1. Dans un discours prononcé en 1919, à l’occasion de la célébration du cinquantenaire de la Société de législation comparée, Alexandre Ribot, l’un de ses créateurs, revient sur la genèse de la fondation de cette société savante :
L’idée que nous avons eue […] répondait à un sentiment général. On commençait à se rendre compte que le droit devait sortir des limites un peu étroites des législations particulières. […] Nos jurisconsultes avaient vécu trop enfermés dans l’étude de cet ensemble de lois admirables qui étaient sorties du grand effort de 1789. Mais des besoins nouveaux s’étaient fait jour et partout se continuaient des expériences que nous ne pouvons plus ignorer. Il fallait suivre de près ces expériences et tâcher de découvrir, à travers les différences qui tiennent à la diversité des mœurs et des traditions, les grandes lignes de l’évolution qui s’accomplissait dans le monde des idées et se traduisait dans les lois. Ce devait être le rôle de la Société de législation comparée [1].
À partir de ce témoignage d’Alexandre Ribot, il semble nécessaire d’inscrire la fondation de la Société de législation comparée en 1869 en lien avec deux dynamiques.
2. La première est bien entendu l’émergence, progressive, du droit comparé en France. Plusieurs revues, fondées dans les années 1850, promeuvent en effet l’approche comparatiste [2], qui s’incarne alors en la personne d’Édouard Laboulaye, titulaire de la chaire de législation comparée du Collège de France depuis 1849 [3]. Dans d’autres pays européens l’étude des législations étrangères est déjà à un stade plus mature de développement. En Angleterre, la Société anglaise pour l’avancement des sciences sociales existe depuis 1857. Aux États-Unis, en Prusse, des structures se créent également dans les années 1860 [4]. Dans une Europe, où les hommes et les idées circulent, ces initiatives se fécondent mutuellement. Ribot par exemple s’est rendu en 1863 en Belgique, à Gand, pour assister à l’assemblée de l’Association internationale pour le progrès des sciences sociales, qui, comme chaque année, organise un rassemblement scientifique autour de cinq axes dont l’un d’eux est précisément la législation comparée [5]. Incontestablement, la Société de législation comparée se situe dans ce mouvement international qui trouve des échos en France.
3. À cette première dynamique s’ajoute une seconde, de nature politique celle-ci : les progrès continus enregistrés par l’opposition au régime impérial dans la seconde moitié des années 1860. Au sein de cette opposition se mêlent des républicains (des anciens « quarante-huitards » et une nouvelle génération incarnée par Léon Gambetta et Jules Ferry) et des libéraux. À la différence des républicains ou des bonapartistes, ces derniers ne sont pas obnubilés par la nature du régime. Leur ambition est avant tout d’assurer l’autonomie des individus en limitant les pouvoirs de l’État par le droit, par le respect des libertés publiques et des droits individuels. Comme force politique, le libéralisme connaît à partir des élections de 1863 une incontestable poussée. Entre les bonapartistes et l’opposition républicaine, un Tiers parti, fondé en 1864 à l’initiative d’Adolphe Thiers et d’Émile Ollivier, parvient à se structurer et à peser dans la vie politique. Parallèlement, les penseurs libéraux renouvellent en profondeur leur contenu idéologique et dessinent un nouveau projet pour la France en intégrant les questions vives de l’époque : le suffrage universel, le rythme des réformes, la décentralisation… Le régime lui-même, le Second Empire, entame sa mue libérale à partir de 1867, devenant après 1869, pour reprendre les mots de René Rémond, un « Empire libéral à virtualité parlementaire » [6]. Ce contexte politique, à la fois complexe et incertain, crée un bouillonnement intellectuel, dans lequel les juristes, à cette époque très proches de la sphère politique, se montrent particulièrement actifs. Dès lors comment appréhender la fondation de la Société de législation comparée ? S’agit-il d’une simple société savante, tournée exclusivement vers la production scientifique ou bien un réseau chargé d’alimenter en personnels et en idées une famille politique ? Dans quelle mesure la Société de législation comparée, née dans le contexte de l’Empire libéral, accompagne-t-elle mise en place d’une République conservatrice sous l’impulsion d’Adolphe Thiers et de Jules Dufaure, aboutissant en 1875 aux votes des lois constitutionnelles ?
4. Après avoir retracé dans une première partie les conditions de la fondation de Société de législation comparée, nous envisagerons dans une seconde son déploiement au service d’une « République Centre gauche » durant la décennie 1870 avant l’arrivée au pouvoir des républicains opportunistes [7].
I. La fondation d’un réseau de juristes au service du droit comparé
5. Contrairement à une idée assez répandue, Édouard Laboulaye n’est pas directement à l’origine de la création de la société de législation comparée. L’initiative en revient à deux jeunes juristes : Alexandre Ribot (1842-1923) et Paul Jozon (1836-1881).
6. C’est dans une famille bourgeoise de Saint-Omer que naît Ribot en 1842 [8]. Après de brillantes études de droit à Paris, il devient avocat. Les années 1860 sont décisives pour lui car c’est dans l’opposition au Second Empire qu’il s’imprègne de la culture politique libérale qui restera tout au long de sa vie son socle idéologique de référence. De 1878, date de son entrée à la Chambre, jusqu’en 1923, date de son décès, Ribot exerce d’éminentes fonctions au sein de la République : député, sénateur, ministre et président du Conseil. Le chemin emprunté par Ribot pour entrer en politique est très représentatif de celui suivi par de nombreux parlementaires des débuts de la IIIe République qui, avant de débuter leur carrière d’homme politique, ont été formés aux métiers du droit et fréquenté différents réseaux plus ou moins réservés aux juristes mais très proche des milieux politiques. C’est le cas par exemple de la Conférence du Stage ou encore de la Conférence Molé. Ribot peut être défini comme un libéral républicain, autrement dit un libéral venu à la République par pragmatisme.
7. Le profil de Paul Jozon est différent [9]. De six ans l’aîné de Ribot, Jozon est le fils d’un notaire républicain. Docteur en droit, il est titulaire à partir de 1865 d’une charge d’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Paul Jozon est le « benjamin des prévenus » au « Procès des treize » [10] (1864) et l’auteur avec Ferdinand Hérold d’un guide électoral destiné à protéger les militants politiques [11]. Si Ribot est un libéral républicain, Jozon est un républicain libéral. C’est probablement dans le cadre de la Conférence Molé que les deux hommes se sont rencontrés.
8. Ensemble ils jettent les bases de la future Société de législation comparée [12]. À la fin de l’année 1868, ils décident de contacter Laboulaye afin qu’il parraine l’entreprise :
nous lui avons offert la présidence d’une société qui n’existait encore que dans nos têtes. […] Laboulaye nous permit d’user de son nom et nous promit généreusement tout son concours. Nous étions dès lors assurés du succès [13].
Au début de l’année 1869, ils obtiennent l’autorisation du gouvernement et multiplient les démarches, notamment à la Faculté de droit, pour présenter la future Société de législation comparée et y attirer les premiers membres.
9. La réunion constitutive se déroule le 16 février 1869 à 20 heures dans le local du Cercle des sociétés savantes. Devant plus d’une centaine de personnes, Laboulaye prononce le discours inaugural dans lequel il souligne le retard accumulé par la France dans l’étude des législations étrangères, vis-à-vis notamment de l’Angleterre et des États-Unis. Il insiste aussi sur sa volonté d’inscrire l’action de la société dans le champ scientifique et non dans celui du politique :
Notre drapeau est le drapeau tricolore, et peut abriter tous les partis, quelle que soit leur couleur. […] Ici, se réuniront, sur un terrain commun, tous les hommes qu’anime l’amour de la justice et de la vérité. [...] Nous n’étudierons pas de vaines théories, mais nous rassemblerons des faits, nous les expliquerons. La science du droit doit être, comme la physique ou la chimie, une science positive [14].
10. Les statuts de la société confirment ces orientations générales. L’objet de la Société de législation comparée est bien, comme l’indique l’article 2, « l’étude des lois des différents pays et la recherche des moyens pratiques d’améliorer les diverses branches de la législation » [15]. L’idée des fondateurs n’est nullement de supprimer les particularismes législatifs nationaux mais de mieux les connaître par le biais de la comparaison et de permettre aux législateurs de s’inspirer des réussites étrangères [16]. C’est autour de ces objectifs fédérateurs que Laboulaye, Ribot et Jozon entendent regrouper la famille des juristes. La composition du premier conseil de direction traduit cette volonté d’ouvrir ce rassemblement scientifique à tous les spécialistes du droit quel que soit leur lieu d’exercice [17]. Élu président, Laboulaye est en quelque sorte le dépositaire de cet engagement. On peut relever que les quatre premiers vice-présidents représentent quatre familles de professions juridiques différentes : la Cour de cassation avec Charles Renouard [18], le Conseil d’État avec Émile Reverchon, le barreau avec Édouard Allou et les Facultés de droit avec Alexandre Duverger. Ce constat vaut également pour les 260 membres fondateurs, parmi lesquels figurent presque tous les grands noms de la science juridique de l’époque : des avocats comme Gambetta, Ferry, Arago, du Buit, des magistrats à l’image de Boislile, Edmond Bertrand, Larombière, Picot, Tanon, mais aussi les grands professeurs des Facultés de droit que sont Batbie, Bufnoir, Gérardin, et enfin des membres du Conseil d’État, principalement des auditeurs tel Charles Franquet. Aussi Ribot ne s’avance nullement quand il affirme que la Société de législation comparée rassemble dès sa fondation « tout ce qu’il y avait de plus considérable dans l’enseignement du droit, dans la magistrature, dans le barreau, dans le Conseil d’État ». En plus de réunir le cercle des juristes, cette société savante compte aussi parmi ses adhérents de la première heure des personnalités dont l’activité principale n’est pas, ou plus en 1869, liée au droit. On retrouve ainsi des médecins (Brière de Boismont, Dally), un journaliste (l’ami de Gambetta, Allain-Targé), un libraire-éditeur (Cotillon), de nombreux économistes (Courcelle-Seneuil, Garnier, Say, Walras, Wolowski) et un député (Simon).
11. À cette relative hétérogénéité professionnelle des membres fondateurs s’oppose une homogénéité géographique et idéologique. En effet seulement 12 des 269 adhérents résident en province. Par ailleurs, la diversité des opinions politiques au sein de la société, sans cesse mise en avant par Laboulaye et Ribot, doit être en grande partie nuancée tant le poids des libéraux et des républicains modérés y semble écrasant. La présence au conseil de direction du bonapartiste Oscar de Vallée constitue une exception [19]. Le secrétaire général de la Société de législation comparée de 1964 à 1977, Roland Drago, confirme à l’occasion du centenaire de sa fondation « l’inspiration libérale qu’ [elle] a toujours eue […] depuis sa naissance » [20].
12. Sous l’impulsion de Jozon et de Ribot, devenus respectivement secrétaire général et secrétaire-trésorier, la jeune société se développe et se structure rapidement. Les membres se réunissent à intervalles rapprochés [21] afin de faire état des recherches en cours et de permettre les échanges entre les participants. Six bulletins sont publiés durant la première année de vie de l’association. Comprenant en moyenne plus d’une trentaine de pages, ils rendent compte de l’activité interne de l’association et permettent de diffuser les travaux des membres en relation avec l’actualité scientifique et législative. Le bulletin de mai 1869 contient par exemple un compte rendu élaboré par Ribot du programme de la septième session du Congrès international de statistiques et un rapport de Georges Picot sur une enquête anglaise concernant l’extradition. Très vite, les principaux animateurs de la société s’efforcent de constituer une bibliothèque afin de disposer pour chaque pays d’un recueil des lois ou des coutumes générales, des journaux officiels et des ouvrages juridiques faisant autorité. Pour obtenir ces données indispensables, Ribot et Jozon s’évertuent à tisser un réseau de correspondants hors de France. En l’absence de ressources étrangères, ils demandent à certains membres français de la société de suivre plus particulièrement l’évolution de la législation dans un pays. Une lettre de Jozon à Ribot, en date du 22 octobre 1869, évoque les problèmes rencontrés pour créer ce maillage. Il cite le cas d’Henri Barboux qui, à l’occasion d’un voyage en Italie, s’est proposé de recueillir pour le compte de la société « une foule de renseignements et de documents » mais éprouve « toutes les difficultés à les obtenir » [22]. Au début de l’année suivante, la société compte déjà 30 membres résidant à l’étranger, dont douze en Italie et certains hors d’Europe, comme l’avocat américain Dudley Field [23]. L’internationalisation du recrutement ainsi que la qualité des productions scientifiques contenues dans les différents bulletins témoignent du succès à la fois rapide et conséquent de cette jeune société savante. Cet essor s’interrompt néanmoins brutalement avec le déclenchement de la guerre contre la Prusse en juillet 1870 [24].
13. Avec la Société de législation comparée, Ribot et Jozon sont donc parvenus à créer une structure à la fois espace de productions scientifiques et cercle où la pensée libérale au sens large peut s’épanouir. En effet même si cette société savante n’est pas conçue comme un espace de débats politiques –aucun vote n’est d’ailleurs autorisé durant les séances de travail et il ne s’agit pas de simuler des débats parlementaires comme c’est le cas à la Conférence Molé– elle doit tout de même être envisagée comme un réseau rassemblant des individus d’un même milieu qui partagent une même sensibilité politique.
II. Le déploiement d’une école de législateurs au service de la République conservatrice
14. En sommeil pendant la guerre franco-prussienne, la société reprend ses activités scientifiques à la fin de l’année 1871. Traumatisés par la défaite, les hommes de la Société de législation comparée entendent contribuer à l’effort de redressement national que tous estiment nécessaire. À l’ouverture de la séance du 28 novembre 1871, son président, Édouard Laboulaye, souligne avec gravité le rôle que la Société de législation comparée entend exercer « dans cette œuvre de régénération […] qui doit rendre à la France sa force et son rang dans le monde » [25]. Concrètement cela signifie alimenter la République en idées et en personnels qualifiés au Parlement mais aussi dans les ministères.
15. Dès 1871, beaucoup de ses membres occupent d’ores et déjà des fonctions éminentes au sein de la jeune République. Comme le note Laboulaye : « Trois sont devenus ministres, deux ambassadeurs, une quinzaine députés, seize ou dix-huit préfets ou sous-préfets » [26]. Élu le 8 février 1871 à l’Assemblée nationale, Paul Jozon abandonne le secrétariat général au profit de Ribot, qui conserve cette fonction jusqu’à la fin de l’année 1875 [27]. Déjà manifeste en 1871, le lien entre cette société savante et les milieux politiques se renforce durant les premières années de la Troisième République. Pour Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur, la Société de législation comparée constitue une « pépinière de sénateurs inamovibles » [28], la société ne compte pas moins de treize de ses membres élus à vie au Sénat entre 1875 et 1884 : Édouard Allou, Agénor Bardoux, René Bérenger, Alfred Bertauld, Marc-Antoine Calmon, Jules Cazot, Jean-Jules Clamageran, Victor Lefranc, Oscar de Vallée, Louis Wolowski ainsi que Charles Renouard et Jules Dufaure, tous deux anciens présidents de la société. Jean Garrigues constate pour sa part que la Société de législation comparée est un « véritable cénacle du groupe parlementaire Centre gauche » [29].
16. L’homme qui incarne le mieux ce lien entre la Société de législation comparée et la République conservatrice qui se met en place sous l’impulsion d’Adolphe Thiers est Jules Dufaure. Président de la Société de législation comparée en 1874-1875, Dufaure est incontestablement un des hommes politiques majeurs de la décennie 1870. Désigné par Thiers ministre de la Justice le 19 février 1871, il est nommé, après le vote de la loi Rivet (31 août 1871), vice-président du Conseil des ministres. Soutien indéfectible à la politique de Thiers jusqu’à sa chute, son tempérament est toutefois très éloigné de celui du Marseillais. Dans l’éloge funèbre qu’il lui consacre en 1883, Raymond Poincaré résume ses orientations politiques et son caractère en trois mots : libéralisme, probité et modération [30]. Même s’il soutient désormais la République, celui que Daniel Halévy qualifie de « conservateur bourgeois » [31] n’en garde pas moins des liens étroits avec les hommes du Centre droit. Profitant de sa position centrale dans l’appareil d’État, il prend différentes mesures pour favoriser l’essor de la jeune association. Il décide tout d’abord de créer au ministère de la Justice un bureau de législation étrangère [32] afin de permettre aux membres de la Société de législation comparée de se réunir aisément. Il offre aussi « le concours du ministère pour faire venir du monde entier les documents » [33] dont elle a besoin. Cette « intervention bienveillante de M. le garde des Sceaux » [34], pour reprendre les termes de Laboulaye, rend possible l’un des rêves des fondateurs : publier une compilation en langue française des principales lois promulguées à l’étranger, accompagnées de notes et de commentaires. À partir de 1872 paraît donc l’Annuaire de législation étrangère, en plus du Bulletin mensuel. Dufaure décide aussi de réunir entre les murs du ministère une bibliothèque contenant des documents législatifs du monde entier. Pour assurer l’existence de ce dépôt permanent ouvert au public, un comité de législation étrangère est institué [35]. Celui-ci est chargé de réunir les textes, de publier les traductions des codes étrangers et de veiller à l’organisation de la bibliothèque. Bien entendu ses membres appartiennent pour la plupart d’entre eux à la Société de législation comparée. C’est le cas de son directeur, Léon Aucoc, président du Conseil d’État et de la Société de législation comparée entre 1876 et 1877. La concrétisation du projet est finalement rendue possible par l’obtention de crédits accordés par les chambres [36].
17. Cette structuration de la Société de législation comparée grâce aux coups de pouce du garde des Sceaux entraîne son rapide développement. Elle compte déjà plus de 400 membres en 1872. Un décret du 4 mars 1873, signé du Maréchal Mac Mahon, la reconnaît comme établissement d’utilité publique, ce qui lui permet d’acquérir la personnalité juridique. Dufaure se tourne également vers les jeunes membres les plus prometteurs de la Société de législation comparée pour l’aider à préparer de nouveaux textes législatifs. Avant même son arrivée place Vendôme, il confie à Alexandre Ribot différentes recherches. Quelques jours avant les élections de février 1871, il demande au jeune magistrat de « travailler sur l’organisation municipale de Paris et sur la garde nationale » [37]. Après avoir obtenu le portefeuille de la Justice, il constitue autour de lui une équipe de jeunes juristes à qui il demande « de préparer quelques-uns des projets de loi qu’il devait soumettre à l’Assemblée nationale » [38]. Outre Ribot, participent à ces travaux Gaston Griolet, Armand Demongeot, Ernest Tambour [39], Eugène Aubry-Vitet [40], Paul Pradines et Georges Picot. Ce comité, qui n’a pas d’existence officielle, se réunit très régulièrement tantôt au domicile de Picot tantôt à la Chancellerie [41]. Passés pour la plupart d’entre eux par le secrétariat de la Conférence du stage, ces hommes appartiennent tous au cercle de la Société de législation comparée [42]. Acquis au projet d’une République conservatrice, ils placent leurs compétences au service du garde des Sceaux.
18. Dufaure demande notamment aux juristes réunis autour de Ribot et de Picot de réfléchir à une organisation nouvelle des cours et des tribunaux. Suivant ses orientations, le groupe de travail élabore un projet permettant de conserver tous les sièges des tribunaux tout en diminuant les effectifs. Pour parvenir à ces deux objectifs, il prévoit de supprimer « un grand nombre de magistrats inoccupés » [43] et de contraindre, en cas de nécessité, les juges à se déplacer dans un tribunal voisin. Politiquement très délicate, cette idée n’est pas reprise pas Dufaure.
19. Le garde des Sceaux souhaite également modifier l’institution des jurys, qu’il « tenait pour un des fondements les plus solides de [la] justice criminelle » [44]. Dès novembre 1871, il confie à Ribot et à Picot le soin d’y réfléchir. Les deux hommes travaillent à l’idée « d’introduire le jury dans les matières civiles et dans les procès criminels de peu d’importance » [45]. Concrètement, « de petits jurys de quatre ou six personnes au plus, […] se réuniraient tous les mois et trancheraient une foule de petits différents » [46]. Si cette piste n’aboutit pas, Dufaure réussit à faire adopter le 21 novembre 1872 une loi réformant le recrutement des jurés.
20. En mai 1872, Dufaure demande à Ribot de faire partie de la délégation française qui doit assister au congrès pénitentiaire de Londres [47]. Organisé du 3 au 13 juillet 1872 au Middle Temple Hall, ce premier rassemblement international autour de cette thématique réunit 339 participants dont une majorité de Britanniques et d’Américains. Ribot s’y rend en compagnie de plusieurs députés parmi lesquels le vicomte d’Haussonville [48]. Membre de la Société de législation comparée, cet orléaniste est alors à la tête d’une vaste enquête parlementaire sur cette question. Il est intéressant de noter que parmi les quinze membres de la commission d’enquête parlementaire, sept appartiennent à la Société de législation comparée [49].
21. À son retour, Ribot publie le rapport qu’il remet à Dufaure dans la prestigieuse Revue des Deux Mondes [50]. Comme il l’explique en introduction, « à l’heure où l’Assemblée nationale est appelée à résoudre tant de questions délicates se rattachant à la punition et à l’amélioration morale des condamnés », il estime utile « de rappeler les expériences auxquelles l’Angleterre s’est livrée depuis un demi-siècle sur le traitement à infliger aux malfaiteurs, et de décrire rapidement l’état actuel des prisons anglaises » [51]. À l’image de l’enquête réalisée par Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont en Amérique [52], Ribot s’efforce, quarante années plus tard, de décrire avec minutie la réalité britannique en matière pénitentiaire. En conclusion, il indique « à l’attention du législateur […] ce qui dans le système anglais […] paraîtrait pouvoir être le plus facilement imité » :
Ce serait d’abord la simplicité du droit pénal, qui ne reconnaît au-dessus de l’emprisonnement et au-dessous de la mort qu’une seule peine, puis l’organisation des grands chantiers publics de Portland, de Portsmouth et de Chatham, et par-dessus tout le système de libération provisoire soumis à des règles fixes empreintes d’une profonde sagesse et soutenu par l’heureuse et nécessaire combinaison du patronage et de la surveillance [53].
22. Quelques semaines après la parution de cet article, le rapport de l’enquête parlementaire conduite par d’Haussonville est dévoilé. En huit volumes, il dresse un bilan alarmant de la situation des 428 prisons et bagnes français. Les membres de la commission se prononcent en faveur du développement du « système philadelphien », autrement dit d’un isolement permanent du détenu. La loi du 5 juin 1875 relative au régime des prisons départementales reprend cette idée [54]. Ces débats entraînent un regain d’intérêt pour la problématique pénitentiaire. En 1877, la société générale des prisons est fondée. Son premier président n’est autre que Jules Dufaure.
23. Autre exemple de la perméabilité entre les idées brassées au sein de la Société de législation comparée et l’activité du ministère de la Justice à l’époque de Dufaure : la réflexion autour de l’instauration d’un concours d’entrée dans la magistrature. Cette idée est très ancienne. Le premier à avoir porté cette proposition en France est un professeur de la faculté de droit de Poitiers, Émile-Victor Foucart. Dans un article paru en 1835 [55], cet universitaire remet en cause le système des recommandations et préconise de recruter les magistrats par le biais de concours organisés dans les différentes cours royales. Quelques mois plus tard, dans un article intitulé « De la démocratie aux États-Unis et de la bourgeoisie en France », l’ancien ministre des Affaires étrangères Louis de Carné oppose le principe de l’élection, adaptée à la réalité américaine, à celui du concours, c’est-à-dire « le droit de l’intelligence légalement reconnu », qu’il associe « à l’Europe et au gouvernement de la bourgeoisie » [56].
24. Édouard Laboulaye prend également la défense du principe du concours appliqué à la magistrature en s’appuyant sur des exemples étrangers, notamment celui de la Prusse [57]. Dès lors, la question de la sélection des futurs magistrats au moyen d’un concours rebondit périodiquement dans les débats parlementaires [58]. Le 31 janvier 1870, le représentant du Pas-de-Calais Louis Martel dépose au Corps législatif une proposition de loi en ce sens, finalement repoussée le 26 mars 1870. Deux ans plus tard, le député de la Drôme René Bérenger reprend l’idée à son compte en y apportant quelques modifications. Lors de la séance du 24 février 1872, Dufaure en tant que garde des Sceaux prend la parole pour « demander à l’assemblée de condamner » [59] la proposition Bérenger. « Je ne puis admettre, je ne puis comprendre un concours qui donne droit à être magistrat » [60], affirme-t-il alors. Il estime en effet nécessaire « de réserver les droits […] du pouvoir exécutif » [61]. Pourtant trois ans et demi plus tard, c’est le même Dufaure qui signe un arrêté créant un « concours pour les places d’attachés » [62]. Aux procureurs généraux, il explique que « l’institution des attachés pourrait devenir, grâce au concours, une pépinière excellente pour le recrutement d’une partie de la magistrature » [63]. Le dispositif n’est toutefois qu’expérimental et appliqué, dans un premier temps, au seul ressort de la Cour de Paris. Pour le professeur d’histoire du droit Jacques Poumarède, il s’agit tout de même « d’une petite révolution dans les mœurs judiciaires » [64]. Jusqu’alors en effet, les places d’attachés étaient la plupart du temps accordées à des jeunes avocats issus de familles de magistrats.
25. Comment expliquer l’évolution de Dufaure quant à la pratique du concours comme mode de sélection ? L’influence de ses deux collaborateurs semble avoir été décisive [65]. Les travaux de la Société de législation comparée ont-ils contribué à cette évolution ? Même s’il est impossible de répondre avec certitude à ces interrogations, il est toutefois intéressant d’observer que les membres de la Société de législation comparée se sont penchés sur cette question lors de la séance du 11 mai 1869 et que la plupart des intervenants ont affiché leur préférence pour ce système de sélection [66]. Ribot et Picot se sont aussi probablement inspirés des réflexions menées en ce domaine par un autre membre de la Société de législation comparée, Paul Jozon, rapporteur de la commission pour la réforme de l’organisation judiciaire (1870-1871) et de la commission des services publics (1873) [67]. Pour cette dernière, il contribue à l’élaboration d’un projet de statut de la fonction publique civile qui préconise l’usage du concours [68]. Cet exemple illustre bien la manière dont la Société de législation comparée peut servir de caisse de résonance à une idée et ainsi contribuer à sa mise en œuvre.
Conclusion
26. Affichant clairement son ambition de peser sur les décideurs politiques, la Société de législation comparée ne peut être assimilée à un simple « bureau d’esprit », pour reprendre la formule de Paul Gerbod [69] concernant les sociétés savantes, mais bien à un réseau de juristes faisant de la politique de manière informelle en produisant une expertise scientifique [70]. Aussi, en poussant l’analyse, il nous apparaît possible d’envisager la Société de législation comparée durant les premières années de la Troisième République comme un think tank spécialisé. Même si la définition de cet objet pose des difficultés, notamment en France, on peut établir qu’il s’agit d’une structure, à but non lucratif, regroupant des experts et produisant des données destinées à alimenter une famille politique. Ce rapprochement semble d’autant plus stimulant que les premiers think tanks se créent aux États-Unis à la même époque, c’est-à-dire après la guerre de Sécession, durant la période dite de reconstruction des États du Sud [71]. Les membres de la Société de législation comparée ont incontestablement contribué à asseoir la République conservatrice, en nourrissant la réflexion du Centre gauche et, parfois, en descendant eux-mêmes dans l’arène politique.
27. Une fois la République installée, grâce à l’adoption des lois constitutionnelles en 1875 et aux succès électoraux des républicains entre 1877 et 1879 [72], les opportunistes s’imposent dans les gouvernements successifs et au Parlement. Dès lors les liens entre la Société de législation comparée et le pouvoir se distendent. En dépit de cette évolution du contexte politique, son influence intellectuelle perdure [73] et son développement se poursuit. Elle compte 1 264 membres en 1900 (contre 269 en 1869), dont un tiers environ installé hors de France [74]. Pour satisfaire les juristes étrangers, un Annuaire de législation française est créé en 1881 en complément de l’Annuaire de législation étrangère. Enfin, la Société de législation comparée parvient à organiser deux grands congrès, aux retentissements importants : le premier en 1889, à l’occasion de la célébration de son vingtième anniversaire, et le second en 1900, qui consacre véritablement le droit comparé sur le plan international.
Pierre Allorant
Université d’Orléans, laboratoire POLEN
Walter Badier
Université d’Orléans, laboratoire POLEN