculin agit, suite au rapport extrêmement bref d’Oudot, membre du comité de législation : « Considérant qu’il s’élève une foule de réclamations contre les lenteurs que mettent les tribunaux de famille à terminer les affaires soumises à leur décision par la loi du divorce, et qu’il arrive souvent que, pendant ces délais, celui des époux qui est maître de la communauté en abuse pour la dilapider, et changer de nature les effets qui en dépendent ». En accélérant la procédure et, surtout, en confiant le soin aux tribunaux de famille de liquider immédiatement la communauté, la Convention corrige indéniablement l’inégalité des conditions entre la femme et l’homme [41]. Elle libère un peu plus les individus suivant le souci, sincère, de régénérer le mariage par une telle mesure. Pour preuve : le juriste Merlin de Douai intervient à la suite d’Oudot pour demander – et obtenir – que le remariage de l’homme soit immédiatement possible après prononciation du divorce [42].

24. Ce mariage régénéré par la liberté des époux et, partant, de la femme, va connaître une ultime consécration, en pleine Terreur, par le décret du 4 floréal an II (23 avril 1794) [43]. Décret qui fera scandale après Thermidor puisqu’il a précisément les effets de la Terreur comme cause et que, plus que jamais, la politique impulse la logique divorciaire. Au terme des articles 1et 2 de ce décret, il est décidé que, s’il est prouvé par acte authentique ou de notoriété publique, que deux époux sont séparés depuis six mois ou que l’un des époux a abandonné le domicile conjugal sans donner de ses nouvelles, le divorce peut être prononcé « sans aucun délai d’épreuve ». En outre, la femme jouit de la faculté de se remarier – on défend donc le mariage – immédiatement après le divorce si elle prouve, par acte authentique ou de notoriété publique, qu’elle est séparée de son conjoint depuis dix mois, délai qui permet de lever les doutes quant à la paternité en cas de grossesse (art. 7). On peut raisonnablement dire de cette ultime réforme avant la réaction thermidorienne qu’elle a été la plus favorable à la femme et à ses droits. Le décret de floréal a d’ailleurs été pris en toute conscience en faveur de la femme révolutionnaire : il s’agissait de protéger les intérêts matériels de ses enfants, de son couple futur, la femme ayant vocation à se remarier comme en témoigne l’article 7 du décret. Ce divorce extrêmement simplifié a en effet été adopté presqu’exclusivement en faveur des femmes dont les époux, suspects, étaient incarcérés. Il avait pour objet de sauver le patrimoine d’un séquestre, sort commun des biens des suspects croupissants dans les geôles de la Terreur. Accessoirement, il permettra aux épouses d’émigrés de sauver le patrimoine familial d’un même séquestre ou d’une nationalisation. Ayant épousé un homme incarc��ré et, partant, contre-révolutionnaire, la femme, victime de son mariage, ne doit-elle pas pouvoir se libérer de son malheur ? Lorsque les membres du comité de législation seront sommés de se justifier sur la mesure après Thermidor, ils ne le feront pas suivant cette logique de libérer la femme d’un mauvais époux (car mauvais citoyen) mais suivant la logique de préserver la famille et les intérêts matériels d’une épouse innocente. C’est du moins l’opinion de Merlin de Douai, dont il faut bien entendu recueillir avec prudence le témoignage étant donné son implication dans une politique terroriste dont il peut chercher à se dédouaner. Il justifie ainsi le décret de floréal, a posteriori, lors de la séance du 15 thermidor an III (2 août 1795) : « Aucune intrigue n’a motivé ce décret, qu’un principe de justice seul a pu dicter alors. En effet, il ne restait aucune ressource pour sauver les débris de la fortune des familles malheureuses dont les chefs étaient journellement jetés dans les fers. Aucune loi n’ordonnait le séquestre, mais il était partout exécuté avec une férocité sans exemple. On crut donc trouver dans les dispositions de ce décret un moyen de venir au secours des malheureuses familles des détenus, et de conserver des moyens de subsister à ces victimes innocentes. Ainsi cette loi, dont le rapport aujourd’hui est très moral, était elle-même très morale lorsqu’elle fut rendue ; voilà les vrais motifs [44] ».

25. La femme révolutionnaire, de façon incontestable, jouit d’une liberté sur laquelle les conventionnels entendent asseoir le mariage régénéré, démarqué de l’autorité des familles, et plus particulièrement de celle des pères. Mais cette liberté est avant tout celle dont jouissent les époux dans la formation et la dissolution du lien matrimonial, d’où le peu de cas de la liberté de la femme, en tant qu’individu sexué, en dehors des liens conjugaux. D’où le fait également que la liberté juridique, fatalement abstraite, de l’épouse puisse cohabiter avec tous les présupposés de la femme telle qu’elle devrait être selon la loi naturelle : fidèle, mère, obéissante ; vertus dont elle doit faire montre dans le nouveau mariage. En un mot, la liberté n’est que juridique [45]et strictement confinée à la sphère domestique et privée. Le Gouvernement révolutionnaire, c’est un fait connu, ne porte pas au pinacle la capacité des femmes dans la sphère publique comme en témoigne le célèbre discours d’Amar au sujet de l’interdiction des clubs féminin [46]. Mais dès lors que le familial constitue le politique, la femme est théoriquement citoyenne du point de vue de ses droits civils : seulement ceux-ci doivent être conformes aux mœurs d’une femme vertueuse comme l’est la République qui exige qu’elle soit confinée à son couple. Liberté fragile par conséquent. Elle est soumise à un calcul politique, toile de fond de toute la législation sur le mariage et le divorce. Pour peu que cet arrière plan politique soit sérieusement bouleversé, et tout peut être remis en cause de cette liberté et/ou capacité. La rupture thermidorienne va en administrer la preuve qui prépare les esprits à la législation réactionnaire du Code de 1804.

II – Reconfiguration de la capacité civile de la femme après Thermidor.

26. Traumatisés par la Terreur - les hommes n’étaient pas, par nature, si bons qu’on avait pu le supposer en 1789 - les thermidoriens sont obsédés, comme en témoignent débats parlementaires relatifs à l’adoption de la Constitution de l’an III, par la désagrégation du lien social. Il faut retisser cette société sérieusement déchirée, estime-t-on alors, par un excès de liberté qui a abouti à l’anarchie et/ou à la tyrannie. D’où un courant anti-divorciaire enclenché dès la Convention thermidorienne qui connaît son heure de gloire au printemps 1797, avant que le coup de barre « à gauche », consécutif au coup d’Etat de Fructidor an III, interdise d’aller plus loin dans la remise en cause des acquis de la Révolution (A). Mais le ballon d’essai des anti-divorciaires ne sera pas vain : les débats ont donné le ton d’une volonté de refonder la famille sur l’autorité au sein du couple. Autorité qui est celle de l’homme et qu’il faut contraindre à l’exercer. Autorité qui pourra être enfin crânement revendiquée et, surtout, assumée, dès lors qu’au plan politique l’avènement du monocratisme napoléonien autorise à reconfigurer la famille sur le modèle d’un Etat franchement autoritaire. La femme, à supposer qu’elle fût clairement libre et l’égal de son époux, va subir, par contrecoup, ces vicissitudes politiques. Pour les anti-divorciaires du Directoire il était à son avantage qu’elle ne pût divorcer. Le législateur du Consulat en tirera la conséquence : dans son intérêt, il convient de consacrer son incapacité juridique (B).

A – « Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux »

1) – Restreindre le divorce à des fins politiques : le point de vue de la Convention thermidorienne

a – Nature et société : le climat pessimiste de 1795

27. 1795 : l’homme des Droits de l’Homme doit désormais être l’homme des devoirs en société, tout autant sinon plus que l’homme des droits naturels. Il est celui de la nouvelle « Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen » discutée et votée en thermidor an III comme préambule de la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) [47]. Or les droits se singularisent par une absence de taille : la référence explicite aux droits naturels. Désormais on s’en défie. La Terreur a donné de la nature humaine une image à tout le moins dévalorisante. Néanmoins les thermidoriens ne peuvent ni ne savent faire l’économie du contractualisme social, qui reste le b-a-b-a de leur philosophie politique et de leur formation intellectuelle. D’où le fait que les droits naturels n’aient pas à proprement parler disparu de la Déclaration de 1795. Seulement on n’ose plus les évoquer. C’est à vivre dans le stade ultime du contrat social, c’est-à-dire en société, que la Déclaration vise à contraindre les hommes. D’où l’article 1èmer des droits qui dispose que « les droits de l’homme en société sont la liberté, l’égalité, la sûreté, la propriété ». Lors des débats parlementaires, le conventionnel Mailhe, dont il va bientôt être à nouveau question au sujet du divorce, croit bon de devoir préciser qu’à l’état de nature, « il n’y a […] d’autres droit que celui de la force qui n’en est point un [48] ». Obliger l’homme à vivre en société pour en quelque sorte forcer l’homme de l’état de nature, potentiellement mauvais, à se conduire en bon citoyen, c’est lui imposer en premier lieu des devoirs. Ce dont prend acte la Déclaration de 1795 dès l’article 1èmer desdits devoirs constitutionnels : « […] le maintien de la société demande que ceux qui la composent connaissent et remplissent également leurs devoirs ». Ce cri d’alarme des thermidoriens en direction d’une recomposition d’un corps social jugé déliquescent va avoir de sérieuses répercussions dans deux domaines essentiels du droit privé, instrumentalisés à des fins politique de maintien de l’ordre. C’est d’abord la mobilité foncière qu’il faut d’urgence stopper : confiscation et vente des biens dits nationaux mais, surtout, lois rétroactives sur les successions [49] ont en quelque sorte donné aux révolutionnaires le sentiment que le sol même se dérobait sous leurs pieds. Désormais, dans le cadre d’un suffrage redevenu censitaire, « [c]’est sur le maintien des propriétés que [repose] tout l’ordre social » (art. 8 des devoirs). C’est ensuite la mobilité des sentiments qu’il faut impérativement arrêter : les lois sur le divorce sont ici visées, suspectes qu’elles sont d’avoir déchaîné les pires passions. Elles ont donné l’impression que, loin de régénérer la famille, elles l’ont fait exploser. D’où le lieu commun, véritable clef d’interprétation pour les années à venir, proféré par l’article 4 des devoirs : « Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux ».

28. Deux remarques au sujet de cet article. D’abord il suppose que l’homme n’est plus rien de tout cela, d’où l’urgence de lui imposer de vivre dans les liens de famille, par devoir et non pour jouir du droit au bonheur. Ensuite cet article a le mérite de nous dire que l’homme des Droits et devoirs de 1795, du moins celui qui importe au maintien de la société par le truchement d’une famille corsetée, est de sexe masculin exclusivement : c’est le fils, le père, l’époux. Silence au sujet du sexe féminin, qui passe à nouveau à l’arrière plan. Doute-t-on de sa capacité naturelle, de sa capacité civile ? A défaut de réarmer les pères (chose impossible puisque ce serait rendre un trop grand hommage à l’Ancien Régime) ou les maris (hypothèse qui se heurte à l’égalité toute théorique, mais réitérée, des Droits) il importe donc de forcer la stabilité des liens conjugaux. Cet article 4 des devoirs n’ose encore l’avouer tout haut. Quelques jours plus tard, les thermidoriens en tirent toutes les conséquences en mettant à l’ordre du jour un projet de décret relatif à la réforme – et à la restriction – du divorce.

b – Suspension des décrets de nivôse et floréal an II dans l’intérêt des devoirs sociaux

29. On ne sera pas surpris de voir surgir cette question au beau milieu des débats relatifs à l’élaboration de la nouvelle Constitution. Sans grande difficulté, et en toute logique au vu de l’article 4 des devoirs, les députés décident que nul ne peut être membre du Conseil des Anciens s’il « n’est marié ou veuf [50] ». Lorsque le débat s’engage au sujet des conditions pour pouvoir être éligible à l’autre chambre, le Conseil des Cinq-Cents, le conventionnel Delacroix propose d’étendre la mesure : les Cinq-Cents, même s’ils peuvent n’être âgés que de trente ans (contre quarante aux Anciens), doivent être mariés ou veufs. Proposition immédiatement appuyée par Dubois-Crancé, qui ne trouve pas de mots assez durs contre l’incivilité dont il suspecte les célibataires. On songe bien entendu à Robespierre et Saint-Just, relevant en premiers de cette catégorie. Le célibataire jouit égoïstement, ce qui lui interdit de cultiver de justes vues quant au maintien de l’ordre social [51]. La Convention repousse toutefois l’amendement suite à l’intervention sarcastique de Talot : « Vous avez consacré dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que tous les citoyens peuvent parvenir aux mêmes emplois sans autre distinction que celle des vertus et des droits […]. La motion ne peut être soutenue sérieusement que par une faction d’épouseurs ! (éclats de rires) [52] ». Néanmoins, Mailhe [53], que l’on retrouve à l’occasion et dont on peut imaginer qu’il rongeait son frein, profite de l’opportunité qui lui est offerte pour demander « que le comité de législation soit tenu de nous présenter, dans le courant de la décade, des modifications à la loi du divorce, qui est plutôt un tarif d’agiotage qu’une loi ». Il veut réformer le divorce – dans le sens de la restriction – dans l’intérêt des femmes, présentées comme les sempiternelles victimes. La logique de la victime, qui plaidait en faveur de la capacité de la femme avant Thermidor, va-t-elle tourner à leur désavantage après Thermidor ? La chose est possible dès lors que le courant anti-divorciaire repose sur la croyance en la faiblesse des épouses. A ce point naturellement faible, la femme peut-elle vouloir, peut-elle être capable ? Ce qui avait été dit pour sa défense peut ici se retourner contre elle, par la soustraction d’une capacité dont elle n’avait, dans la pratique, que faire. « Le mariage, conclut en effet Mailhe, n’est plus en ce moment qu’une affaire de spéculation ; on prend une femme comme on prend une marchandise, en calculant le profit dont elle peut être, et l’on s’en défait sitôt qu’elle n’est plus d’aucun avantage ; c’est un scandale vraiment révoltant [54] ». La proposition est décrétée, preuve qu’il est à l’ordre du jour de considérer le divorce comme assez peu propice, désormais, à la régénération de la famille.

30. Avant même que le comité de législation ne présente son rapport, les thermidoriens entendent le député Saint-Martin, au nom du comité des secours publics, leur relater l’histoire édifiante de la citoyenne Goton-Marchand. Cette mineure – elle n’a que dix-huit ans – vient de faire deux campagnes, travestie en homme, en tant que volontaire aux armées. « Congédiée dès que son sexe a été connu », elle réclame la bienfaisance nationale à la Convention. Bien que les députés lui votent des secours, voilà l’occasion pour qu’ils récitent leurs convictions quant à la place de l’individu féminin en société ; voilà surtout l’occasion d’insister sur la faiblesse supposée de sa nature, qui lui impose comme devoirs d’être épouse, soumise à son conjoint. Précieux indice sur sa capacité passée, présente et à venir. L’égalité juridique des époux est de plus en plus théorique. L’inégalité sexuée est soulignée avec insistance dans le nouveau bain philosophique de l’après Thermidor. La femme en principe libre en droit le dispute à la femme déterminée, physiquement, à la maternité, à l’obéissance. « La Convention, dit le député Saint-Martin, s’est déjà prononcée sur l’idée que l’on doit se former de ces héroïnes qui, au commencement de cette guerre, étaient en si grand nombre dans nos camps ; elles les en a sagement éloignées. Presque toutes y avaient été conduites par l’attrait du libertinage, bien plus que par l’amour de la gloire et de la liberté. Que des femmes manient la navette, l’aiguillette et le fuseau, qu’elles donnent à la patrie de robustes défenseurs, qu’elles tressent des couronnes pour orner le front de leurs fils, de leurs époux […] ; ce n’est jamais qu’aux dépens des vertus de leur sexe qu’elles se font hommes et se livrent à des travaux auxquels la nature ne les a pas destinées [55] ».

31. Trois jours plus tôt, à la séance du 15 thermidor an III (2 août 1795), revoici Mailhe, cette fois à la tribune qui, au nom du comité de législation, lit le rapport qu’il avait lui-même demandé au sujet de la réforme du divorce. Il commence par promettre « sous peu de jours, un projet modificatif des lois concernant le divorce ». Pour l’heure, il propose « de suspendre l’exécution de deux décrets [nivôse et floréal an II] de circonstance, dont l’immoralité abuse avec une révoltante rapidité ». Afin de convaincre du caractère odieux, odieusement politique de ces décrets, Mailhe prétend en dévoiler les véritables motifs, tout du moins au sujet du décret de floréal an II : « Un malheureux époux gémissait depuis quelques mois dans une des bastilles de la terreur : sa femme était protégée par un décemvir. Il s’agissait d’isoler la victime dévouée au supplice, de lui arracher sa femme, de la jeter dans les bras d’un autre, et de sauver ses reprises du séquestre national, sans rien ôter à la tyrannie de l’activité de ses fureurs jalouses contre le mari. Un décret d’exemption aurait pu démasquer le nouvel Appius ; on aima mieux s’envelopper dans les dispositions d’une loi générale ; on força le comité de législation à proposer le décret du 4 floréal. Vous savez, en effet, que l’oppression décemvirale pesait sur les comités en particulier, comme sur la Convention nationale [56] ». Ce que savent avant tout les collègues thermidoriens, c’est qu’il est urgent de se démarquer, précisément, de leur éventuelle collaboration à l’œuvre des decemvir, à savoir le Comité de salut public jugé seul responsable de la Terreur. Ainsi présenté comme l’œuvre personnelle d’un des membres du Comité de salut public, le décret de floréal an II est voué à une condamnation immédiate. La Convention vote sans coup férir sa suspension, ainsi que celle du décret de nivôse an II (art. 1èmer du décret) dont Mailhe ne parle pourtant pas dans son rapport. Elle décrète en outre que « [l]e comité de législation est chargé de réviser toutes les lois concernant le divorce, et de présenter, dans le délai d’une décade, le résultat de son travail » (art. 2 du décret). Qu’un député du grand Comité de Salut public ait fait jeter en prison un mari dont il convoitait l’épouse, puis ait intimé l’ordre au comité de législation de la Convention de voter la loi de floréal an II pour couvrir son forfait, voilà qui serait croustillant si la ficelle n’était un peu grosse. Malgré un climat post-thermidorien qui incite d’ordinaire les conventionnels à taire leurs implications passées dans la politique du gouvernement révolutionnaire, Oudot, rapporteur des deux décrets de l’an II, ose implorer ses anciens collègues du comité de législation de venir à son secours. Après que la Convention a décrété la suspension, il prend en effet la parole : « […] j’interpelle mes collègues, alors membres de ce comité, s’ils ont connaissance qu’aucune intrigue ait motivé le décret. Citoyens, on ne doit pas inculper un comité si légèrement et sans fournir de preuve ». On sait déjà que Merlin de Douai brise le silence : « Aucune intrigue n’a motivé ce décret, qu’un principe de justice seul a pu dicter alors [57] ». Bien que le point de vue, en matière de justice, de l’auteur du décret sur les gens suspects, puisse être sujet à caution, tout porte à croire qu’il dit vrai au sujet de la fable relatée par Mailhe. En effet, le rapport présenté par Oudot le 27 germinal an II, au nom du comité de législation, et qui est à l’origine du décret de floréal, ne laisse pas transparaître l’influence directe d’un membre du Comité de salut public [58]. Ce rapport paraît mûrement réfléchi – même s’il stigmatise quelque peu les maris incarcérés – comme d’ailleurs semble hors de doute l’implication sincère d’Oudot en faveur d’une simplification du divorce au vu de son Essai sur les principes de la législation des mariages privés et solennels, du divorce et de l’adoption qui peuvent être déclarés à la suite de l’acte constitutionnel publié par ordre de la Convention [59].

32. Mais peu importe, au fond, la véritable histoire aux origines du décret de floréal. Doit être souligné ici le fait que sa suspension est demandée dans l’intérêt de la femme de même que son adoption avait été sollicitée à son profit : dans les deux cas de figure, avant et après Thermidor, l’épouse est victime. Elle vit esclave d’un incarcéré ennemi de la République dans le premier cas. Elle souffre les convoitises des séducteurs dans le second, à en croire Mailhe du moins, lorsqu’il s’exprime le 15 thermidor an III en faveur de la suspension : « Dans combien de familles ces lois [nivôse et floréal an II] n’ont-elles pas porté la dissolution et le désespoir ! Combien n’aggravent-elles pas surtout dans ce moment la position de ceux qui se trouvent détenus par mesure de sûreté générale ! On séduit leurs femmes ; on abuse de leur séparation de fait ; on les précipite dans des demandes en divorce, qui ne rencontrent aucun obstacle, aucune difficulté [60] ». A ce compte, ne serait-il pas plus sage d’empêcher le divorce, surtout à l’endroit de ces épouses sans volonté, sans constance dans leur volonté matrimoniale, et qui par faiblesse naturelle se laissent facilement abuser par un tiers, lui-même bien mauvais citoyen en l’occurrence… ? Conséquence impossible à tirer, même pour Mailhe, en présence de l’obstacle, de taille, des Droits de l’homme et de la liberté comme premier de ces droits ; qui plus est ladite Déclaration vient tout juste d’être remise à l’honneur dans la nouvelle Constitution. D’où la seule suspension des décrets de l’an II au lieu d’une suspension de la loi de septembre 1792. D’où l’hommage contraint, rendu in fine par Mailhe lui-même à la liberté dans le mariage, mais à la condition de la vertu, qui sonne ici comme un devoir impérieux, comme un rappel aux devoirs de la Déclaration de 1795 : « Vous ne sauriez arrêter trop tôt le torrent d’immoralité que roulent ces lois [nivôse et floréal an II] désastreuses. Il faut, sans doute, qu’on soit libre dans les liens du mariage, mais il faut bannir la liberté du vice, pour y attacher la liberté et la vertu [61] ».

2) – Restreindre le divorce à des fins politiques : le point de vue du Directoire

a – Quand les femmes pétitionnent contre le divorce.

33. Le droit d’être libre – épouse comprise – dans les liens matrimoniaux, mais couplé avec le devoir d’être vertueux en vue de la société, c’est-à-dire d’être bon fils, bon frère, bon époux etc., voilà une équation qui rend la réforme du mariage quasi insoluble pour les révolutionnaires après juillet 1794. La Convention thermidorienne n’a pas à affronter le problème de cette éventuelle surchauffe des idéaux révolutionnaires d’une liberté qui s’exerce désormais dans le cadre de devoirs stricts ou d’une nature humaine désormais potentiellement inadaptée aux droits civils. Elle se sépare en effet sans que son comité de législation ait eu le temps de proposer la réforme promise de toutes les lois sur le divorce. Mais étant donnée l’urgence politique qu’il y a à stabiliser une société jugée déchirée par les dernières années de la Révolution, le Directoire ne va pas tarder à remettre la question du divorce à l’ordre du jour.

34. Comme l’a souligné Susan Desan, la fin de la Convention et les débuts du Directoire se caractérisent par une floraison de pamphlets et de pétitions hostiles au divorce [62]. Non sans arrière pensées politiques bien entendu puisque cette littérature anti-divorciaire est souvent l’œuvre de royalistes qui fustigent les mœurs pré-thermidoriennes, par une assimilation de la Terreur à l’anarchie, et dont la liberté consacrée avant 1794 fait forcément les frais. Le divorce demeure ainsi dans l’œil du cyclone d’une réaction de l’opinion publique, comme en témoigne l’essai à succès de Suzanne Necker – épouse du ministre déchu – publié en 1794 et qui, au nom de la religion, fait l’apologie du mariage traditionnel et indissoluble. Le phénomène pétitionnaire, qui avait favorisé la libéralisation du divorce en 1792-1793, va se retourner contre le divorce : les députés sont assaillis de textes qui condamnent la législation divorciaire, et plus particulièrement celle de l’an II puisque, pour l’opinion réactionnaire, Terreur et dissolution du lien matrimonial on partie liée. Et de même que les pétitions de femmes victimes pouvaient avoir valeur d’exemple en faveur du divorce en l’an II, celles des victimes de la législation divorciaire vont pouvoir servir d’incitation à restreindre le divorce.

35. La pétition qui est lue au Conseil des Cinq-Cents le 29 messidor an IV (16 juillet 1796) est ainsi chargée d’intentions politiques. Elle émane d’une nommée Marie-Anne Campion et a pour objet de « réclamer contre les abus du divorce sur la simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère [63] ». Voici cette fois l’histoire d’une épouse mariée depuis 1788. Mariage d’Ancien Régime qui rime avec bonheur : « Age de convenance, situation de fortune, mêmes goûts, mêmes penchants, que fallait-il de plus pour être heureux ? » Mais ne voilà-t-il pas « qu’une femme a tout changé ; un femme a su prendre et abuser de l’ascendant qu’elle a usurpé sur mon mari, aussi honnête que loyal ». N’est-ce pas édifiant ? La femme aux mœurs pures d’Ancien Régime, trahie par la femme révolutionnaire, qui agit contre nature puisque c’est en usurpant son ascendant sur le sexe masculin qu’elle dérobe un mari. Cette seconde femme, décidément trop de son temps – celui de la Révolution – est non seulement séductrice, ce qui est contraire aux mœurs, mais en outre, et ce n’est que logique, elle se précipite sur les bénéfices que lui octroie la législation révolutionnaire, qui l’a faite libre de vouloir ; c’est elle qui force en effet le mari égaré à demander le divorce [64]. La suite de la pétition, comme on peut s’en douter, est un libelle politique contre le divorce sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère. La femme trompée cultive une conscience politique : « Quel scandale pour les mœurs que ces mariages multipliés ! ». Il devient urgent, contre le règne des libres séductrices, de refaire, au moins, des hommes. Non seulement des maris mais aussi, comme leur prolongement, des enfants mâles. Il est temps par conséquent de renouer avec un lien conjugal indissoluble, où la femme redevient épouse obéissante et mère exemplaire. C’est la condition pour en finir avec l’anarchie politique à laquelle contribuent les séductrices : « Si vous voulez des hommes, Citoyens, châtiez tout ce qui se trouve d’impur dans leurs mœurs : les bonnes Lois rendent les Etats durables [65] ».

b – Tour de chauffe des anti-divorciaires à l’hiver et au printemps 1797

36. Fin 1796, l’obsession de l’ordre public, le souhait de reconstituer une société bouleversée par les mauvaises mœurs d’un divorce trop facile, gagnent à nouveau les députés. Le Conseil des Cinq-Cents charge en effet une commission spéciale d’examiner s’il ne conviendrait pas de suspendre, jusqu’à la discussion du Code civil, toute demande de divorce fondée sur la simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère [66]. Composée de révolutionnaires prestigieux et, pour certains d’entre eux, voués à un bel avenir sous le régime napoléonien, la commission [67] présente son rapport à la séance du 20 nivôse an V (9 janvier 1797). Favard, futur tribun (sous le Consulat) et futur conseiller d’État (sous l’Empire), en est le rapporteur [68]. Alors que ce dernier promet de s’interdire « toute réflexion sur les avantages et les dangers du divorce » - questions renvoyées à la discussion du Code civil – son rapport, au nom d’impératifs politiques, est une charge à peine voilée contre le principe d’une dissolution volontaire des liens matrimoniaux. En effet, « [s]i l’on considère le mariage dans ses rapports avec la société, ne convient-il pas de l’honorer, de le protéger par des lois sages & basées sur les bonnes mœurs [69] ? ». L’article 4 des devoirs de la Déclaration de 1795 est encore à l’ordre du jour : le célibat est à proscrire comme favorisant les comportements asociaux. Montesquieu est à nouveau évoqué, selon qui « plus on diminue le nombre des mariages qui pourraient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits ; moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages : comme lorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols [70] ». En un mot, nous ne sommes pas loin d’un mariage obligatoire, pour le moins contradictoire au regard de la liberté individuelle et du droit jusqu’ici admis de faire et de défaire le lien matrimonial. La suite du rapport est, sur la base d’un mariage que l’on veut renforcer, une condamnation sans appel du divorce sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère. Le principal grief contre ce cas de divorce est un classique : n’ayant pas à motiver la cause de la rupture unilatérale du lien matrimonial, la disposition favoriserait les libertins, ces hommes aux passions mobiles et coupables puisque, portant atteinte à la stabilité des mariages, ils sapent la société et ses bonnes mœurs. N’étant pas bons époux, ils ne sont pas bons citoyens. Ils sont presque hors la Déclaration, version 1795, puisqu’ils en bafouent les devoirs les plus élémentaires. « Ils » et non pas « elles ». En effet, plus que jamais la femme mariée passe à l’arrière plan car mieux que jamais le rapport nous la présente sous les traits d’une victime. Elle n’est donc même pas réputée vouloir mais simplement subir. Au sujet des quelque 20 000 divorces qu’évoque Favard pour faire « frémir » ses collègues des Cinq-Cents, émergent en effet deux cas de figure où l’homme se comporte en coupable et la femme en victime. Premier cas : celui de la jeune fille vierge. « Ici c’est une jeune personne dont la beauté & la vertu ont attiré & irrité les vœux d’un libertin qui a recherché une union qu’il rompt quand sa passion est assouvie, & qui livre à l’humiliation d’être quittée un être dont il n’était pas digne [71] ». Deuxième cas : celui de l’épouse séduite et contrainte au divorce par le libertin [72]. Circonstance aggravante de ce second cas à un moment où nos révolutionnaires entendent fixer les propriétés et les fortunes, sérieusement ébranlées par les lois successorales et rétroactives de l’an II. Le libertin, dans son forfait, cherche les moyens de détourner la fortune des familles. A ce sujet, Favard prend le temps de mentionner un cas extrême, toujours dans le but de faire « frémir » ses collègues : « Je pourrais ajouter que le libertinage n’est pas le seul vice qui ait fait abuser de la loi sur le divorce. L’ambition s’en est suivie, plus d’une fois, & d’une manière fictive, pour violer l’effet d’une autre loi : je veux parler de celle sur les successions. Il est bon de vous en citer un exemple qui est à la connaissance d’un des membres de votre commission. Une jeune citoyenne se marie avec l’assurance de recueillir les biens d’une grande tante. Arrive la loi du 17 nivôse [an II] qui la prive de cet espoir. Les deux époux conviennent de faire divorce ; leur projet exécuté le mari épouse la grande tante, âgée de quatre-vingt deux ans, qui leur donne tous ses biens par contrat de mariage, ainsi que la loi le lui permettait. La vieille tante ne tarde pas à mourir ; & son jeune veuf se remarie avec sa première femme [73] ».

37. Au total, Favard propose la suspension des divorces pour incompatibilité d’humeur mais seulement pour ceux dont la procédure ne serait pas encore entamée. Pourquoi ne pas inclure ceux dont la procédure est commencée ? Parce ce qu’une telle suspension, loin de stabiliser l’institution matrimoniale et de rétablir les bonnes mœurs, pourrait bien réveiller les passions extrêmes, et donc produire des effets contraires à ceux escomptés. Passions de femmes, soit dit en passant, et toujours victimes. Mais cette fois capables ; entendons capables du pire, c’est-à-dire, dans les faits, capables par désespoir de trucider toute la famille si on leur refusait le bénéfice d’une répudiation dont elles croyaient bénéficier. Il ne s’agit pas d’une plaisanterie. Favard est sérieux. Il relate en effet que la commission a reçu ce mémoire d’une femme qui poursuit son divorce pour incompatibilité d’humeur, à sa demande. Ainsi s’exprime cette femme capable et libre : « Quelque chose qui puisse arriver […], le jour où la loi contraire au divorce replacera ce monstre (son mari) dans mon lit, sera le dernier de ses jours ; je l’y poignarderai ; mais aussi, au moment où j’exécuterai mon projet, mon père, ma mère qui habitent chez moi, mes enfants & moi, nous porterons dans notre sein un poison subtil contre lequel viendront échouer tous les secours [74] ». C’est à protéger cette victime, et afin d’éviter l’hécatombe provoquée par « ses passions, une fois déchaînées », que le comité opte pour une suspension pour le futur, uniquement, du divorce sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère.

38. En fait de passions déchaînées, le Conseil des Cinq-Cents va en offrir le spectacle. Les députés se bousculent pour dire tout le dégoût, toute la crainte également que leur inspire le divorce incriminé. Or, une question essentielle va être soulevée lors de ces débats provoqués par le rapport de la commission, sur laquelle Favard a involontairement mis le doigt en mentionnant le cas de cette femme aux velléités homicides : ne sont-ce pas les femmes, mariées contre leur gré, qui demandent majoritairement le divorce pour incompatibilité d’humeur ? Suspendre ce cas de divorce, n’est-ce pas les priver d’une liberté des Droits qui les faisait l’égal de leurs époux ? Dans le camp des anti-divorciaires, c’est-à-dire à la droite de l’Assemblée, on stigmatise ces « divorces sans cause ». L’expression est du royaliste Siméon, futur conseiller d’État comme Favard [75]. Il parle à la séance du 5 pluviôse an V, à la suite du rapporteur. Il se prononce pour la suspension dans la mesure où, sans fard dans une assemblée pourtant officiellement révolutionnaire, il revendique, l’un des premiers, l’indissolubilité des liens matrimoniaux dans un but politique : « […] le mariage est indissoluble dans l’intérêt de la société. Concevez-vous une société sans famille [76] ? ». A ce compte, les lois sur le divorce équivalent à « une véritable prostitution [77] ». Prostitution ? Le mot a son importance. Ne vise-t-il pas d’ordinaire une activité qui est le lot des femmes ? Siméon ne fait pas à proprement parler l’apologie de l’exercice, par la femme, d’un droit que la Déclaration lui octroie, et dont les lois sur le divorce ne sont que la retranscription. La femme libérée de 1792 est devenue, l’espace de cinq années seulement, prostituée : « Une femme que l’indissolubilité du mariage défendait d’une passion naissante qu’elle ne pouvait satisfaire sans honte, voit dans le divorce un moyen de s’y livrer sans remord ». Pas de doute : Siméon parle bien des femmes. N’est-il donc pas dans leur intérêt, et surtout dans l’intérêt d’une société de bons époux, qu’elles ne soient plus capables ? La logique brumairienne de l’incapacité de la femme mariée, sur fond de discours antiféministe, est ici sérieusement enclenchée. Ce d’autant plus que Siméon, à l’instar d’une majorité des révolutionnaires depuis Thermidor, nourrit avec insistance l’idée d’une femme victime du divorce, et qui agit contre son intérêt si elle est libre de le demander. L’autorité de Montesquieu est à nouveau invoquée, ce qui n’est pas à l’avantage de l’individu féminin, réduit à sa dimension physique : avantageuse lorsqu’elle est jeune, peu ragoûtante à son époux lorsque l’âge et les grossesses ont eu prématurément raison de ses attraits [78]. Il est donc dans son intérêt de rester dans des liens indissolubles. Il va falloir aussi contraindre l’époux, vite lassé d’une telle épouse, de rester dans le mariage : d’où l’idée d’indissolubilité, qui finalement cadre avec l’article 4 des devoirs de la Déclaration de 1795. Le tout à des fins politiques, comme de coutume. Il faut, martèle Siméon, que la perpétuité du mariage soit consacrée dans « la société domestique par laquelle on tient à la grande société [79] ».

39. Le député Jean-Henry Bancal, qui intervient aux Cinq-Cents le 12 pluviôse an V en faveur, non d’une suspension, mais d’une suppression du divorce pour incompatibilité d’humeur, croit utile de faire publier son opinion, agrémentée de « quelques réflexions sur les conspirations et sur les changements de forme de gouvernement ». Lui aussi, en bon thermidorien, est un monomaniaque de l’ordre public, mais républicain. Et contre cet ordre public travaille le divorce. « Rendre les mariages dissolubles, c’est établir, par les vices et les mauvaises mœurs, le relâchement, la dissolution des liens de la société ; c’est vouloir la perte de la liberté, qui n’existe, qui ne résiste à tous ses ennemis que par l’énergie, la force, le courage, par la constance, par le renoncement aux passions, et par l’observation de toutes les vertus [80] ». La loi doit en quelque sorte forcer à être libre en consacrant l’indissolubilité des liens matrimoniaux : elle doit vouloir en lieu et place des époux, dans l’intérêt du régime, qui pour notre député, n’est pas la monarchie à laquelle commence de rêver la droite de l’Assemblée. « Dans la République, les soins et les peines du mariage sont supportables. Le mariage est heureux parce qu’il est indissoluble [81] ». Il suffisait d’y penser. Même son de cloche avec le député Duprat, qui s’exprime à la séance du 13 pluviôse an V (1èmer février 1797). Il ne souhaite, pour sa part, que la suppression du divorce pour incompatibilité d’humeur mais au profit du maintien des divorces pour cause déterminées par la loi. En effet, l’incompatibilité d’humeur ou de caractère « favorise le crime et le libertinage ». Il est dans l’intérêt des femmes d’en réclamer la suppression, puisqu’elles ne sont pas réputées actrices mais victimes [82].

40. La résolution proposée par la commission des Cinq-Cents ne va pas aboutir, notamment parce qu’elle rencontre l’opposition d’anciens conventionnels, restés fidèles à la liberté divorciaire en vertu de leurs convictions politiques pré-thermidoriennes. C’est le cas de Mathieu Lecointe-Puyraveau, ancien régicide proche des girondins, et qui est passé au travers des mailles de la Terreur [83]. A la suite du rapport de Favard, le 5 pluviôse an 5, il prend la défense du divorce pour incompatibilité d’humeur, et il le fait, en grande partie, pour la défense de femmes libres. Notre député commence par vouloir ridiculiser Favard. A-t-il bien parlé de 20 000 divorces ? « On cherche en vain le registre où la commission a puisé son calcul ». Les « époux désunis gémissent » ? interroge-t-il en paraphrasant le rapporteur : « […] cette idée est fausse ; elle est contradictoire. Ou des deux époux divorcés un seul gémit, et alors le divorce était nécessaire ; ou l’on suppose qu’ils gémissent tous les deux, et cette supposition ne peut être faite, car le regret mutuel les aurait rapprochés, et ils auraient usé déjà des moyens de se rétablir dans leur premier état. Il n’y a donc rien de solide dans les motifs présentés [84] ». Dès lors Lecointe-Puyraveau va prendre la défense du divorce pour incompatibilité d’humeur au motif que la femme doit être libre de vouloir échapper au « libertin » stigmatisé par Favard. Il va en quelque sorte prendre le rapporteur de la commission à son propre jeu en renversant les perspectives relativement à la femme qui, de victime sans volonté – version développée par Favard – doit demeurer capable de conquérir sa liberté pour échapper au triste sort que lui réserve un homme. Le libertin qui veut abuser de la jeune fille belle et vertueuse en l’épousant et en la répudiant ? Figure invraisemblable répond Lecointe-Puyraveau : « Pourquoi en effet le bourreau chercherait-il à s’éloigner de la victime ? N’est-il pas plus raisonnable de croire qu’elle voudra lui échapper ? et si l’article existant était supprimé, quel moyen en aurait-elle ? […]. Non, ce n’est pas pour retenir un homme vicieux auprès d’une femme estimable que vous devez reporter l’art. III de la loi sur le divorce [du 20 septembre 1792] ; vous devez le maintenir pour donner à la femme les moyens d’échapper à l’homme vicieux [85] ». Quant au cas de figure du libertin qui séduit la femme mariée pour l’obliger au divorce, source de tous les scandales selon Favard, il plaide au contraire, de l’opinion de Lecointe-Puyraveau, en faveur du divorce pour incompatibilité d’humeur, mais à condition d’admettre la liberté pour l’individu féminin : « […] grâces soient rendues à la loi qui fournit les moyens d’éviter l’adultère […]. Eût-il mieux valu qu’elle donnât à ses enfants des étrangers pour frères, qu’elle plaçât des ennemis sur le sein de son époux, et des voleurs dans la famille ? Vous qui parlez si haut et des mœurs et du mariage, méditez ces questions et dites vos réponses [86] ». Sans doute les femmes sont-elles plus faibles que les hommes à raison de leur constitution physique : c’est donc en leur faveur, afin que le droit les protège de la force en ce qu’il pallie la nature, que le divorce pour incompatibilité d’humeur a été voté. Vouloir ne maintenir que le divorce pour causes déterminées par la loi, c’est accepter que les femmes soient traitées en esclaves dans la sphère domestique [87]. Les femmes sont maltraitées : c’est ce qui les incite à demander, en premier, à jouir des bénéfices de ce divorce [88]. Divorce qu’il importe de maintenir comme la consécration de leur droit d’être libres : « Ce sont surtout les femmes qui demandent le divorce pour incompatibilité ; on en conclut qu’il est immoral ; on devrait bien plutôt en conclure que, naturellement réservées et compatissantes, elles épargnent ceux qu’elles ont aimés et qui les ont fait souffrir ; on s’étonne ensuite que le plus grand nombre de divorces soient demandés par les femmes : c’est la première fois qu’on a trouvé extraordinaire que la faiblesse cherchât à se soustraire aux violences de la force [89] ».

41. Avec la victoire des royalistes aux élections de germinal an 5 (avril 1797), la question de la réforme du mariage ressurgit aussitôt comme étant de la plus haute importance politique. Dès l’ouverture de la session des Cinq-Cents, le 1èmer prairial an V (20 mai 1797), les royalistes entendent bien mener une lutte contre les lois révolutionnaires – celles de la Convention – qu’ils espèrent révoquer pour préparer le terrain à un changement de régime [90]. Dès le 20 prairial (8 juin), les députés consentent à l’établissement d’une nouvelle commission « qui sera chargée de nous présenter incessamment ses vues sur la législation du divorce ». La proposition émane du député Félix Faulcon, divorciaire, qui pare ainsi l’offensive des royalistes. Il obtient en effet « que toutes les discussions relatives au divorce soient suspendues jusqu’à après le rapport de cette commission [91] ». Etant donné le coefficient idéologique et politique qui affecte à ce moment là le débat relatif au divorce il est peu question du statut de la femme, de sa capacité, de sa liberté ou de son éventuelle égalité avec l’homme. Face à l’urgence de tenir bon sur le principe même du divorce pour incompatibilité d’humeur afin de sauvegarder le « monument » révolutionnaire qu’est la loi de 1792, elle est reléguée dans l’ombre du débat parlementaire. Pour Faulcon, il est d’abord urgent de convaincre que cette loi, loin d’être empreinte de précipitation révolutionnaire, est au contraire en parfaite adéquation avec la Constitution conservatrice de l’an III. Contre la suspension de la loi dans sa partie relative au divorce pour incompatibilité, il consent même à admettre « que l’organisation actuelle du divorce est entièrement défectueuse. D’où la proposition d’une commission chargée du rapport [92] ». Dans l’intervalle, Faulcon entend gagner du temps et, surtout, gagner la bataille politique auprès de l’opinion publique, d’où la publication de ses Opinions sur le divorce et sur le ministre des cultes. Il s’y livre, comme à la séance du 20 prairial, à une défense purement politique du divorce. Contre le courant anti-divorciaire, il retourne leurs propres arguments, à savoir que l’indissolubilité du mariage est bien plus attentatoire aux bonnes mœurs que la possibilité du divorce [93]. En outre la suspension de tout ou partie de la loi de septembre 1792, loin de stabiliser le corps social, risque au contraire de réenclencher le processus révolutionnaire. « Révolutionnaire » : le mot commence d’ailleurs à devenir péjoratif : il est synonyme de l’anarchie tant redoutée [94]. En des temps où les révolutionnaires sont obnubilés par la dissolution du lien social, l’argument avait de quoi convaincre. La loi de septembre 1792 forme un bloc : Faulcon sait bien que suspendre sa partie relative au divorce unilatéral reviendrait à remettre en cause l’ensemble de l’édifice divorciaire et, par voie de conséquence, un acquis révolutionnaire tiré de la théorie du contrat social. Prendre la défense du divorce pour incompatibilité d’humeur contraint Faulcon à évoquer le statut de la femme mariée sachant que, comme l’avouait Lecointe-Puyraveau peu de temps auparavant, ce sont elles qui forment le plus de demandes pour se défaire, sans avoir à en exposer les motifs, de maris brutaux et/ou méprisants. Ces femmes victimes viennent à l’appui de la défense du divorce pour incompatibilité. Sans lui, « les femmes sensibles et vertueuses, qui sont maltraitées en secret et ne furent jamais aimées, ne pourront pas faire admettre leur trop justes réclamations et seront éternellement forcées, sans aucune sorte de compensation, de traîner leurs chaînes, excessivement pesantes, dans le désespoir et les larmes [95] ». On ne peut donc réformer ce cas de divorce à moins de renoncer à la liberté, notamment du côté féminin : « […] vous sentirez aussi, vous tous qui aimez la liberté ; vous sentirez, dis-je, qu’il n’existera jamais de liberté dans un pays où les passions de l’homme, à la fois les plus ardentes et les plus douces, peuvent être asservies sous le joug d’une invariable oppression. Eh ! que fait la liberté civile à celui qui languit misérablement, dans les liens d’une servitude domestique dont il est incessamment tourmenté [96] ? ». Pour autant qu’il faille tenir bon sur le registre d’une liberté sans laquelle on prend le risque d’aller jusqu’à renier la Déclaration des droits, il convient d’offrir des garanties en direction de la stabilité des liens matrimoniaux. Il faut avouer que le divorce pour incompatibilité ait pu nourrir le libertinage parce qu’il était trop facile, notamment du point de vue des délais. « Comme il faut prendre toutes les précautions possibles pour empêcher que le divorce devienne jamais une loterie de libertinage [97] », Faulcon propose de porter notamment le délai du divorce de six mois à un an [98].

42. À la séance du 28 prairial an V (16 juin 1797), la commission présente ses vues sur la législation du divorce. Félix Faulcon en est le rapporteur [99]. Rapport extrêmement concis. Il se contente, sans entrer dans le fond du débat, de proposer, en une seule et courte résolution, l’allongement de la procédure, de six mois à un an, pour les demandes de divorce sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère. Mesure que votent sans coup férir les Cinq-Cents, persuadés d’une discussion prochaine, plus sérieuse, sur le mariage dans le cadre de l’élaboration du Code civil. L’argument, répété par Faulcon, selon lequel il ne faut pas réveiller l’anarchie de réformes révolutionnaires a porté ses fruits [100].

43. Les Anciens semblent tout aussi convaincus du danger, pour la stabilité politique et sociale, de suspendre une disposition de loi. C’est ce qui paraît les avoir incités à voter en faveur le la résolution qui devient le décret du 1èmer jour complémentaire de l’an V (17 septembre 1797) [101]. Demazière s’exprime par exemple en ce sens le jour de l’adoption du décret [102].

B – « Les familles sont la pépinière de l’État »

1) – Portalis et la femme mariée, au 27 thermidor an V (14 août 1797)

44. Telle n’était pas l’opinion du rapporteur de la commission aux Anciens, qui concluait un discours fleuve par un rejet de la résolution des Cinq-Cents. Or ce rapporteur n’est autre que Portalis, l’un des « pères » du Code Napoléon. A la séance du 27 thermidor an V, cet anti-divorciaire de conviction rôde en quelque sorte le discours sur l’incapacité naturelle – et donc juridique – de la femme mariée qu’il tiendra le 16 ventôse an XI (8 mars 1803) lors de la discussion du Code sous le Consulat, au moment où il aura à justifier les droits, mais surtout les devoirs respectifs des époux. Alors que selon la Constitution de l’an III, prudente quant au rôle des deux chambres et soucieuse d’éviter une dictature d’Assemblée, il est interdit aux Anciens de débattre d’autre chose que des résolutions que leur soumettent les Cinq-Cents, Portalis se lance dans un libre discours sur la généalogie du mariage. Il en refait l’histoire au regard de la théorie du contrat social, qu’il va par là-même saper en ses fondements. C’est le premier aspect de son rapport : selon la nature, le mariage n’est pas un contrat ordinaire. « Posons les vrais principes. Le mariage a été institué par le créateur ; ce n’est donc point un contrat civil [103] ». Même en mettant de côté l’aspect sacramentel, le lien matrimonial, par nature en quelque sorte naturelle, devrait être indissoluble : « D’après l’ordre simple de la nature, il est donc évident que le mariage est un lien moral, un véritable contrat, et un contrat perpétuel par sa destination [104] ». Pourquoi ? Parce que, d’une part, « l’éducation des enfants exige, pendant une longue suite d’années, les soins communs des auteurs de leurs jours » et que, d’autre part, « la vieillesse […] ne commence jamais pour des époux fidèles et vertueux. Au milieu des infirmités de cet âge [sic], le fardeau d’une vie languissante est adouci par les souvenirs les plus touchants [105] » etc. La question de l’indissolubilité du mariage est donc sérieuse insiste Portalis : elle est de celle qui méritait d’être posée [106]. Maintenant elle « mérite d’être approfondie [107] ». Seulement, et la Terreur a été là pour le prouver, les hommes ne sont pas, comme on l’avait supposé un peu vite en 1789, justes par nature : « Il faut convenir que si les hommes étaient invariablement ce qu’ils doivent être, l’union conjugale ne serait jamais troublée ; on ne verrait que des ménages paisibles et heureux ; dans le fait, le mariage n’aurait d’autre terme que la mort de l’un des époux ». L’homme n’étant pas juste par nature, la loi doit vouloir à sa place afin de le rappeler à ses devoirs, conformément à la philosophie de la Déclaration de 1795 : « Mais les hommes sont sujets à l’erreur ; ils oublient sans cesse ce qu’ils doivent aux autres, ce qu’ils doivent à eux-mêmes, et c’est pour eux qu’il s’agit de faire des lois [108] ». Oublions donc la nature, semble conclure Portalis à ce stade de son rapport, et intéressons-nous au remède. Remède redoutable au vu des idéaux de 1789 ou de la loi de septembre 1792 : « Les lois politiques et civiles […] ont plus pour objet la paix que la vertu, le bien général de la société que la perfection des individus ». Du point de vue de cet ordre public, en rupture complète avec la théorie du contrat social, le législateur doit avoir les coudées franches. « […] c’est qu’il est arbitre suprême de l’intérêt de l’Etat - insiste Portalis – et que, dans tous les cas, ses lois sont différentes de celles de la morale et de la religion [109] ». C’est donc « considéré du point de vue politique » qu’il « faut chercher la solution dans les inconvénients ou dans les avantages qui peuvent résulter du divorce même [110] ».

45. Que la politique et l’intérêt de l’État priment sur la religion, voilà qui permet à un Portalis – armé intellectuellement pour négocier le Concordat et discuter du futur Code civil – de juger que l’indissolubilité, fondée sur l’aspect sacramentel du lien conjugal, doit être écartée. Politiquement écarté : « […] le législateur […] demeure convaincu que le divorce ne peut être raisonnablement prohibé ». En effet, « la liberté des cultes est garantie par la Constitution […] ; la faculté du divorce se trouve donc liée parmi nous à la liberté de conscience [111] ». Liberté qui est publique, c’est-à-dire administrée et soumise aux lois de police. Rien que de très logique étant donné ce que Portalis pense de la nature humaine : « La forme et la police des mariages n’appartiennent-elles pas essentiellement à l’État [112] ? ».

46. C’est uniquement à ce stade de ses développements que le rapporteur aux Anciens peut entrer dans des considérations relatives au divorce sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur ou de caractère. Il le condamne en bloc selon l’argument classique des anti-divorciaires : ce cas de dissolution du lien matrimonial est un encouragement à la passion ; la passion est politiquement dangereuse ; elle est en quelque sorte révolutionnaire. « Le mariage […] ne doit point ressembler à ces unions passagères et fugitives que le plaisir forme et qui finissent avec le plaisir, à ces conjonctions vagues et illicites, qui sont si contraires aux bonnes mœurs, si peu favorables à la propagation de l’espèce [113] ». Afin « que du moins nos lois ne soient jamais pires que les hommes [114] », la commission des Anciens, paraît-il à l’unanimité, s’oppose à la résolution proposée par les Cinq-Cents. Portalis veut la suppression du divorce pour incompatibilité d’humeur suivant une logique qui sera reprise par le Code de 1804 et dont la Déclaration de 1795 avait donné le ton dans sa partie relative aux devoirs. En effet, « c’est en améliorant le gouvernement de la famille que nous consoliderons celui de l’Etat [115] ». Il ne faut donc pas perdre tout espoir ; il suffit de tenir bon sur les devoirs : « Ne désespérons jamais de former de bons citoyens tant que nous aurons l’espoir de rencontrer et de former de bons pères, de bons fils, de bons maris [116] ».

47. « Si vous voulez des hommes » ! implorait notre pétitionnaire rencontrée en 1796. Formez ces hommes à être des maris ! semble lui répondre Portalis. Le meilleur moyen d’y parvenir ne serait-il pas, pour commencer, de désarmer les femmes, dont la liberté difficilement consacrée en 1792 peut compromettre l’autorité au sein du couple ? La chose paraît inutile à Portalis. Dans son rapport il insiste à souhait sur les devoirs du mari, à commencer par le devoir de ne pas se débarrasser par la répudiation d’une femme qui a pourtant perdu tout ses attraits ; entendre : son physique [117]. Si les devoirs de l’homme sont si importants, la raison en est simple : la femme est pour Portalis incapable par nature. Elle est subjuguée et soumise. A ce titre il peut bien se payer le luxe de leur défense pour condamner le divorce pour incompatibilité. Voici, dans la bouche du rapporteur aux Anciens, la femme avouant son infériorité et, plus grave, l’absence de raison et de liberté qui en découle : « […] c’est notre sexe qui est exposé aux surprises, et non pas le vôtre. La nullité, la gêne, l’espèce de clôture à laquelle nous sommes condamnées par notre éducation, jusqu’à ce qu’il se présente un établissement, fait que nous avons […] un cœur qui n’ose sentir, et une raison qui n’est jamais en état de comparer et de juger : notre volonté n’est jamais que celle d’autrui. […] nous acceptons sans délibération et sans choix le premier mari que l’on nous propose, comme on accepte la liberté et le bonheur [118] ».

2) – Portalis et la femme mariée, au 16 ventôse an XI (8 mars 1803)

48. La femme ne serait-elle donc pas naturellement libre ? Rien n’était sûr, encore, en 1797. Portalis, après un exil contraint qui est le lot des fructidorisés, doit réitérer, cette fois comme conseiller d’État, sa proposition, au moment d’exposer les « motifs de la loi relative au mariage » devant les députés, le 16 ventôse an XI. Entre temps le monocratisme napoléonien, entériné par la Constitution de l’an VIII, autorise un discours sur la famille recomposée sur la seule autorité des pères et des époux. La liberté individuelle ? La Déclaration des droits est un vague souvenir qu’il convient de taire. La Constitution de frimaire fait volontairement l’impasse sur toute forme de préambule fondé sur les droits naturels de l’Homme, lesquels n’étaient déjà plus à l’honneur après Thermidor. L’égalité des individus au sein du couple ? « Les familles sont la pépinière de l’État » répond sobrement Portalis [119]. Impératif politique qui cette fois réduit la femme à son seul rôle de reproductrice et d’épouse obéissante. La loi du Code, selon Portalis, ne fait ici que retranscrire la nature. Au titre des droits et devoirs respectifs des époux, Portalis peut s’exprimer sans fard : « Le mari doit protection à sa femme, et la femme obéissance à son mari. Voilà toute la morale des époux. On a longtemps disputé sur la préférence ou l’égalité des deux sexes. Rien de plus vain que ces disputes. On a très bien observé que l’homme et la femme ont partout des rapports et partout des différences. Ce qu’ils ont de commun est de l’espèce ; ce qu’ils ont de différent est du sexe […]. Cette différence qui existe dans leur être en suppose dans leurs droits et devoirs respectifs […]. La force et l’audace sont du côté de l’homme, la timidité et la pudeur sont du côté de la femme. L’homme et la femme ne peuvent partager les mêmes travaux, supporter les mêmes fatigues, ni se livrer aux mêmes occupations. Ce ne sont point des lois, c’est la nature même qui a fait le lot de chacun des deux sexes. La femme a besoin de protection, parce qu’elle est plus faible ; l’homme est plus libre, parce qu’il est plus fort. La prééminence de l’homme est indiquée par la constitution même de son être, qui ne l’assujettit pas à autant de besoins, et qui lui garantit plus d’indépendance pour l’usage de son temps et pour l’exercice de ses facultés. Cette prééminence est la source du pouvoir de protection que le projet de loi reconnaît dans le mari. L’obéissance de la femme est un hommage rendu au pouvoir qui la protège, et elle est une suite nécessaire de la société conjugale, qui ne pourrait subsister si l’un des époux n’était subordonné à l’autre [120] ». Il est dans l’intérêt des femmes mariées d’être juridiquement incapables et d’obtenir l’autorisation préalable de leur mari pour agir. Rien de plus conforme à la nature inégalitaire prévient Portalis pour désarmer la critique : « Ce n’est point dans notre injustice, mais dans leur vocation naturelle, que les femmes doivent chercher le principe des devoirs plus austères qui leur sont imposés pour leur grand avantage et au profit de la société [121] ».

49. La suite est connue : le Code civil, qui consacre l’incapacité juridique de la femme mariée, arme les maris et, dans une moindre mesure eu égard aux dispositions de l’ancien droit, réarme les pères. Le divorce, dans le cadre d’une législation qui entend plus que jamais garantir l’ordre dans les familles afin de maintenir l’ordre dans l’Etat, n’est maintenu qu’à contre cœur. Ses causes sont restreintes. Le divorce pour incompatibilité d’humeur ou de caractère fait les frais de la réforme. La femme ne pourra plus former unilatéralement une demande en divorce. Treilhard, qui se réfugie derrière la logique du contrat, estime que l’incompatibilité d’humeur ne pouvait être maintenue : « Si l’allégation d’incompatibilité d’humeurs avait été permise à un seul des époux, on se serait exposé au reproche fondé d’attacher la dissolution d’un contrat formé par le consentement des deux personnes, au seul repentir de l’un des deux contractants ; et, sous ce point de vue, la cause d’incompatibilité était susceptible des plus fortes objections [122] » [123].

Grégoire BIGOT
Université de Nantes
Gregoire.Bigot univ-nantes.fr

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Notes

[1] S. Rials, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Hachette, 1988, p. 379 s.

[2] Duvergier, Collection complète des Lois, Décrets, Ordonnances, Règlemens, Avis du Conseil d’Etat, Paris, Guyot, 2ème édition, 1834, tome I, p. 43.

[3] Ph. Sagnac, La législation civile de la Révolution française (1789-1804). Essai d’histoire sociale, Paris, 1898, p. 266.

[4] Titre II (De la division du royaume, et de l’état des citoyens), article 7 : « La loi ne considère le mariage que comme contrat civil. Le pouvoir législatif établira pour tous les habitans, sans distinction, le mode par lequel les naissances, mariages et décès seront constatés, et il désignera les officiers publics qui en recevront et conserveront les actes » ; Duvergier, Collection, op. cit., tome 3, p. 242.

[5] Décret du 12 juillet 1790 « sur la constitution civile du clergé et la fixation de son traitement », Duvergier, Collection, op. cit., tome 1, p. 283-290.

[6] P. Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Fayard, 1993.

[7] Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies (1789-1794), Paris, La Découverte, 1987, p. 57 s.

[8] A.V. Arnault, A. Jay, E. Jouy et J. Norvins, Bibliographie nouvelle des contemporains ou dictionnaire historique et raisonné de tous les hommes qui, depuis la Révolution française, ont acquis de la célébrité par leurs actions, leurs écrits, leurs erreurs ou leurs crimes, soit en France soit dans les pays étrangers, Paris, Librairie historique, 1821, tome 3, V° « Bouchotte (N.) », p. 331. La notice précise que l’auteur est, après 1791, resté inconnu.

[9] Paris, Imprimerie Nationale.

[10] Comme en témoigne le titre de l’introduction de l’ouvrage, p. 5 : « La liberté domestique est la base des liberté civiles et politiques ».

[11] « Quel fut le but de cette union à laquelle la nature les invita ? Leur bonheur » (p. 6).

[12] Ibid.

[13] La réforme municipale de 1789 échouera en partie pour cette raison : comment régénérer ce qui, en partie, tient encore à des liens de nature ? Cf. notre Administration française. Droit, politique et société, tome I, Paris, Litec, 2010.

[14] Ibid., p. 7.

[15] Ibid.

[16] A . du Crest, Modèle familial et pouvoir monarchique (XVIème et XVIIIème siècles), Aix, PUAM, 2002 ; A. Bethery de la Brosse, Entre amour et droit, le lien juridique dans la pensée juridique moderne (XVI-XXIème siècles), Thèse droit, Poitiers, 2007.

[17] N. Bouchotte, Observations…, op. cit., p. 7.

[18] Ibid., p. 7-8.

[19] Ibid., p. 8-9.

[20] Ibid., p. 9.

[21] M.P. Juge de Brive, Les mariages heureux ou empire du divorce, Paris, Laurens jeune, 1789 ou 1790, p. 1. Ouvrage dédié « Aux victimes de l’hymen » non sans arrière pensées politiques relativement à l’effet escompté sur la destruction de l’ordre ancien : « C’est à vous, ô femmes intéressantes par vos vertus & vos malheurs ! que je dois l’hommage de cet écrit, & je vous supplie de l’agréer. Si le mariage n’a été pour vous qu’un tissu d’infortunes & d’oppression, accusez ces hommes pervers dont la cruelle & fausse politique a formé l’indissolubilité, pour retenir sous un tyrannique joug le tigre & la brebis, la colombe & l’épervier, que des évènements bizarres ou d’atroces spéculations ont accouplés si malheureusement »

[22] Madival et Laurent, Archives Parlementaires de 1787 à 1860, 1èrème série, tome XVII, p. 617.

[23] Article 1èmer du décret proposé. Ibid. p. 618.

[24] Ibid., p. 617.

[25] Ibid.

[26] A. Verjus, Le bon mari. Une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, Fayard, 2010, p. 47-126.

[27] Archives Parlementaires, op.cit., t. XLIX, p. 432. C’est en effet le 30 août 1792 que la Convention, sur proposition du député Aubert-Dubayet, adopte le principe du divorce. Il le fait d’abord par évocation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Comme le dit Cambon, « il n’est aucun citoyen, ami de la liberté et de l’égalité, qui puisse s’opposer au décret qu’on vous propose. Je vais plus loin ; le divorce est établi dans la déclaration des droits, il en est la conséquence nécessaire ». Il le fait ensuite avec l’intention politique de désarmer les pères, ce qui est une figure imposée après la destitution du roi. Le meilleur moyen d’y parvenir est de décrire la femme mariée comme, une nouvelle fois, victime des mariages anciens. Par ricochet c’est l’autorité même de l’homme qui est contestée et l’égalité des époux mise en avant, ce au bénéfice des droits de la femme, intégrée à la Déclaration de 1789. Pour Aubert-Dubayet, en effet, « la femme ne doit point être l’esclave de l’homme. Pour nous qui vivons sous l’empire de la liberté et avons juré de conserver ce bien précieux, l’hymen ne saurait admettre l’asservissement d’une seule des parties. Il semble que jusqu’à ce moment les femmes aient échappé à l’attention des législateurs : les verrons-nous plus longtemps victimes du despotisme des pères et de la perfidie des maris ; les verrons-nous plus longtemps sacrifiées à la vanité ou à l’avarice ? Non, Messieurs, nous voulons que toutes les unions reposent sur le bonheur, et nous parviendront à ce but, en déclarant que le divorce est permis ». Archives Parlementaires, op. cit., tome XLIX, p. 117-118.

[28] Archives parlementaires, op. cit., tome XLIX, p. 432.

[29] « […] à cause de la nature du contrat de mariage, qui a pour base le consentement des époux, et parce que la liberté individuelle ne peut jamais être aliénée d’une manière indissoluble par aucune convention » ; Ibid., p. 433.

[30] Conséquence obligée d’un mariage purement contractuel. Cf. Ibid., p. 610 : « Le mariage est un contrat civil. Il est de la nature des contrats de se résoudre de la même manière dont il a été formé. La mariage étant formé par la volonté de deux personnes, il est naturel qu’il puisse se dissoudre par une volonté contraire ».

[31] Ibid., p. 609.

[32] Ibid., p. 610.

[33] Ibid.. Il s’agit du Livre XVI, chapitre XV (Du divorce et de la répudiation), de De l’Esprit des lois (1748), réédition Garnier Frère, s.d., p. 243-244. Montesquieu fustige la répudiation exercée par l’homme car « il y a mille moyens de tenir ou de remettre ses femmes dans le devoir ; et il semble que, dans ses mains, la répudiation ne soit qu’un nouvel abus de sa puissance ». La phrase citée par Sédillez est pour Montesquieu liée à sa réprobation de la répudiation par la femme, qui « n’exerce qu’un triste remède. C’est un des avantages des charmes etc. ». Montesquieu partageait-il, avec l’ensemble de la pensée dite des « Lumières », des présupposés à l’égard de la condition physique des femmes, qui les rendraient inaptes par nature ? Nourrissait-il une forme de réductionnisme anthropologique ? C’est la piste suivie par X. Martin depuis de nombreuses années. Cf. L’homme des droits de l’homme et sa compagne (1750-1850). Sur le quotient intellectuel et affectif du « bon sauvage », Bouère, DDM, 2001 (spécialement p. 65-175), et « Misogynie des rédacteurs du Code civil : une tentative d’explication » dans Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n° 41 (2005), p. 69-89.

[34] Archives parlementaires, op. cit., tome XLIX, p. 612. A contrario le jury doit-il être composé d’hommes si c’est la femme qui exerce la répudiation.

[35] Ibid.

[36] Décret du 20-25 septembre 1792 « qui détermine les causes, le mode et les effets du divorce », Duvergier, op. cit., tome 4, p. 476-482.

[37] Duvergier, op. cit., tome 6, p. 358-359.

[38] M. Garaud et R. Szramkiewicz, La révolution française et la famille, Paris, PUF, 1978, p. 54.

[39] Archives Parlementaires, op. cit., tome LXXXII, p. 422.

[40] Ibid., p. 423. La pétition est datée du 20 frimaire an II (10 décembre 1793).

[41] Le premier projet de Code civil de 1793, Liv. I, tit. III, art. 11 et 12 proposait cette égalité – et la capacité civile de la femme – en ses articles 11 et 12 : « Les époux ont et exercent un droit égal pour l’administration de leurs biens ». – « Tout acte emportant vente, engagement, obligation ou hypothèque sur les biens de l’un ou de l’autre, n’est valable s’il n’est consenti par l’un et l’autre des époux ». Cf. Ph. Sagnac, La législation civile de la Révolution française, op. cit. p. 297. Ce projet abrégeait par ailleurs les délais pour le divorce par consentement mutuel et pour le divorce pour incompatibilité d’humeur, rebaptisé divorce « demandé par un seul des époux, sans indication de motif » ; cf. les développements de J.-L. Halpérin, L’impossible Code civil, Paris, PUF, 1992, p. 123-125.

[42] Mesure qui figure dans le décret de nivôse. En revanche la femme doit laisser s’écouler le délai de 10 mois, qui est celui de son éventuelle grossesse.

[43] Duvergier, op. cit., tome 7, p. 152.

[44] Réimpression de l’ancien Moniteur, seule histoire authentique et inaltérée de la Révolution française depuis les Etats Généraux jusqu’au Consulat (mai 1789 – novembre 1799), Paris, Plon, 1862, tome XXV, p. 404 (Moniteur n° 318 du 18 thermidor an III – 5 août 1795). C’est Oudot, rapporteur des deux décrets de l’an II, qui implore Merlin d’intervenir.

[45] Affirmation à nuancer fortement pour ce qui est de la gestion des biens du ménage.

[46] Discours d’Amar à la Convention au nom du comité de sûreté générale, 9 brumaire an II (30 octobre 1793), Archives parlementaires, tome LXXVIII, p. 50-51. Peu de temps auparavant (le 16 octobre), Marie-Antoinette a été exécutée. Le tour d’Olympe de Gouges viendra le 3 novembre. Cf. sur ce point X. MARTIN, « Misogynie des rédacteurs du Code civil : une tentative d’explication », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n° 41, 2005, p. 69-89.

[47] Duvergier, op. cit., tome 8, p. 223-224.

[48] Le 26 thermidor an III (13 août 1795), Moniteur universel, n° 322 du 2 fructidor p. 1337, cité par X. Martin, Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne, Bouère, DMM, 2003, p. 34.

[49] Essentiellement la loi du 5 brumaire an II (30 octobre 1793), cf. M. Garaud et R. Szramkiewicz, La révolution française et la famille, Paris, PUF, 1978, p. 116 s. Les thermidoriens mettent un terme au caractère rétroactif des successions.

[50] Article 83 de la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795), Duvergier, op. cit., tome 8, p. 228.

[51] Réimpression de l’ancien Moniteur, tome 25, n° 307, séance du 7 thermidor an III (25 juillet 1795), p. 290-291 : « Il faut placer dans le Conseil des Cinq-Cents des hommes sages, qui aient intérêt à maintenir la tranquillité pour assurer le repos de leurs familles ; car si l’on y admettait des gens qui fissent de ces propositions marquées au coin de la légèreté, ou dictées par l’intérêt du célibataire, il en résulterait des effets funestes pour les mœurs, et des commotions qui pourraient être fatales à l’ordre public. C’est une plaisanterie de dire que les hommes peuvent n’avoir pas encore senti à trente ans le besoin du mariage ; tout homme qui à cet âge ne sera pas en état de donner la vie à un autre ne sera pas capable d’être législateur. La classe des célibataires est celle des égoïstes : c’est là qu’on pourrait trouver plus facilement qu’ailleurs les plus fermes appuis du despotisme, car l’homme qui est resté seul jusqu’à une époque avancée de sa vie ne rapporte tout qu’à lui, et ce sentiment le portera à préférer à tous les régimes celui qui présentera le plus de jouissance. Je ne serais pas étonné de voir dans une assemblée, composée de célibataires, prêcher le célibat comme une vertu religieuse, et engager le peuple à le professer ».

[52] Ibid., p. 291. En italique dans le texte.

[53] Jean Mailhe est typique de ces révolutionnaires usés et désabusés de Thermidor, mais qui ont besoin de parler haut et fort contre le régime déchu qu’ils ont contribué à laisser agir. Avocat de formation, Mailhe est un orateur remarqué de la Législative et de la Convention où ses positions semblent proches de celles des girondins. Il se fait discret à partir de juin 1793 même s’il siège toujours à l’Assemblée. Après Thermidor, il « tonna en toutes occasions contre les oppresseurs de la République, et insista fortement à la tribune sur la mise en jugement de l’atroce Carrier et de ses complices ». Il devient l’un de ces fameux « perpétuels » du Conseil des Cinq-Cents à compter de 1795 et entame dès lors un discret rapprochement avec les royalistes. « S’attachant de plus en plus au parti dit de Clichy, il entreprit, dans ses intérêts, la rédaction d’un journal intitulé l’Ami de la Constitution, et dans lequel, loin de contester au peuple le droit de se donner un roi […], il semblait au contraire vouloir aplanir toutes les voies pour opérer le rétablissement de la monarchie ». Attitude qui lui vaut d’être fructidorisé le 4 septembre 1797. Amnistié par le Consulat, il propose ses services au nouveau pouvoir avec succès puisqu’il est reçu, en 1806, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat. Ce qui ne l’empêche pas, lors de la première Restauration, de célébrer « par une pièce de vers adressée au roi, l’heureuse rentrée des Bourbons ». Peine perdue puisqu’il est finalement proscrit par la loi du 12 janvier 1816 et contraint de s’exiler en Hollande. Cf. A.V. Arnault, A. Jay, E. Jouy et J. Norvins, Bibliographie nouvelle des contemporains, op. cit., Paris, Librairie historique, 1821, tome 12, V° « Mailhe (Jean) », p. 256-260.

[54] Ibid.

[55] Réimpression de l’ancien Moniteur, tome 25, n° 318 du 18 thermidor an III (5 août 1795), séance du 12 thermidor, p. 378.

[56] Réimpression de l’ancien Moniteur, tome 25, n° 321 du 21 thermidor an III (8 août 1795), séance du 15 thermidor, p. 403.

[57] Ibid. et supra.

[58] Rapport et projets d’articles additionnels sur le divorce ; présentés, au nom du comité de législation, le 27 germinal an 2 de la République, par C.F. Oudot, Député de la Côte-d’Or, imprimé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale, 1793. Le rapport stigmatise en effet les contre-révolutionnaires dans la mesure où il insiste sur le fait qu’il faille aider ces époux qui « ont eu sans cesse à combattre dans leur propre maison & sous le nom le plus cher, un ennemi de la République » (p. 2). Mais le véritable motif, comme souvent chez les divorciaires, demeure l’invocation des droits de l’homme : « Le divorce est une conséquence du premier des droits de l’homme ; il est incontestable qu’on ne peut contraindre aucun individu à rester attaché au sort d’un autre, et qu’il suffit de la volonté d’un des époux pour rompre leur lien » (p. 3). Pour motiver la réduction des délais du divorce, Oudot se contente d’un motif classique, à savoir que des époux séparés de fait « prolongent le scandale des séparations, & portent une véritable atteinte aux mœurs » (p. 4).

[59] Essai sur les principes de la législation des mariages privés et solennels, du divorce et de l’adoption qui peuvent être déclarés à la suite de l’acte constitutionnel, Par C.F. Oudot, Député de la côte d’Or, Imprimé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale. Cet essai répète les mêmes motifs, qui plaident en faveur de la capacité civile de la femme : « Ainsi dans le régime de l’égalité et de la liberté, il est nécessaire de réduire à de justes bornes la puissance paternelle et l’autorité accordée aux maris sur leurs femmes. Dans ce régime, il faut que les lois tendent à diviser les fortunes, à détruire tous les privilèges et toutes les causes de l’inégalité » (p. 2). Mais preuve que, même pour les divorciaires les plus zélés, l’égalité homme/femme s’entend du juridique et non du naturel, Oudot plaide pour une gestion des biens du ménage par le mari : « […] il n’est pas inutile de dire que la puissance maritale ne doit être considérée que comme une autorité de fait, résultant de l’ascendant naturel de l’homme sur la femme. […] la supériorité maritale se réduit à diriger les affaires de la maison et à protéger la femme, mais la dépendance de celle-ci n’existe qu’autant que l’harmonie règne entre les époux, et dès-lors ses effets sont toujours avantageux » (p. 9-10).

[60] Réimpression de l���ancien Moniteur, tome 25, n° 321 du 21 thermidor an III (8 août 1795), séance du 15 thermidor, p. 403.

[61] Ibid.

[62] Susan Desan, The family on trial in revolutionary France, Berkeley, University of California Press, 2004, p. 252-276 ; “Marriage, Religion, and Moral Order : The Catholic Critique of Divorce during the Directory”, The French Révolution and the Meaning of Citizenship, R. Waldinger, Ph. Dawson and I. Woloch, Westport, Conn., 1993, p. 201-210. V. également G. Lottes, « Le débat sur le divorce et la formation de l’idéologie contre révolutionnaire », La Révolution et l’ordre juridique privé. Rationalité ou scandale ?, Paris, PUF, 1988, tome I, p. 317-333.

[63] Pétition présentée et lue au Conseil des Cinq-Cents le 29 messidor, l’an 4 de la République française, Pour réclamer contre les Abus du Divorce sur la simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère ; Par Marie-Anne Campion, encore épouse de Claude Perpétue Ménouvrier, demeurante à Paris, rue d’Anjou n°12, Section de l’Homme Armé, Municipalité du 7ème arrondissement, sise rue Avoye, Paris, Imprimerie Nationale, 1796. Sont jointes des Réflexions postérieures, Sur les moyens d’épurer le Divorce qui sont un projet de loi en 8 articles.

[64] Ibid., p. 2 : « […] elle l’a ensuite séduit, et le résultat de cette séduction a été de le décider à former sa demande en divorce ».

[65] Ibid., p. 4.

[66] Le 24 floréal an IV (13 juin 1796), Cambacérès a en effet présenté son troisième projet de Code, lequel conserve tous les cas de divorce, y compris l’incompatibilité d’humeur, cas « fondé sur la liberté inaliénable des époux ». Sur ce projet et son échec : J.-L. Halpérin, L’impossible Code civil, op. cit., p. 232-262 ; X. Martin, Mythologie du Code Napoléon, op. cit., p. 137-171.

[67] Composée de Cambacérès, Boissy-d’Anglas, Méaulle, Blutel et Favard.

[68] A.V. Arnault, A. Jay, E. Jouy et J. Norvins, Bibliographie nouvelle des contemporains ou dictionnaire historique et raisonné de tous les hommes qui, depuis la Révolution française, ont acquis de la célébrité par leurs actions, leurs écrits, leurs erreurs ou leurs crimes, soit en France soit dans les pays étrangers, Paris, Librairie historique, 1821, tome 7, p. 48-49.

[69] Conseil des Cinq-Cents. Rapport fait par Favard sur le Divorce, Au nom d’une commission spéciale composée des représentans Cambacérès, Boissy, Méaulle, Blutel et Favard. Séance du 20 nivôse an 5, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 2.

[70] Ibid., p. 3.

[71] Ibid., p.5.

[72] Ibid. : « Là, vous verrez un époux heureux pendant longtemps gémir de la perte d’une épouse chérie, qui ne sera plus rien pour lui, & pour qui ses enfants ne seront presque jamais l’objet de ses soins : à qui ce malheur est-il dû ? à l’intrigue d’un homme sans mœurs qui l’a séduite, & à la facilité de rompre un lien que les parties avaient cru serrer pour la vie ».

[73] Ibid., p. 6.

[74] Ibid.

[75] P. Taudou, Joseph-Jérôme Siméon juriste et homme politique, Thèse droit, Aix-Marseille III, 2006.

[76] Conseil des Cinq-Cents. Opinion de Siméon, Sur la suspension du divorce par incompatibilité, séance du 5 pluviôse an V, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 7. Le Comte Joseph-Jérôme Siméon, né en 1749, est président du Conseil des Cinq-Cents au coup d’Etat de fructidor an V. Il fait parti des proscrits avant d’être amnistié par le premier Consul en 1799. Cf. A.V. Arnault, A. Jay, E. Jouy et J. Norvins, Bibliographie nouvelle des contemporains, op. cit., 1821, tome 19, V° « Siméon (le comte Joseph-Jérôme) », p. 205-208.

[77] Conseil des Cinq-Cents. Opinion de Siméon, Sur la suspension du divorce par incompatibilité, séance du 5 pluviôse an V, op. cit., p. 8.

[78] Ibid., p. 5. Le mariage, dit Siméon, sans prendre conscience probablement de son cynisme, « est pour l’avantage du sexe, qui a déjà perdu un de ses principaux attraits, une fois qu’il s’est donné ; pour le sexe, qui voit tous les jours sa beauté se faner, que sa fécondité vieillit prématurément, et qui, par sa faiblesse et par ses sacrifices, a des droits à l’appui, à la reconnaissance et à la constance de son époux ».

[79] Ibid., p. 10.

[80] Opinion sur le divorce, par Jean-Henry Bancal, Représentant du peuple, membre du Conseil des Cinq-Cents, député du Corps législatif par le département du Puy-de-Dôme ; prononcée au Conseil des Cinq-Cents le 12 pluviôse an V, Paris, Baudouin, 1797, p. 6.

[81] Ibid., p. 16.

[82] Mais pas victimes des mauvais traitements, cas dont le député ne parle pas. Cf. Conseil des Cinq-Cents. Opinion de Duprat sur la suspension du divorce pour cause d’incompatibilité d’humeur et de caractère. Séance du 13 pluviôse an 5, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 7 : « Cette espèce de divorce a augmenté la classe déjà si nombreuse des veuves [sic] et des orphelins ».

[83] A.V. Arnault, A. Jay, E. Jouy et J. Norvins, Bibliographie nouvelle des contemporains op. cit., 1821, tome 11, V° « Lecointe-Puyraveau (Mathieu) », p. 208-211. Il présidera le Conseil des Cinq-Cents en mars 1797.

[84] Conseil des Cinq-Cents. Opinion de Lecointe-Puyraveau, Sur le projet de suspension de l’art. III de la loi du 20 septembre 1792, qui permet le divorce pour cause d’incompatibilité d’humeur ou de caractère. Séance du 5 pluviôse an 5, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 5.

[85] Ibid., p. 6.

[86] Ibid., p. 6-7.

[87] Ibid., p. 12 : « Si le divorce n’est maintenu que pour cause déterminée, l’épouse ne peut souvent qu’à peine partager à ses enfants demi-nus un pain noir mouillé de ses larmes ».

[88] Comme le confirme l’exemple du divorce Lyonnais ; cf. D. Dessertine, Divorcer à Lyon sous la Révolution et l’Empire, Lyon, PUL, 1981.

[89] Conseil des Cinq-Cents. Opinion de Lecointe-Puyraveau, Sur le projet de suspension de l’art. III de la loi du 20 septembre 1792, qui permet le divorce pour cause d’incompatibilité d’humeur ou de caractère. Séance du 5 pluviôse an 5, op. cit., p. 15-16.

[90] J. Tulard, J.-F. Fayard et A. Fierro, Histoire et dictionnaire de la Révolution française (1789-1799), Paris, Robert Laffont, 1998, p. 220.

[91] Conseil des Cinq-Cents. Opinion de Félix Faulcon, Député de la Vienne, Relative à la suspension du divorce pour cause d’incompatibilité d’humeur. Séance du 20 prairial, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 8.

[92] Ibid., p. 7.

[93] Opinions sur le Divorce et sur les ministres des Cultes, par Félix Faulcon, Député de la Vienne, au Conseil des Cinq-Cents, Paris, an cinquième (1797), p. 3. Il ne fait que suivre en cela la logique de la loi de septembre 1792.

[94] Ibid., p. 5 : « Hélas on a que trop révolutionné en France ; j’aime à croire, Citoyens, que vous ne voudrez pas révolutionner le divorce ». Au sujet des deux décrets de nivôse et floréal an II, Faulcon, sans prendre de risque politique, peut écrire qu’ils ne « se ressentent que trop de cet affreux régime révolutionnaire que j’ai tant appris à détester » (p. 13-14).

[95] Ibid., p. 11.

[96] Ibid., p. 11-12.

[97] Ibid., p. 16.

[98] Ibid., p. 21. Article IX et X du projet joint aux Observations.

[99] Commission composée de Faulcon, Vouvillier (malade selon le rapport), Grégoire de Rumare, Dumolard, Charles, Favard et Pison du Galand.

[100] Conseil des Cinq-Cents. Rapport de Félix Faulcon, Député de la Vienne, Au nom de la Commission chargée de présenter des vues sur la législation du divorce. Séance du 28 prairial an 5, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 4-5 : « O mes collègues ! gardons-nous bien de renouveler l’usage de ces imputations fatales qui sont d’autres caractères, ont fait tant de mal à notre patrie commune ; ne transportons pas des habitudes révolutionnaires dans le régime épuré de cette Constitution tutélaire que nous avons si péniblement conquise sur l’anarchie ; que la déplorable expérience du passé nous serve au moins de boussole pour l’avenir ».

[101] Duvergier, op. cit., t. 10, p. 50.

[102] Conseil des Anciens. Opinion de Desmazières, Député du Département de Maine-et-Loire, sur la résolution du 29 prairial, relative au divorce. Séance du premier jour complémentaire de l’an 5, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 6-7 : « Ce nouveau délai [1 an] laisse le temps de préparer, sur le mariage & sur le divorce, une législation générale et réfléchie […]. S’il était permis d’engager la discussion sur ce point dans le Conseil des Anciens, il me serait facile de faire voir que la suspension d’une loi est presque toujours une mesure malheureuse, qui répand une incertitude alarmante sur la législation & sur l’état des citoyens ».

[103] Conseil des Anciens. Rapport fait par Portalis, sur la résolution du 29 prairial dernier, relative au divorce. Séance du 27 thermidor an 5, Paris, Imprimerie nationale, 1797, p. 3.

[104] Ibid., p. 5-6.

[105] Ibid., p. 5.

[106] Ibid., p. 8 : « De ce que le contrat de mariage, considéré dans ses rapports essentiels, est destiné à être perpétuel, faut-il conclure que, dans aucun cas, on ne peut, on ne doit permettre le divorce ? ».

[107] Ibid.

[108] Ibid., p. 9.

[109] Ibid.

[110] Ibid., p. 10.

[111] Ibid., p. 15.

[112] Ibid., p. 17.

[113] Ibid., p. 20.

[114] Ibid., p. 40.

[115] Ibid., p. 39.

[116] Ibid., p. 40. Nous soulignons car la loi va ici a priori contre la nature.

[117] Ibid., p. 26 où Montesquieu nous est resservi. En effet que « deviendrait cette femme [répudiée] ? elle est réduite à traîner tristement dans la société une existence dégradée, à languir souvent dans un célibat forcé qui ne lui laisse pas même le mérite de la vertu, et qui n’offre en elle qu’une victime sans sacrifice ; ou bien, elle est contrainte d’aller chercher un second mari, après avoir perdu la plupart de ses agréments avec un autre. C’est un avantage des charmes de la jeunesse dans les femmes, que, dans un âge avancé, un mari se porte à la bienveillance par le souvenir de ses plaisirs ». Souligné dans le texte.

[118] Ibid., p. 27. Nous soulignons.

[119] Portalis, Exposé des motifs de la loi relative au mariage, Séance du 16 ventôse an XI, Code civil des Français, suivi De l’exposé des motifs, sur chaque loi, présenté par les Orateurs du Gouvernement ; - Des rapports faits au Tribunat au nom de la Commission de Législation ; - Des opinions émises dans le cours de la discussion ; - Des discours prononcés au Corps Législatif par les Orateurs du Tribunat ; - Et d’une Table analytique et raisonnée des matières tant du Code que des discours, Paris, Firmin Didot, an XII (1804), tome 2, p. 219.

[120] Ibid., p. 261-262.

[121] Ibid., p. 263.

[122] Exposé des motifs de la loi sur le divorce, par le conseiller d’Etat Treilhard, Séance du 19 ventôse an XI, Ibid., p. 330.

[123] Mes vifs remerciements à Anne Verjus qui exigea cet article.

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