Résumé : L’objectif de cet article est d’ébaucher les représentations de la femme et de l’homme telles qu’elles se dégagent du débat sur le luxe en Italie au XVIIIe siècle, pour chercher de saisir les raisons politiques qui les ont nourries. L’article se propose de démontrer que, dans le cadre de l’expérience révolutionnaire italienne, l’idéologie politique de la consommation fut utilisée pour différencier les représentations des hommes et des femmes, ainsi que pour définir la citoyenneté comme tout d’abord masculine. Lors du Triennio révolutionnaire, la construction de l’identité sociale du citoyen en tant qu’individu capable de représenter la nouvelle république, découla d’un modèle de consommation modérée associé à l’homme par opposition à l’excès de consommation caractérisant la femme.
Abstract : The aim of this article is to explore the representations of women and men as reflected in the 18th century debate on luxury in Italy in order to understand the political reasons that gave rise to them. The article suggests that a political ideology of consumption was used during the Italian revolutionary age both to separate the masculine sphere of politics from the feminine sphere of luxury and to define a citizenship tied to masculinity. During the revolutionary Triennio, a focus on the moderate consumption of men, in contrast with the excess consumption associated with women, contributed to the construction of the social identity of the citizen.
1. La femme a longtemps été considérée comme la protagoniste de la naissance de la société de consommation moderne. C’est un véritable stéréotype de genre de l’historiographie qui remonte aux premières études sur le luxe. Werner Sombart, dans son ouvrage Luxus und Kapitalismus, qui date de 1913, retrouve les origines du capitalisme moderne, en dernière instance, dans le nouveau et croissant désir des femmes de gratifier leur coquetterie et satisfaire les instincts de la nature humaine [1].
2. Le grand intérêt en faveur de la consommation, qui a dominé l’historiographie ces dernières décennies, a produit une quantité substantielle de travaux sur la consommation féminine à l’époque moderne, reconnaissant à la femme un rôle important dans le processus d’industrialisation que la focalisation sur l’aspect de la production avait négligé [2]. Beaucoup de ces études, pour la majorité anglo-saxonnes, ont fini par suggérer que les femmes ont été les plus influencées et les plus impliquées dans la transformation provoquée par le développement de la société de consommation, et expliqué les rôles sociaux des hommes et des femmes à partir de la fin du XVIIIe siècle en recourant à l’idée de domaines séparés, définissant le vaste processus de production et de consommation comme respectivement masculin et féminin.
3. La propension des femmes à la consommation, déduite pour la majeure partie de la représentation qu’en donnent les sources littéraires du XVIIIe siècle, a souvent été considérée comme une caractéristique de genre, due au plaisir que procure le luxe ostentatoire, à la coquetterie, ou encore à la mode. Quand on a commencé à enquêter sur les différences réelles entre hommes et femmes par rapport à la possession des biens, dans les inventaires familiaux, les journaux intimes, les correspondances privées, les comptes-rendus des dépenses domestiques et les inventaires post-mortem, très peu de différences notables [3] sont apparues. En réalité les femmes n’achetaient ni ne possédaient plus de biens que les hommes.
4. Le hiatus entre la représentation de la consommation comme domaine féminin, qui ressort de la littérature du XVIIIe siècle, et les pratiques des dépenses quotidiennes, reconstruites à partir de recherches en histoire sociale, démontre non seulement que l’idée de la consommation comme domaine privilégié des femmes est le fruit d’une construction culturelle trouvant ses racines à l’époque moderne, mais pousse également à examiner le discours politique et moral, encore peu étudié, qui l’a légitimée. Tandis que l’historiographie, surtout anglaise, commence à s’interroger sérieusement sur ces problématiques, le XVIIIe siècle italien reste un terrain encore largement inexploré [4]. Pourtant, une étude sur la consommation pourrait non seulement montrer par quels courants de pensée l’image de la femme dominée par la passion pour le luxe a pénétré et circulé dans la réflexion italienne, mais également comment celle-ci fut utilisée à l’époque révolutionnaire comme langage de légitimation politique de la citoyenneté. En ce sens, l’enquête que nous allons mener sur la situation italienne pendant cette période peut contribuer, du moins en partie, à mieux délimiter la définition de la citoyenneté moderne.
5. L’objectif de cet article est, par conséquent, d’ébaucher les représentations de la femme et de l’homme telles qu’elles se dégagent du débat sur le luxe en Italie au XVIIIe siècle en tant que principal véhicule littéraire de la diffusion des idées sur la consommation, pour tenter de proposer quelques réflexions sur les motivations politiques qui les ont nourries. En effet, les habitudes de consommation qui se développèrent dans toute l’Europe du XVIIIe siècle, bien qu’avec des rythmes et des styles différents selon les pays, s’accompagnèrent d’une réflexion des intellectuels aboutissant à des représentations et à des jugements précis à l’égard du luxe [5]. Ce fut à partir de la distinction théorique entre les biens de luxe et les biens de première nécessité que les intellectuels essayèrent de comprendre les changements de demande sur le marché des biens [6]. Voilà pourquoi le luxe devint le mot pivot autour duquel ces intellectuels articulèrent leur nouvelle réflexion sur la consommation. L’opposition traditionnelle entre les biens naturels et les biens artificiels entraînait la prise en compte d’une consommation légitime tout comme, à l’inverse, la dénonciation d’une consommation excessive. La réflexion du XVIIIème siècle permettra de relativiser cette opposition et aboutira à une réévaluation de la consommation de biens non nécessaires et des biens de luxe en général.
6. Introduit en France au début du XVIIIe siècle en tant que synonyme de « superflu », le luxe s’impose au cours de ce siècle dans l’acception que le Dictionnaire de l’Académie française lui donne en 1694, c’est-à-dire avec des connotations morales assez négatives puisque le superflu était lié aux excès [7]. Le Dictionnaire se référait notamment à l’idée de mollesse, considérée comme excès de sensualité, et à celle de vanité, en tant qu’excès d’ostentation : ces connotations négatives étaient liées tout particulièrement à la femme.
7. Dans la première partie de cet article, nous tenterons de retrouver les origines de l’association entre femme et luxe et de reconstruire la manière dont celle-ci s’est formée dans ce débat du XVIIIe siècle en Italie. Dans une seconde phase, nous évaluerons l’impact que la nouvelle réflexion d’ordre économique sur le luxe a eu sur les précédentes représentations de la femme et de l’homme dans leur rapport à la consommation. Enfin, nous nous concentrerons sur l’époque révolutionnaire, de 1797 à 1799, pour souligner – au moyen de l’analyse de la littérature révolutionnaire – les changements et la continuation de l’association femme-luxe et pour proposer quelques hypothèses sur le discours politique qui fonde cette représentation.
8. La recherche permettra d’éclairer, d’un côté, la valeur et la persistance du discours critique d’ordre moral sur le luxe, de l’autre, comment, pendant le Triennio révolutionnaire, une idéologie politique de la consommation a été utilisée tant pour séparer le domaine de la politique masculine de celui du luxe féminin, que pour contribuer à définir l’image du « bon citoyen », c’est-à-dire un individu légitime pour représenter les nouvelles républiques de l’époque révolutionnaire. Dans cette perspective, le thème de la consommation constitue une piste utile pour démontrer l’émergence dans le cadre de l’expérience révolutionnaire italienne d’une définition de la citoyenneté liée à la masculinité [8]. La construction de l’identité sociale du citoyen est également passée, comme nous le verrons dans cet article, par l’identification d’un modèle de consommation modérée, associé à l’homme, par opposition à l’idée d’un excès de consommation, liée à la femme.
I. Critique du luxe et de la femme dans le débat italien du XVIIIe siècle
9. À partir de la philosophie classique, le luxe a toujours été considéré comme une entrave à l’autonomie de l’homme : l’individu, dominé par le désir du luxe et donc par la vanité, n’était qu’en proie à des impulsions incontrôlables et à des passions qui le rendait incapable de différencier ses nécessités naturelles de celles qui ne l’étaient pas. La manière des Romains d’utiliser le concept de luxe contribua à en fixer le sens négatif, puisqu’ils partaient du constat que le bien-être et le bonheur individuels étaient étroitement liés à l’essor de la société. Si les seuls besoins reconnus comme licites pour l’homme étaient les besoins naturels, on était également convaincu que l’individu qui cessait d’adopter des attitudes modérées devenait l’une des causes de la corruption des nations. L’opulence et le luxe entraînaient par conséquent un modèle d’anti-civilisation, où les hommes étaient incapables d’assurer tout contrôle et de réaliser les vertus romaines du cives. [9] La « mollesse » était le mot le plus utilisé pour décrire les effets du luxe sur ses victimes. Ce mot, qui pouvait se référer aux qualités physiques ainsi qu’aux qualités morales, désignait l’indolence et, avec des connotations genrées, le fait d’être efféminé.
10. Bien que la philosophie classique eût déjà établi un lien indissoluble entre mollesse féminine et manque de contrôle individuel, ce ne fut qu’à partir de la réflexion chrétienne qu’on établit une relation étroite entre le luxe et le domaine féminin, relation qui caractérisa les réflexions des siècles suivants sur ce sujet. Le lien entre luxe, sensualité et lasciveté [10], fournissait les fondements de cette réflexion : contrairement au passé, le luxe était perçu comme un péché opposé à la sobriété et à la chasteté et il était attribué à la femme, en tant que victime du péché originel.
11. Au cours du XVIIIe siècle, quand les changements de la vie matérielle et la diffusion de nouveaux objets de luxe dans des couches de plus en plus larges de la population mirent le luxe au centre des débats [11], le lien chrétien entre la femme, le luxe et la vanité devint central dans le cadre de la critique traditionnelle du luxe [12].
12. On peut identifier trois courants principaux sur lesquels s’articule le discours femme-luxe au cours du XVIIIe siècle. Premièrement, un binôme récurrent : l’association entre coquetterie féminine et luxure [13]. Les accessoires excessivement extravagants ou voyants des femmes suggèrent clairement – dénoncent les auteurs dévots – la volonté de provoquer le désir et d’attirer l’attention des hommes, représentés comme les victimes sans défense des tentations des femmes. On reconnaissait à la femme un dangereux pouvoir d’influence négative sur toute la société qui dérivait de son pouvoir de séduction : « la vanité d’une seule femme » avait la capacité de « pervertir une ville entière par son exemple » [14].
13. Dans la mesure où le lien entre luxe, séduction et péché était souligné, il n’était pas rare que le luxe des vêtements féminins fut interprété comme une preuve évidente d’adultère. Pour beaucoup de moralistes, en effet, le fait que les femmes choisissaient de se faire voir en public avec des vêtements somptueux, au lieu de se limiter à les porter à l’intérieur du foyer pour le plaisir de leur mari, c’est-à-dire si elles avaient l’habitude « de tendre le piège » de la séduction « quand leur époux était absent », ne pouvait s’expliquer que par le désir de conquérir de nouveaux amants [15].
14. Par rapport aux questions liées à la moralité individuelle, qui conservaient une grande valeur, le débat de l’époque se focalisait sur les conséquences sociales du luxe. Tel était le thème central de la critique du luxe au XVIIIe siècle. En particulier, il était extrêmement répandu de dénoncer la tentation croissante de la part des femmes de basse ou moyenne condition sociale de s’approprier les vêtements ou d’autres biens propres à celles qui occupaient des positions de prestige social dans l’échelle hiérarchique. Vêtements, bijoux, accessoires – soutenait-on – devaient correspondre aux hiérarchies sociales. Le luxe, la magnificence et le faste étaient non seulement légitimes, mais considérés comme opportuns, s’ils reflétaient une condition sociale élevée, illicites dans tous les autres cas [16]. Il n’était pas défendu aux femmes de se parer avec des accessoires « convenables à leur état […] à condition que la qualité de leurs vêtements corresponde aux qualités de leur propre personne, sans dépasser leur état » [17].
15. L’usurpation de la consommation ostentatoire constituait, pour les auteurs désireux de préserver la hiérarchie sociale, une des conséquences les plus nuisibles de la corruption due à la richesse, puisqu’elle effaçait les frontières symboliques qui distinguaient un ordre de l’autre. Si le devoir incontesté de respecter la hiérarchie sociale se référait naturellement aux hommes comme aux femmes, les exemples récurrents se basaient surtout sur ces dernières [18]. C’étaient les excès des femmes qui étaient les plus nuisibles parce que celles-ci (et dans une moindre mesure les jeunes gens des deux sexes) étaient naturellement enclines au luxe, désireuses de paraître différentes de ce qu’elles étaient et de paraître égales aux membres des classes supérieures [19]. Dans cette perspective, ce qu’en dit Francesco Beretta est particulièrement symbolique, non seulement parce que cela démontre bien l’effort de représenter la femme comme esclave de sa passion pour le luxe, et donc dangereuse pour la société, mais aussi parce que les œuvres du moraliste chrétien, qui étaient amplement répandues au XVIIIe siècle, constituaient des textes clés pour la diffusion de la doctrine catholique :
« Nous savons – écrivait Francesco Beretta – que si nous dénonçons la tendence des femmes à s’embellir et à suivre les modes, nous nous éloignons de leur génie et nous touchons au vif du sujet […] Leur effort majeur et la vraie difficulté pour elles consistent dans leur volonté de s’orner. La voilà leur grande science, leur activité majeure ; elles y utilisent toutes leurs capacités ». [20]
16. De manière similaire, Paolo Segneri expliquait que la femme avait un penchant naturel « à embellir tout son corps de toutes les manières possibles » [21] et que cela était le signe d’une société corrompue par les richesses, sachant que l’individu qui exhibait du luxe sans avoir un statut social élevé finissait par embrouiller la hiérarchie sociale. La critique des excès deviendra l’un des sujets principaux des écrits de moralistes comme Domenico Ciaraldi, Alfonso Muzzarelli, Giambattista Roberti et Tommaso Gaggioli. Pendant la seconde moitié du XVIIIème siècle, ces auteurs élevèrent leur voix contre la propagation du luxe dans les différentes couches sociales [22].
17. Le troisième thème enfin touchait aux motivations inhérentes au milieu familial. En premier lieu, il y avait les préoccupations liées au rapport luxe-patrimoine, dans lequel étaient mêlées considérations économiques et sociales. On craignait qu’une dépense excessive par rapport aux disponibilités financières n’entraîne la ruine économique des familles. Encore une fois c’était la femme, « habituée à la mollesse et nourrie d’idées extravagantes et de grandeur », qui était considérée comme « l’instrument fatal des malheurs qui conduisent les familles à la ruine » [23]. Cependant, il ne s’agissait pas seulement d’une ruine économique, mais aussi des effets nuisibles pour la stabilité familiale et l’éducation des enfants : si en effet « les parures, les ornements à plumes, les objets galants sont les choses qui les [les femmes] intéressent le plus, qu’est-ce qu’on peut espérer d’elles pour ce qui est de leur manière d’élever les enfants ? » [24].
18. Si ces représentations négatives de la femme furent élaborées principalement dans le milieu de la critique du luxe de type moral et religieux – continuation directe des invectives des prédicateurs des débuts de l’époque moderne – celles-ci finirent par filtrer largement dans une typologie d’écrits tout à fait différents, y compris dans les œuvres des réformateurs les plus progressistes, très présents dans de nombreux textes qui se proposaient de critiquer les conséquences nuisibles, sociales et morales du luxe [25]. Au cours du siècle, l’image de la femme dominée par le luxe se répandit de façon diffuse, devenant un véritable topos littéraire par lequel on exemplifiait les effets nuisibles du luxe. Quand on écrivait sur le luxe, chaque fois qu’on voulait montrer ses effets corrupteurs sur la société, l’exemple qu’on citait en référence était celui de la femme corrompue par le luxe [26].
19. Si l’image de la femme victime de la manie d’acheter toujours de nouveaux biens coûteux se présentait souvent comme une formule littéraire utilisée dans les écrits contre les excès et l’ostentation, néanmoins celle-ci comprenait aussi une connotation critique envers les femmes. Continuer à insister sur la propension au luxe des femmes voulait dire non seulement maintenir vivant mais aussi légitimer un discours qui en faisait ressortir la nature faible, le fait qu’elles sont des créatures fragiles et vulnérables, incapables du contrôle de soi qui caractérisait les hommes [27].
20. Cet emploi, à la fois potentiel et instrumental, de l’association entre femme et luxe, Nicola Corona, futur révolutionnaire et tribun de la République romaine aux positions progressistes, le démontre bien, dans ses Riflessioni economiche politiche morali sopra il lusso, l’agricoltura la popolazione le manifatture e il commercio. Corona écrivait :
« La femme, auquel le droit divin et humain n’a jamais attribué d’offices sacrés ou civile et qui est dépourvue de qualités intrinsèques, représente l’image du luxe qui perdure dans le temps. Sa vanité et ses fantaisies capricieuses et bizarres, les couleurs de l’or et les brillants caractérisent cette moitié du genre humain. » [28]
21. Le lien explicite de causalité institué entre l’attitude par rapport au luxe et à l’ostentation des femmes, le manque de qualités personnelles et l’incapacité d’assumer des rôles importants dans la société, entre autres les offices sacrés ou civils, fait bien ressortir non seulement la valeur de délégitimation féminine implicite dans la réflexion sur le luxe, mais aussi la prise de conscience qu’en eurent les auteurs qui l’utilisèrent. C’est exactement pour cette raison que l’insistance sur le luxe féminin – que l’on peut retracer dans la littérature du XVIIIe siècle – assume une valeur importante, dont la signification va bien au-delà de l’invective morale contre le luxe et investit un discours de critique anti-féminine, destiné à être repris et approfondi au moment où la redéfinition de la citoyenneté et de la représentation politique, entamé à la Révolution, le rendrait plus nécessaire.
II. Luxe et réflexion économique
22. Le débat sur le luxe connut dans toute l’Europe une véritable transformation à partir des années trente et quarante du XVIIIe siècle, quand une nouvelle réflexion, d’ordre économique, commença à renverser la traditionnelle invective de caractère religieux et social. Si l’on veut déterminer le moment conventionnel de cette rupture, il coïncide avec la publication de La Fable des Abeilles de Mandeville : à partir du message iconoclaste des vices privés et des bénéfices publics se développe un débat passionné qui opposa ceux qui situaient le luxe dans un cadre moral et traditionnel, dans lequel les dépenses en biens superflus, non sanctionnées par le statut, étaient associées au désordre social, et ceux qui commençaient à voir dans le luxe le moteur du développement de la société commerciale et du progrès de la civilisation. Le besoin de luxe, que les moralistes s’obstinaient à condamner, répondait non seulement à une tendance humaine profonde, mais était nécessaire aussi pour la prospérité de l’Etat. Le luxe était libéré de toute implication morale pour représenter un stimulus capable d’amener à la perfection les activités commerciales que la seule nécessité aurait maintenues dans des limites bien plus étroites. En France, grâce à des intellectuels comme Véron de Forbonnais, Butel-Dumont et Cliquot de Blervache qui, tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle, se réunissaient autour de l’intendant du commerce Gournay et qui essayèrent de relancer la politique colbertiste, la demande de biens de luxe fut perçue comme fondamentale dans l’effort de stimuler la production nationale. Ce furent Melon, Montesquieu et Voltaire qui, réagirent les premiers contre les dangers moraux, sociaux et économiques associés au luxe [29]. D’après eux, il n’y avait aucun lien logique entre la pauvreté et la vertu, aussi le luxe n’était-il qu’une question de goûts personnels : il s’agissait de l’aspiration légitime des consommateurs à acheter des biens non nécessaires répondant à ce qui leur faisait plaisir.
23. En outre, suivant le modèle décrit par Voltaire, Montesquieu, Chastellux, Saint-Lambert et développé de manière cohérente et complète par David Hume, le luxe, en tant que moteur du développement de la société commerciale, assumait une fonction civilisatrice, en favorisant l’accroissement des connaissances, le développement de la sociabilité et le raffinement des manières. Ce fut justement David Hume qui développa l’idée selon laquelle le raffinement des arts mécaniques aurait amélioré les arts libéraux et le niveau culturel des individus, et par là d’une société entière [30]. Il s’agissait d’un changement radical de perspective, concernant la question du luxe, sur lequel beaucoup d’historiographes se sont penchés, raison pour laquelle nous ne nous attarderons plus longtemps sur ce sujet [31]. Par contre, nous tenons à insister sur les conséquences entraînées par ce tournant, notamment quant à la consommation féminine. On commença, en effet, à considérer la propension des femmes à la consommation sous un autre jour, et à y voir un facteur de progrès potentiel pour la société. Mandeville fut un des auteurs qui souligna très clairement que la prospérité nationale était liée à l’attirance des femmes pour les biens de luxe :
« I have shown already that the worst of Women and most profligate of the Sex did contribute to the consumption of Superfluities as well as the Necessaries of life, and consequently were Beneficial to many peaceable Drudges, that work hard to maintain their Families, and have no worse de sign than an honest Livelihood. The variety of Work that is perform’d, and The numbers of Hands employ’d to gratify the Fickleness and Luxury of Women is prodigious. » [32]
24. Montesquieu aussi mit en relief dans les Lettres persanes le rôle central des femmes comme intermédiaires entre la vieille noblesse et les nouvelles élites commerciales : celles-ci promouvaient le processus de civilisation, mettant en marche un mécanisme de compétition entre les hommes pour gagner leurs faveurs [33]. Puis, au milieu du siècle, dans De l’Esprit des lois, il présentera le désir féminin pour les biens de luxe, interprété comme puissant stimulus pour le développement commercial, comme une source de richesse nationale [34]. La femme devenait le symbole même de l’éthique de l’échange dans la société commerciale.
25. Selon cette vision de la société, le domaine féminin était associé à une humanité complète, civile et raffinée, si bien que ses valeurs, ses manières et sa condition étaient considérées comme la mesure de la civilisation [35]. Le rôle des femmes dans le processus de civilisation, thème clé d’une nombreuse littérature aussi bien française qu’anglaise, était développé en profondeur dans la réflexion écossaise. David Hume, Henri Home Kames, Adam Smith dessineront une image du progrès qui prenait une claire dimension de genre et qui constituait une riposte systématique à l’idée du déclin et de la corruption nationale par les caractéristiques féminines, dominante chez ceux qui considéraient avec crainte le développement de la société commerciale [36].
26. En Italie aussi, une discussion d’ordre économique sur le luxe, se développa, à partir surtout de la deuxième moitié du siècle, qui mettait en lumière les effets positifs de cette passion humaine, non seulement pour la prospérité nationale, mais aussi du point de vue social [37]. Cependant, dans la réflexion italienne, il n’y a pas de discours articulé sur la consommation féminine, même dans les milieux fortement influencés par des auteurs comme Mandeville, Montesquieu, Hume, Smith. Les auteurs qui, comme Ferdinando Galiani, Pietro Verri, Cesare Beccaria, Antonio Genovesi, Agostino Paradisi, Gaetano Filangieri, soulignèrent plus résolument les aspects positifs des dépenses de luxe n’insistèrent pas, dans leur réflexion, sur la représentation de la femme comme consommatrice avide. La rupture nette de la relation solide et traditionnelle entre femme et luxe constitue une spécificité du débat italien d’ordre économique. Bien que la représentation de la femme comme victime du luxe continuât à perdurer dans les réflexions d’ordre moral – quand la discussion passait du luxe aux biens de luxe, et qu’elle se concentrait sur les effets économiques de la consommation – l’image traditionnelle de la femme liée au luxe était remplacée par une représentation de l’individu qui consommait les biens de luxe – ce qui avait des effets bénéfiques sur la prospérité nationale – et qui n’assumait pas une connotation de genre. L’individu riche, au sens générique et donc potentiellement homme ou femme, poussé par le désir d’acquérir des biens de luxe, concourait au bien-être de toute la collectivité : il créait du travail, fournissait une demande pour la production nationale, mettait en marche un processus de distribution de la richesse et, en même temps, puisqu’il encourageait à l’émulation les classes sociales inférieures, incitait à l’industrie et au labeur.
27. La coïncidence entre l’attribution progressive d’une valeur positive au luxe et la disparition de son lien étroit avec la femme montre une tendance claire : quand le luxe a assumé des connotations positives et est devenu un élément de prospérité publique, renversant une tradition critique consolidée par le temps, alors on a commencé à l’associer aussi à l’homme, auquel on a progressivement lié les aspects positifs de la consommation. À partir du moment où l’on a commencé à percevoir la consommation comme un pouvoir, grâce à sa capacité de soutenir l’économie nationale et de développer le progrès de la société, on l’a aussi progressivement considérée comme un domaine potentiellement masculin. Surtout à partir de la moitié des années 1780, des auteurs comme Francesco Pagano, Giuseppe Palmieri, Matteo Galdi ont focalisé leur réflexion sur le rôle positif de la consommation modérée, par opposition au luxe de la noblesse, qui constituait un langage critique puissant de la structure sociale et économique de l’Ancien Régime [38]. Au luxe non-productif de la noblesse, fondé sur les biens ostentatoires et qui ne contribuait pas à la prospérité de la nation, et au contraire détournait de nombreux individus des travaux les plus utiles et les plus rémunérateurs, était opposée une consommation moyenne, fruit du travail personnel et qui contribuait au bien-être de la nation. Bien qu’il n’y ait pas de connotation explicite de genre dans les ouvrages de ces auteurs, c’est le lien étroit entre la consommation et le travail – qui sera par ailleurs reprise, comme nous le verrons, à l’époque révolutionnaire – qui fait percevoir l’homme comme référent principal, en tant qu’il finit par être associé aux aspects positifs de la consommation.
28. Cependant, il faut souligner la valeur de la réflexion économique en Italie de par sa tentative, qui se détache nettement de la vieille tradition, de cesser d’attribuer au féminin les aspects négatifs de la consommation. En effet, en plus de ceux qui reconnaissaient que le luxe était une force de propulsion pour la prospérité publique, les auteurs qui en critiquaient les effets sur le plan économique, y voyant une cause de soustraction des ressources au secteur agricole, finirent aussi par abandonner progressivement la représentation de la femme dominée par la passion du luxe. En effet, ils ne se référaient plus aux dépenses des individus et à leurs effets nuisibles pour l’économie nationale avec des connotations évidentes de genre.
29. Au contraire, dans la réflexion économique en Europe, bien qu’on réévaluât également le luxe, le lien entre la femme et ce dernier perdurait et on n’avait pas complètement cessé d’attribuer au féminin les aspects négatifs de la consommation. En premier lieu il faut souligner que pour beaucoup d’auteurs, qui pourtant en reconnaissaient les effets positifs pour la collectivité nationale, le luxe continuait à être considéré comme un vice négatif pour l’individu. L’exemple le plus significatif est peut-être encore une fois celui de Mandeville qui, bien qu’apologue du commerce et du rôle des passions, ne parvint pas à moraliser le progrès en l’associant à la vertu féminine. Au contraire, il établit un lien étroit entre prospérité publique et vice privé, et choisit un moyen de dépeindre la femme comme première représentante des passions vicieuses, même si elles étaient bénéfiques pour l’économie nationale [39].
30. En outre, l’association entre la femme et le développement commercial légitimait aussi le discours inverse : ceux qui s’inquiétaient du développement de la société commerciale continuèrent à associer luxe, femme et corruption de la société. Les auteurs qui critiquaient la modernisation et qui s’inquiétaient du processus de féminisation de la société ne considéraient pas le rôle des femmes dans le processus de civilisation, mais le fait que celles-ci étaient centrées sur la poursuite du plaisir et dominées par la spirale du désir d’objets superflus [40].
31. En fin de compte, la valeur négative du binôme femme-luxe [41] ne disparut pas vraiment, même dans les réflexions de ceux qui présentaient le lien évident qui existait entre femme, luxe et civilisation, comme Hume ou Lord Kames. Ces auteurs finissaient par concevoir que le rôle des femmes dans la société était d’améliorer le caractère et les manières des hommes, de leurs maris et de leur fils : dans ce cadre théorique il était impossible d’évaluer positivement la propension des femmes au luxe. Au contraire, celles-ci auraient dû se tenir très loin de ces excès de consommation qui les rendaient inaptes à assumer leur rôle d’épouses et de mères. Il est donc évident que dans ce type de réflexion aussi la femme finissait par être renvoyée au domaine domestique et privé, dans une perspective morale de condamnation du luxe, sans tenir compte de son rôle actif sur le plan économique, auquel on pouvait attribuer une valeur positive puisqu’il stimulait la demande des biens de marché.
III. Luxe et consommation dans le langage politique révolutionnaire
32. Pendant la brève et intense phase révolutionnaire, qui commença en 1797 et se termina moins de trois ans après par la chute de toutes les républiques démocratiques, l’invective contre le luxe prit une autre valeur et assuma un nouveau radicalisme. On sait que l’un des mythes les plus vivaces de l’idéologie révolutionnaire était celui de la vertu. Dans cette perspective, l’opposition luxe/vertu était évidente : à la vertu, unique base possible des nouvelles républiques renouvelées, s’opposait clairement le luxe qui, poussant les citoyens vers l’intérêt particulier, les éloignait du bien public et causait, de cette manière, la dévalorisation aussi bien de l’égalité que, par conséquent, de la liberté et de l’indépendance.
33. Dans le cadre de la nouvelle invective morale contre le luxe, l’association femme-luxe réapparaissait non seulement avec force, mais devenait aussi un thème quasi obsessionnel d’une large partie de la littérature révolutionnaire. La représentation de la femme dominée par la passion du faste et de la magnificence ne constituait pourtant pas une simple reprise de la critique morale traditionnelle : elle prenait une nouvelle valeur qui rappelait directement le danger que les femmes représenteraient pour la nouvelle nation régénérée.
34. Dans le discours politique révolutionnaire, qui posait la poursuite du bien universel de la nation comme valeur première et indiscutable, l’association de la femme au luxe, et donc aux intérêts particuliers, finissait par l’opposer en fait au bien commun. Certains extraits de la Dissertazione sul lusso de Gaspare Morardo, ex-prêtre piariste et révolutionnaire passionné, sont significatifs :
« Les femmes ont une soif insatiable de ce luxe effréné, et en tout cas elles désirent cette soif. Ce désir est la cause de la dépravation publique qui, à son tour, produit la perte de la liberté et de l’égalité, ce qui équivaut à la destruction totale de la république. Le luxe vicieux et féminin […] anéantit l’honnêteté publique, corrompt les mœurs et ruine les républiques. » [42].
35. Si pendant tout le XVIIIe siècle le luxe était considéré comme un dangereux vice politique, à l’époque révolutionnaire ce mot avait une connotation bien plus négative et était devenu synonyme de noblesse, aristocratie, et surtout, de tyrannie [43]. Le luxe avait été l’instrument à l’aide duquel les gouvernements tyranniques non seulement avaient enlevé « toute vigueur et toute énergie à la Nation » [44], mais avaient aussi réussi « à rendre délectables les chaînes du libertinage et à étouffer le germe renaissant » de la liberté [45]. Associer la femme au luxe signifiait rappeler une idée liée au despotisme, et la mettre en relation avec l’Ancien Régime à peine tombé [46].
36. La signification politique de l’insistance sur le lien femme-luxe semble claire : qui gaspillait en s’adonnant au luxe, répétant les comportements classiques des aristocrates, ne pouvait être considéré citoyen des nouvelles républiques révolutionnaires. Le lien entre abus de la consommation des femmes et le manque de qualités caractérisant le nouveau citoyen révolutionnaire était par ailleurs déclaré explicitement, comme le démontrent les paroles qu’un curé anonyme adressait à la municipalité vénitienne :
« Vous croyez que ces jeunes licencieux et ces femmes futiles, qui avilissent dans la paresse et la mollesse leur âme, capables pourtant de s’élever et de faire des choses grandioses, et qui se creusent la cervelle pour inventer des robes ridicules et des vêtements scandaleux, méritent le nom de Citoyen ? » [47]
37. Même là où on n’établissait pas de façon aussi ouverte de relation entre nature féminine, esclave de la passion pour le luxe, et absence des qualités morales nécessaires pour pouvoir représenter les intérêts des nouvelles républiques, le lien était tout à fait évident. Au moment crucial de la redéfinition du rôle des individus dans la société, la réflexion sur la consommation, touchant aussi le thème de l’abus que les femmes en faisaient, amenait à faire voir comme absolument naturelle leur exclusion de la politique : c’était à cause de leur penchant naturel pour le luxe que les femmes étaient potentiellement incompatibles avec l’harmonie et le bonheur de la nation. Même les femmes qui jouèrent un rôle important dans le débat politique de l’époque finirent par légitimer le lien naturel entre luxe, femme et tyrannie. De cette manière, la citoyenne I.P.M. rappelait que la propension des femmes pour le luxe avait été utilisée pour affaiblir l’esprit d’indépendance de la nation :
« Par son goût excessif pour la mollesse et le luxe, l’Aristocratie n’avait dans son esprit que l’intention de nous fournir l’instrument de destruction de nos familles, et de nous charmer par la paresse, l’idiotie et le vice ; […] il faut réformer le luxe et nous rhabiller d’un sentiment pour la Nation. La couleur blanche ne doit plus être une question de mode, mais elle doit renvoyer à la pureté de nos mœurs. » [48]
38. D’après les mots de la citoyenne I.P.M., ce n’étaient pas seulement les femmes de l’aristocratie qui devaient être considérées comme ennemies de la patrie parce que corrompues par le luxe, mais toutes les femmes en raison de leur penchant naturel pour le luxe qui les rendait dangereuses pour les nouvelles républiques. Nous retrouvons des considérations similaires dans l’ouvrage Sentimenti della Cittadina Marsiglia indirizzati alle sue concittadine piemontesi, lors de la description de femmes qui, dans le passé, étaient « esclaves […] des passions frivoles engendrées par le préjudice, la corruption, la vanité, l’ambition » ; par conséquent, il fallait bannir « les ornements dorés, le faste, le luxe […qui...] ne conviennent pas à la simplicité, à la pudeur et aux vertus masculines et républicaines » [49]. Ce n’était que de cette manière qu’on pouvait « démontrer que nous [les femmes] sommes très différentes de la manière dont la tyrannie nous peint » [50].
39. Le discours sur la consommation reflétait, cristallisait, mais en même temps contribuait à corroborer l’idée des femmes comme incompatibles avec la politique, figures faibles, facilement corruptibles « dans la vie publique et privée », sur lesquelles devaient veiller pères et maris, afin qu’elles ne soient pas cause de dégénérescence pour la nation, rendant « inefficaces l’amour pour la Patrie et le désir constant et méritoire de réaliser le bonheur et le salut des autres avant tout » [51].
40. Durant la phase ouverte de la Révolution, un langage d’inclusion / exclusion politique se révélait d’autre part bien plus nécessaire par rapport à la période précédente. Dans la société des corps et des privilèges, la distribution inégale des libertés et des ressources était, du moins du point de vue théorique, irréprochable. Dans la société des droits fondamentaux et de la citoyenneté égalitaire, toute exclusion devait être justifiée [52]. En outre, insister sur le luxe et la réforme morale jusqu’à en faire les thèmes - clés du débat sur les femmes, signifiait laisser dans les marges de la discussion publique des questions bien plus importantes, inhérentes à la reconnaissance de leurs droits civils. Dans le Triennio révolutionnaire, il y eut certes des revendications d’égalité des droits de l’homme et de la femme : de la célèbre Causa delle donne, attribuée à Annetta Vadori – qui soulignait que le rôle de la femme, lié au domaine domestique était une construction culturelle – à la Schiavitù delle donne, mémoire lu par Carolina Lattanzi à l’Accademia di Pubblica Istruzione di Mantova, dans laquelle était dénoncée l’inégalité des droits des femmes par rapport à ceux des hommes [53]. Cependant, il s’agit de positions minoritaires, puisque les thèmes clé qui caractérisent le débat public sur les femmes furent plutôt liés à la moralisation de leurs habitudes. Le discours dominant mêlait femme, éducation, moralité et famille. Les femmes devaient être instruites des nouvelles valeurs qui épousaient la cause révolutionnaire, le refus du luxe, la modestie, la probité, l’amour de la patrie qui les auraient amenées à être de bonnes mères, c’est-à-dire à élever de bons citoyens vertueux. La majeure partie des discours sur le luxe montrait que la conséquence la plus nuisible de la tendance à la consommation effrénée des femmes était la mauvaise éducation des enfants. Il s’agit d’un thème, on l’a vu, déjà bien consolidé par la réflexion du XVIIIe siècle ; cependant, dans la phase révolutionnaire, celui-ci devient prééminent par rapport aux inquiétudes au sujet de la stabilité sociale ou de type économique. La passion pour le luxe des femmes était dangereuse pour la société parce qu’elle était la cause évidente de la mauvaise éducation des enfants, futurs citoyens des républiques démocratiques [54].
41. Le discours sur la consommation assuma une importance fondamentale pendant la période révolutionnaire : non seulement il fut utilisé comme langage politique de délégitimation des femmes, mais il contribua, dans une perspective plus large, à la mise au point de la définition sociale du citoyen. Vanité et luxe dominèrent ainsi les représentations de la femme parce qu’ils servirent aussi à établir un modèle sur la base duquel on pouvait identifier, a contrario, les caractéristiques de la définition du citoyen, ou plutôt du « bon citoyen » (buon cittadino). Celles-ci, en effet, étaient largement spécifiées précisément dans les termes du choix d’une consommation modérée, associée à la masculinité, par opposition au luxe et à l’ostentation, associés à la féminité.
42. La définition de la citoyenneté fut un problème fondamental dans le débat de la période révolutionnaire. De même, les constitutions promulguées par les nouvelles républiques démocratiques indiquaient clairement que pour être citoyens, en plus des conditions nécessaires d’âge et de résidence, il fallait avoir des qualités morales bien précises. La Constitution de la République Cisalpine sanctionnait, à l’article 4 de la section « Devoirs » (Doveri), que « personne n’est un bon citoyen, s’il n’est pas bon fils, bon père, bon frère, bon ami et bon époux » [55]. La description des caractéristiques du nouveau citoyen, appelé non plus seulement à obéir, mais à participer activement à la république régénérée, était approfondie par une vaste littérature révolutionnaire. L’Istruzione d’un cittadino a’ suoi fratelli meno istruiti, catéchisme pour le peuple, qui visait à instruire hommes et femmes, surtout d’origine sociale inférieure, sur les nouveaux concepts révolutionnaires, expliquait que : « non, il ne peut pas être bon Citoyen celui qui n’a pas déjà été bon père, bon mari, bon fils, bon maître, bon voisin ; ni celui qui gaspille dans le luxe et le libertinage l’argent des créanciers et les aliments pour sa famille » [56]. Au rappel classique des qualités morales liées au rôle de père, mari et frère, le catéchisme ajoutait précisément une caractéristique sur la consommation : le citoyen républicain, en plus d’être un bon père, un bon mari et un bon frère, devait faire acte de patriotisme et renoncer au luxe. De même, le Termometro repubblicano, journal révolutionnaire cisalpin, dans la description de l’image du citoyen insistait sur le renoncement au luxe et expliquait que :
« La paresse, la mollesse, le luxe, la dissipation, l’ivresse, la pusillanimité, la peur ne conviennent pas au républicain. L’amour pour la patrie, l’industrie, le travail, la frugalité, la modération, la sincérité, l’austérité, […] sont les vertus qui forment le mâle et le caractère immuable du citoyen. » [57]
43. Le Catechismo repubblicano del cittadino Antonio Zavoli lui faisait écho, qui s’appuyait sur les comportements à propos de la consommation pour identifier les individus nuisibles à la société, et qui n’avaient donc pas le droit d’être citoyens :
« Les hommes qui sont nuisibles pour la société sont nombreux et sont ceux qui gaspillent dans le luxe et le libertinage l’argent des créanciers ou les aliments pour leur famille, ceux qui croient que tous les moyens sont bons pour gagner de l’argent, ceux qui sont durs et inhumains envers les pauvres et, enfin, ceux qui piétinent la Religion et les mœurs. » [58]
44. Le refus du luxe constituait un élément constant dans le portrait du « bon citoyen ». Si l’opposition au luxe et au faste est une conséquence évidente de l’instance démocratico-égalitaire qui distingue la phase révolutionnaire, les invectives contre le luxe ne peuvent être lues seulement comme des critiques de l’inégalité et un retour à la frugalité antique. La critique du luxe de la période révolutionnaire ne se fonde pas sur la dénonciation des excès par rapport à l’idée d’un équilibre soit naturel soit établi par convention sociale. Elle devient en fait une critique de la société d’Ancien Régime, notamment de l’aristocratie, ce qui finit par contribuer à la définition sociale du citoyen. Dans les discours de cette période, le luxe correspondait au passé, aux abus de l’Ancien Régime, mais aussi à l’ennemi contre lequel on était en guerre et que l’on devait combattre tous les jours pour maintenir la nouvelle liberté. C’est pour cela que la modération dans la consommation, caractéristique extérieure tout à fait reconnaissable, légitimait la citoyenneté dans la nouvelle nation. Le renoncement au luxe était la preuve tangible de l’amour du citoyen pour sa patrie, amour qui prévalait sur ses désirs et ses aspirations personnelles à la différence des aristocrates tournés exclusivement vers leur propre intérêt.
45. Dans le cadre de cette régénération de la société, voulue par les démocrates et entendue non seulement comme une transformation politique mais également comme un changement radical de la société entière, l’aristocrate n’était que le symbole d’un passé qu’il fallait renier. Le décalage entre les aristocrates – les « hommes d’autrefois » – et les démocrates – les « hommes d’aujourd’hui » – devenait évident : cet écart se justifiait par leur adhésion non seulement à une forme différente de gouvernement mais aussi à des usages, des comportements, des vêtements, des manières de vivres qui étaient absolument opposés.
46. En effet, le nouveau citoyen, par ses qualités, était l’opposé de l’aristocrate, du moins par rapport au stéréotype de ce dernier, et bien au-delà de la propagande apologétique des jacobins qui demandait la régénération totale et utopique de l’individu [59]. Ce citoyen devait être courageux, sincère et adopter une attitude éloignée de tout excès, tandis que l’aristocrate aimait plutôt la dissimulation, le luxe et les frivolités. Il s’agissait d’une transformation d’autant plus radicale qu’elle était évidente à première vue : il suffisait de regarder les vêtements et les comportements des individus pour en deviner l’adhésion à un type ou à l’autre de gouvernement. Le journal révolutionnaire Monitore di Roma, tout en mettant en garde ses lecteurs contre les faux républicains, qui se proclamaient tels par intérêt politique et qui en fait étaient toujours prêts à tramer la défaite des nouveaux régimes, expliquait que la seule manière de reconnaître les vrais républicains était d’en observer les comportements :
« Si l’on voit un Citoyen voué à la République s’adonner à un luxe voluptueux et afficher une magnificence révoltante par une manière sybaritique de s’habiller […] on peut immédiatement en conclure qu’il s’agit d’un faux patriote, et que, par conséquent, il est plus dangereux et abominable que n’importe quelle autre personne. » [60]
47. Le discours sur la consommation de l’époque révolutionnaire ne se limitait pas, cependant, à naturaliser la définition traditionnelle de la citoyenneté masculine, légitimée par le refus du luxe, mais proposait un discours bien plus articulé. Dans la définition du bon citoyen, il y avait non seulement le renoncement au luxe, mais aussi la possibilité d’opposer à celui-ci une consommation moyenne qui, loin des excès, pouvait permettre de vivre une existence agréable. Le modèle n’était pas la frugalité spartiate, pourtant très souvent évoqué dans la rhétorique révolutionnaire, mais plutôt une consommation moyenne qui garantisse le bien-être personnel et réalise l’idéal ancien de l’aurea mediocritas [61]. Il ne s’agit pas d’une simple répétition du modèle du civis romain ou de l’idéalisation ascétique, qui avaient dominé pendant des siècles l’idée du bon citoyen et qui constituaient les thèmes clé de la traditionnelle critique du luxe. En effet, la réflexion de la phase révolutionnaire était largement alimentée par la rupture de la discussion d’ordre économique de la moitié du siècle et de sa réévaluation de la consommation de nouveaux biens de luxe. La consommation orientée vers le bien-être et le plaisir individuels acquérait progressivement des connotations positives ; en particulier, comme nous l’avons précisé dans le paragraphe précédent, elle commençait à être associée à la prospérité nationale [62]. Ce qu’on opposait au luxe des aristocrates, conçu comme improductif et nuisible pour l’économie nationale, ce n’était pas l’idéal d’une vie frugale et simple, mais plutôt le choix d’une consommation modérée, à l’écart de tout excès. Ce type de consommation était perçu comme positif de deux manières : d’un côté, il poussait au travail, ainsi qu’à investir dans ses propres terres pour pouvoir s’offrir les nouveaux biens du marché ; de l’autre, il stimulait l’économie nationale. Ces idées se diffusèrent pendant la période révolutionnaire, lorsqu’on légitima le citoyen par son style sobre en matière de consommmation et par ses différences par rapport aux aristocrates corrompus par le luxe et à l’indigence des plus pauvres. Son attitude était, par contre, d’une « douce médiocrité, qui, mieux que le luxe [et le besoin], convient à la condition de Républicain » [63]. Le discours, extrait des Mediocri di Venezia du citoyen Maniago, municipaliste vénitien, est représentatif de cette dernière perspective :
« Par conséquent, la médiocrité est la condition essentielle et vraie de l’homme, et c’est seulement dans cette médiocrité que peut naître la Démocratie […] Mais qui est le médiocre ? C’est celui qui cultive ses terres loin des villes hautaines ou qui se dédie au progrès des sciences utiles, ou encore celui qui exerce un métier honnête pour gagner sa vie, qui mène une vie confortable sans luxe, une vie modérée sans pour autant mendier […] de cette manière, les passions qui rendent mauvaises, la grandeur et la misère, l’ambition et l’effort, finissent par perfectionner la morale et le talent du médiocre. » [64].
48. Le nouvel homme devait être actif, à savoir productif, capable de contribuer par son travail au bien-être de la société, par contraste avec les aristocrates qui passaient leur temps à gaspiller leur argent. Le fait de renoncer au luxe et de s’appliquer au travail était lié, le deuxième expliquant le premier. Le fait de renoncer au luxe engageait le citoyen à améliorer ses conditions d’existence pour atteindre un bien-être désormais conçu comme légitime. C’était justement la distinction entre « bon » et « mauvais » citoyen qui était essentielle dans les catéchismes républicains [65]. Si le mauvais citoyen appréciait l’oisiveté, le libertinage, et profitait des autres pour vivre mieux, devenant un poids pour la société et l’une des causes de corruption de ses mœurs, le bon citoyen préférait travailler, car – comme l’affirme Stefano Pistoja dans son Catechismo nazionale pe’ l popolo – « vouloir gagner sa vie et vivre à l’aise ne nuit à personne » [66]. Le travail – explique Onofrio Tataranni en 1799 dans son Catechismo nazionale pe’l cittadino – est aussi le moyen de changer de statut social, en améliorant ses propres conditions de vie [67]. Il est donc décrit comme quelque chose qui vise la prospérité nationale parce qu’il permet à chacun de développer son bien-être. L’accent est mis sur le croisement entre choix privés et effets publics de la consommation et sur l’utilité économique et sociale du citoyen. On n’oppose pas au noble de l’Ancien Régime, parasite improductif, tous les individus, mais seulement le nouveau citoyen qui, par la consommation fruit de son labeur ou de ses soins zélés de la propriété, contribue à créer le bien-être personnel et à constituer un stimulus économique pour la prospérité nationale [68]. Ce n’est donc pas seulement le fait d’être mâle qui confère à l’individu la capacité de représenter les intérêts de la nation révolutionnaire. Au contraire, l’idéal du « bon citoyen » républicain se réalise pour celui qui, grâce à sa compétence à bien gérer ses ressources, se différencie à la fois de l’aristocrate dilapidant son patrimoine et des indigents.
49. La signification attribuée à la notion de consommation comme élément de la définition de la citoyenneté semble évidente : la consommation modérée faisait les citoyens parce qu’elle représentait un choix moral de renoncement au luxe qui unissait les hommes laborieux désirant le bien-être et la félicité de la nation et les opposait à tous ceux qui en menaçaient la liberté et la prospérité. Il s’agit d’un langage qui identifiait dans les pratiques de la consommation, dans les choix personnels des individus, un élément d’appartenance publique et en même temps de prospérité nationale [69].
50. Tout en tenant compte des liens étroits entre la France et l’Italie qui, pendant le Triennat révolutionnaire, n’étaient pas seulement d’ordre politique mais également culturel et intellectuel, il est souhaitable de poursuivre des recherches comparatives afin de comprendre dans quelle mesure la réflexion italienne sur la citoyenneté découle de l’expérience française et de quelle manière les traits de l’« Homme » de la Déclaration des droits ont circulé pour atteindre l’Italie.
Cecilia CARNINO
Université de Turin
ceciliacarnino gmail.com