Remerciements [1]
Les esprits historiens,
Le spectacle du passé les pousse vers le futur, embrase leur courage de vivre et de lutter toujours plus longtemps, allume en eux l’espérance que le bien est encore à venir, que le bonheur les attend de l’autre côté de la montagne qu’ils sont en train de gravir. Ces esprits historiens croient que le sens de l’existence se dévoile progressivement au cours d’un processus ; ils ne regardent en arrière que pour comprendre le présent à la lumière du chemin déjà parcouru et pour apprendre à convoiter plus ardemment l’avenir ; ils ne savent pas combien, malgré toutes leurs connaissances historiques, ils pensent et agissent de manière non historique [2].
1. Dès la création des écoles de droit, l’obligation faite aux professeurs d’enseigner « dans l’ordre établi par le Code civil » [3] contribue à l’édification d’une culture juridique d’État [4]. Ainsi, lorsqu’un siècle plus tard, Henri Hayen vitupère contre « l’étude des codes, envisagés comme des sortes de dogmes intangibles et presque comme des livres saints » [5], il décrit une réalité qui est encore à l’œuvre en 1905 et qui, un siècle plus tard, fait toujours partie de la propédeutique inscrite au cœur des études juridiques.
2. C’est donc peu dire que, dès les premières années qui suivirent la codification, et particulièrement dans un contexte politique où la pérennité du Code civil était alors loin d’être assurée [6], les professeurs auront grandement contribué à élever ce qui est considéré aujourd’hui comme un monument du droit français. Leur zèle à vouloir restituer (ou à fabriquer) la cohérence et l’unité du code ne relève pas de la légende. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour reconnaître que l’énergie qu’ils ont déployée pour dégager des principes directeurs ou rechercher l’esprit par-delà la lettre du texte, a pu favoriser la lente émergence d’une doctrine [7].
3. Encore faut-il préciser combien cette audace doctrinale était contrainte par le cadre très rigide dans lequel les commentateurs pouvaient exposer leurs idées. La loi prescrivait non seulement de suivre l’ordre du code, mais elle imposait également la dictée, reléguant le commentaire à l’espace que le professeur avait pris soin de libérer après la prise de notes. Nul doute par conséquent que le commentaire analytique effectué d’après la méthode exégétique ait ainsi contribué à façonner durablement les esprits. Pour les instituteurs de ce premier XIXe siècle, c’est précisément parce qu’« au début de leur carrière, les élèves qui n’ont pas de guide sont souvent découragés » [8], que l’exposé et le commentaire des articles dans l’ordre du code est nécessaire. Mais s’il constitue un préalable, il n’est jamais une fin en soi. Appliquée sans mesure,
cette méthode [est] dangereuse. L’élève lit un article, puis le commentaire qui l’explique ; ce travail fait, il passe à un second texte, et ainsi de suite. Qu’arrive-t-il alors ? L’élève a étudié et appris des règles isolées ; il sait des décisions, beaucoup de détails inutiles ou superflus qui n’ont pas besoin d’être appris, car ils sont des conséquences nécessaires de la combinaison des règles ; mais il ne possède pas les vues générales de la loi, son esprit ; il n’a point de doctrine, point de science : la science est l’harmonie des règles [9].
4. Au milieu du XIXe siècle, un professeur libre de droit témoigne ainsi de l’efficience d’une méthode d’interprétation dont les contours avaient été esquissés à l’occasion de la discussion préparatoire du Code civil :
Le droit civil, dans l’ordre établi par le Code civil, sera le premier objet de l’enseignement ; mais l’orateur [10] observe qu’il faut bien se garder de croire que la connaissance purement matérielle de ce code puisse former toute la science du droit [11].
Il s’ensuit qu’en cas de silence, d’obscurité ou d’insuffisance de la loi [12], le jurisconsulte devra exercer ses talents d’herméneute [13]. La science du droit s’est ainsi construite sur la base d’une méthode d’interprétation exégétique soutenue par des considérations d’un autre ordre, souvent subsumées sous la catégorie analytique du droit naturel. Cette herméneutique s’impose avec plus de force encore sous la Restauration et Mailher de Chassat en fait la clé de voûte de son Traité de l’interprétation des lois [14].
5. La lecture des cahiers, cours, manuels et traités publiés par les professeurs de droit, les avocats et les magistrats, dévoile les convictions jusnaturalistes [15] de la très grande majorité des jurisconsultes de ce temps. Mais les concessions au droit naturel que font les Berriat Saint-Prix [16], Burdet [17], Delvincourt [18], Demante [19], Demolombe [20], Duranton [21], Foucart [22], Fritot [23], Gérando [24], Lepage [25], Marcadé [26], Taulier [27], Toullier [28] –et tant d’autres encore–, ne les empêchent absolument pas d’enseigner conformément aux dispositions de la loi du 13 mars 1804, du décret du 21 décembre 1804 et de tous les textes qui ont réglementé la diffusion officielle des savoirs juridiques. L’exégèse des codes et autres dispositions légales, exercice aujourd’hui rabattu sur le positivisme, n’est pas un obstacle au développement d’une herméneutique façonnée par une axiologie matinée de foi chrétienne [29] et qui trouve dans la catégorie du droit naturel un puissant relais discursif.
6. Dans le premier XIXe siècle, on peut donc se livrer sans vergogne à l’exégèse des codes napoléoniens armé des convictions jusnaturalistes les plus pures. Être converti à la religion du droit naturel n’empêche pas non plus de moissonner –la chose est même fréquente– dans le champ du droit romain ou de l’ancien droit coutumier. Mais ce qui était évident pour un homme du premier XIXe siècle est devenu inacceptable pour un herméneute contemporain. Celui-ci a tant essentialisé la distinction droit positif-droit naturel qu’il ne peut plus concevoir le positivisme sans prononcer l’exclusion, corollaire et nécessaire, du jusnaturalisme [30]. Si aujourd’hui le premier ne peut s’affirmer qu’au détriment du second, un jurisconsulte du premier XIXe siècle considérait avant tout leurs rapports ; il ne pouvait concevoir que le droit positif ne fit pas corps avec le droit naturel. Aussi, tandis que les premiers commentateurs s’échinaient à penser leur complémentarité, les auteurs contemporains appréhendent-ils les deux termes de la distinction sous la forme d’une opposition radicale. Héritée en grande partie de la pensée juridique du XXe siècle, cette tendance réduit de manière considérable la portée heuristique d’une distinction qui ne semble donc plus être en mesure de fournir une grille d’intelligibilité susceptible d’expliciter l’orientation d’idées suivie par les jurisconsultes du premier XIXe siècle.
7. Les auteurs contemporains semblent d’ailleurs en avoir pris acte. Alors que, dans leur dernier ouvrage [31], F. Audren et J.-L. Halpérin ne mobilisent plus la distinction droit positif-droit naturel, celle-ci ne se retrouve plus qu’en de très rares occasions sous la plume de P. Jestaz et C. Jamin. Quoique ces derniers ne nient pas l’omniprésence du droit naturel dans les introductions ou le corps des commentaires et traités, ils considèrent toutefois qu’il n’est « d’aucun secours » pour l’intelligence des auteurs du premier XIXe siècle. Ils vont même jusqu’à estimer que ceux qui encombrent leurs introductions de la distinction droit naturel-droit positif « s’inscrivent au fond dans une tradition positiviste » [32].
8. Cette tendance à rabattre ainsi le droit naturel sur le droit positif est peut-être moins l’expression d’une volonté de souligner la faible portée heuristique de cette séculaire distinction, que le signe d’une certaine dépréciation de la philosophie spiritualiste qui semble –mais c’est un faux semblant– ne plus faire recette aujourd’hui [33]. Si certains ont ainsi pu considérer que cette « philosophie superficielle […] ne tiendrait pas un instant devant un tribunal de philosophes » [34], la lecture des jurisconsultes du premier XIXe siècle révèle le caractère péremptoire d’une telle affirmation. Il se pourrait bien en effet que les propos de Lerminier, Troplong, Oudot, et consorts prennent tout leur sens pour qui veut bien les mettre en résonnance avec la philosophie promue par leurs contemporains Cousin, Damiron, Jouffroy et consorts [35]. Ceux qui ont cherché à caractériser cette philosophie usent généralement à son endroit de deux qualificatifs : spiritualiste et éclectique.
9. Si leur réunion dans le syntagme « spiritualisme éclectique » a plutôt tendance à en obscurcir le sens et le contenu, elle n’en diminue pas pour autant l’efficace d’une philosophie qui dévoile les arcanes de la pensée juridique du premier XIXe siècle. On la retrouve par exemple à l’œuvre, quelle que soit la longueur des développements que les cours, traités et manuels consacrent aux questions du droit naturel et de la justice, dans la banale distinction du droit et de la loi. La philosophie spiritualiste guide alors l’herméneutique juridique, que les jurisconsultes –qu’ils soient professeurs de droit, magistrats ou avocats–, s’en réclament ou non. Le magistrat Troplong affiche ainsi clairement ses convictions spiritualistes [36]. L’historien du droit Laferrière loue la philosophie de Proudhon, ancien président de la cour de Nancy, en ce qu’elle est l’expression du « spiritualisme de l’école moderne dans toute sa chaleur et son élévation » [37]. Le civiliste Taulier, professeur de droit à Grenoble, dit sympathiser avec le spiritualisme [38]. Son homologue parisien Auguste Valette prétend que ses contemporains sont sous le charme d’un enchantement : il écrit en effet avoir
trouvé dans le commentaire sur le code civil [de Troplong] des traces de cette langue mystique et obscure que l’on décorait du nom de philosophie vers la fin de la Restauration et que nous applaudissions beaucoup alors sans comprendre, et peut-être même un peu parce que nous ne comprenions pas [39].
10. L’efficace d’une philosophie ne se mesure donc pas seulement à la conscience ou à la compréhension plus ou moins claire que l’on peut en avoir. Sa diffusion opère le plus souvent aux dépens des acteurs diversement informés du discours juridique. Elle produit même parfois de redoutables effets d’aubaine, à l’instar de ce que l’on peut trouver dans la neuvième livraison de la Revue Wolowski : tandis que l’avocat général Hello se livre avec enthousiasme à un exercice biographique dans lequel le spiritualisme chrétien de Portalis marque chaque page [40], le périodique poursuit avec le compte-rendu partiel d’une thèse consacrée à « l’influence du christianisme sur le droit » [41]. Il publie ensuite un manuscrit inédit de Klimrath consacré à l’histoire du droit public et privé de la France dans lequel il est encore question « du christianisme » [42]. À peine le lecteur a-t-il repris ses esprits que Massot, procureur du roi à Perpignan, mobilise Portalis pour fonder la distinction du droit et de la loi [43], autorité qui lui permet d’asséner comme une vérité d’évidence que « notre droit procède de l’évangile » [44]. Et si, d’aventure, le lecteur avait encore quelque doute sur l’orientation spiritualiste de cette revue, ses éditeurs lui offrent les prolégomènes d’un cours de droit public et administratif dans lequel la philosophie de Victor Cousin apparaît comme le soutien naturel du spiritualisme chrétien de Laferrière [45].
11. Le phénomène est d’une telle ampleur que ceux-là mêmes qui semblent ignorer la philosophie contribuent à sa diffusion. Ainsi, alors même que Demolombe écrit ne pas vouloir s’engager dans une « vaine discussion philosophique » [46], ses options herméneutiques témoignent de son attachement au spiritualisme qui domine son temps [47]. Dans un tel contexte, l’efficace de la philosophie passe moins par la rigueur logique d’un raisonnement ou la violence d’un discours partisan que par une distinction qu’on estimera élémentaire ou anodine. Elle passe aussi par des lieux et des pratiques qui lui permettent de convertir en actes les mots et les concepts qu’elle mobilise. C’est pourquoi, bien que ce ne soit pas son objet, cette étude demeure tributaire d’une histoire matérielle des facultés de droit, des tribunaux et de l’édition juridique. Par-delà les idées et les engagements politiques des hommes du premier XIXe siècle, l’histoire matérielle permet en effet de décrire les modes de production et d’acquisition du savoir juridique, ses modalités de circulation, autant que les acteurs, les moyens et les matériaux qui permettent d’en assurer la diffusion [48]. Cet aspect de la question ne sera certes pas développé ici, mais il n’en demeure pas moins essentiel pour cerner l’efficace d’une culture dans le façonnage d’une représentation commune du droit.
12. Si le spiritualisme éclectique a donc pu s’imposer par la « neutralisation des polarités idéologiques » qui pouvaient encore être en tension sous l’Empire et opérer ainsi une « dévaluation des modèles concurrents » [49], il n’en demeure pas moins que, en dépit des différences qu’ils ont pu exprimer en raison des événements dictés par les reconfigurations incessantes du jeu politique ou les contraintes particulières des milieux professionnels dans lesquels ils évoluaient, les hommes du premier XIXe siècle partagent certaines valeurs qui déterminent leur représentation du monde et qui structurent leur perception du phénomène juridique. Et c’est pour ne pas se résoudre au fatum posé naguère par Philippe Rémy [50] qu’il apparaît désormais nécessaire de préciser les contours du spiritualisme éclectique et d’en identifier les principales lignes de force.
13. Il ne s’agira certes pas ici de prétendre en épuiser la complexité, ni d’en restituer toutes les subtilités. L’analyse eût été certes plus étoffée si elle avait pu donner un plus grand écho aux travaux de certains philosophes, tels que Georges Navet ou Patrice Vermeren. Peut-être même eût-elle été plus complète si elle avait pu prendre en compte la manière dont les philosophies de l’histoire de Vico, Leibniz, Hegel ou Savigny avaient été reçues sur le sol français, et de quelle façon la philosophie du droit avait distillé les écrits de Kant ou de Bentham. Mais c’eût été s’engager dans des impasses et être confronté à des obstacles épistémologiques insurmontables. Ce type d’exercice oblige en effet trop souvent à mobiliser les réquisits d’un champ lexical (« influence », « réception », « transfert », « circulation ») qui postule l’action, positive et conséquente, d’une pensée, circonscrite pour l’occasion, sur un biotope intellectuel, politique ou culturel généralement saisi de manière évanescente.
14. Plutôt que de risquer l’édification d’un récit miné par des considérations idéologiques savamment orchestrées, le parti-pris méthodologique adopté ici permet de réduire autant qu’il est possible la portée heuristique de certaines catégories analytiques –telles que l’« école de l’exégèse » ou la distinction « droit naturel/droit positif », pour ne prendre que ces deux exemples– afin de pister les manifestations positives du spiritualisme éclectique. Cette option herméneutique a également pour vocation de tenir à distance le mouvement historiographique qui tend à caractériser le premier XIXe siècle par les enjeux politiques qui le traversent. Si cette approche participe à l’intelligibilité de cette période, elle fixe parfois les auteurs et leurs pensées dans des jeux d’opposition qui ne permettent pas toujours d’identifier les valeurs qu’ils ont en partage et qui peuvent déterminer l’édification d’une culture juridique commune. Ainsi par exemple, bien que la pensée contre-révolutionnaire et celle des partisans d’une réaction théocratique ne constituent pas l’objet direct de cette étude, la vision du droit soutenue par leurs représentants pourrait, dans le cadre analytique ici proposé, résonner d’une troublante manière avec celle des réformateurs sociaux et des principaux artisans du spiritualisme éclectique.
15. Chacun collabore en effet à l’édification d’une pensée juridique entée sur la promotion des valeurs spiritualistes et le rejet consécutif de tous les avatars du matérialisme philosophique. Cette tendance lourde du premier XIXe siècle participe d’une culture diffuse qui s’appuie sur la foi chrétienne et sur une communauté de sentiments, de valeurs et d’expériences soutenue par une philosophie de l’histoire très caractéristique. Portée par les professeurs de droit, les avocats ou les magistrats, on en piste la trace à toutes les étapes de la formation intellectuelle des jurisconsultes ; elle niche même de manière ingénue dans certains mémoires pour le concours de doctorat et peut alors être donnée en exemple dans les discours de rentrée prononcés par les doyens des facultés de droit :
la plus grande erreur qui puisse arrêter la marche de la civilisation et détourner vers le mal ce mouvement qui a le bien pour objet, c’est de séparer, comme on l’a fait trop souvent, la notion de devoir et celle de droit […] mais l’action divine plane au-dessus des événements et des institutions, et dirige l’humanité comme par la main [51].
16. Cette main invisible, de si célèbre facture, n’est donc pas le privilège de la science économique naissante : elle est aussi au cœur d’une science juridique qui préfère prendre à témoin l’histoire et la philosophie, plutôt que la forme, nécessairement contingente, du régime politique. Quelques qu’aient pu être en effet leurs convictions et leurs aspirations politiques, les hommes du premier XIXe siècle ont à penser l’irruption de l’événement historique dans le cours d’une destinée humaine qu’il s’agit de mettre à l’épreuve du bon sens et de la raison. À ce titre, les récits construits par les philosophes et les jurisconsultes prennent la forme d’une théodicée, seul modèle pertinent pour penser les épisodes de la Révolution et de l’Empire en les incluant dans un schéma d’évolution positif. Le substrat axiologique du récit historique se déploie alors sur un mode téléologique car il permet d’articuler la question des valeurs spiritualistes avec celle du destin de l’humanité en général, et celui de la France en particulier [52].
17. Pour les jurisconsultes du premier XIXe siècle, l’histoire a donc un sens et une fin car le progrès des institutions humaines répond nécessairement aux desseins de la providence. La conception du droit s’en trouve dès lors profondément affectée et sa définition demeure bornée par un même horizon de sens. Si on le trouve déjà en puissance sous la plume de Gérando (I), les écrits des publicistes, civilistes, criminalistes, historiens et philosophes du droit, attestent l’existence d’un socle épistémologique commun (II) qui détermine le renouveau herméneutique consécutif à l’irruption des codes napoléoniens (III).
I. Gérando, un cas d’école
18. Il ne s’agit pas de prétendre ici que Gérando ait pu faire école. La trajectoire d’un individu est toujours irréductiblement singulière. Aussi les tentatives de l’enrôler sous la bannière d’une école de pensée [53] ou d’une identité politique [54] sont-elles vouées à ne saisir qu’un fragment d’une personnalité riche d’une expérience à nulle autre pareille [55]. Tout au plus peut-on faire remarquer qu’il appartient à une génération qui est âgé d’une petite vingtaine d’années lorsque 1789 survient. Il a donc été à l’école de ce qui reste de la philosophie du XVIIIe siècle en ce moment décisif de sa formation intellectuelle que fut la Révolution. Déterminant à plus d’un titre, cet événement le conduira à affirmer plus franchement ses convictions religieuses sous des régimes (Empire, Restauration) devenus plus propices à leur libre expression.
19. Il serait trop ambitieux de vouloir faire ici état de la manière dont les événements qui ont jalonné la vie de Gérando lui ont permis de formaliser les idées forces autour desquelles il a pu structurer sa pensée. Se livrer à cet exercice de biographie intellectuelle n’aboutirait au demeurant qu’à révéler la singularité d’un itinéraire. Aussi apparaît-il plus pertinent pour notre propos d’inscrire la philosophie de Gérando dans la perspective des discours qui animent les philosophes et les jurisconsultes du premier XIXe siècle. Dès lors, plutôt que de s’en remettre à la masse colossale de ses écrits, il semble plus opportun de s’attarder sur la manière dont ses biographes ont cherché à lui assurer une postérité en inscrivant les entrelacs de ses expériences et de sa pensée dans le grand récit historico-philosophique esquissé par les penseurs les plus influents de son temps (Cousin, Guizot, Jouffroy, Damiron).
I.1. Contemporanéités
20. Au moment où les biographes de Gérando prennent la plume, le monde intellectuel parisien est sous l’emprise d’une mythologie qui cherche à reconstruire le mouvement historique des idées pour le faire aboutir, du moins en France, à la philosophie de Victor Cousin [56]. Dans un article qui paraît en 1825 et signé PNDG [57], Stendhal écrit en effet que
le parti spiritualiste s’élève rapidement et sera probablement dans deux ou trois ans le parti régnant. [...] Le jeune écrivain qui débute dans la carrière et qui veut être considéré à Paris, et peut-être acquérir un peu de gloire, doit porter aux nues Platon, Proclus, Kant, Schelling, etc., etc., dénigrer Condillac et Cabanis, et essayer de faire insérer ses articles dans Le Globe [58].
L’écrivain grenoblois, qui connaissait bien le milieu intellectuel parisien de la Restauration, raillait ici les « cousinistes » tout en prophétisant leur prochaine célébrité [59]. Il avait vu juste : Jouffroy devait bientôt la conquérir par un article paru dans Le Globe [60] et Damiron faire de même en rédigeant une monumentale histoire de la philosophie conçue sous la forme d’un panégyrique élevé à la gloire de Victor Cousin [61].
21. Il faut dire que l’édification d’un mythe autour de la personne de Cousin demande alors peu d’imagination, tant ce dernier cherche à mettre en scène [62] une vie qui, à bien des égards, fut romanesque [63]. À 21 ans, il est chargé de conférences à l’École normale où ses premiers élèves, à peine plus jeunes que lui, sont de la trempe des Jouffroy et Damiron. À 23 ans, Royer-Collard le « choisit pour le suppléer dans son enseignement public : il devait y donner, jusqu’en 1820, une première série de cours, très suivis, qui suscitèrent immédiatement l’opposition des conservateurs et des cléricaux » [64]. Le cours de Cousin [65] est bientôt suspendu. Condamné à l’exil à Berlin, il y rencontre les intellectuels les plus en vue (Schelling, Hegel, etc.) et entretient avec eux une correspondance suivie [66]. Pendant ce temps, en France, ses plus fidèles disciples, Jouffroy et Damiron –qui ont vu également d’autres maîtres, Royer-Collard et Guizot, être chassés de l’université–, reprennent le flambeau dans Le Globe, journal qui deviendra le fer de lance de la jeunesse libérale jusqu’en 1830 [67]. Malgré une trajectoire qu’on aimerait croire dissidente, Cousin gravit rapidement les échelons et finit par occuper des fonctions de premier rang [68] :
alors se produisit une situation étrange qui n’était pas sans danger. Il se fit plus qu’une alliance entre les hommes d’État et la philosophie. Les philosophes étaient devenus eux-mêmes hommes d’État [69].
C’est peu dire qu’en occupant des positions aussi stratégiques, la doctrine de Cousin pût être diffusée avec d’autant plus de facilité qu’il avait été élevé au rang de grand prêtre du prêt-à-penser par une élite intellectuelle parisienne qu’il avait formée dès les premières années de la Restauration [70].
22. La pensée de Cousin se présente ainsi comme le produit d’une interprétation de l’histoire de la philosophie qui avait vocation à légitimer la tentative, certes peu scientifique mais tout à fait adaptée à la configuration politique de son temps, de recueillir les éléments positifs de toutes les doctrines et de chercher à les concilier. C’est de cette manière que, dans la seconde leçon du cours de 1818, il avait exposé le mouvement des idées au XVIIIe siècle :
le dernier siècle se partage en deux grandes écoles, toutes deux exclusives et toutes deux incomplètes ; d’une part celle de Locke, de Condillac et de leurs disciples ; de l’autre, celle de Reid, de Kant et de leurs partisans. La première ne considère la pensée ou le Moi humain que comme une sorte de reflet du monde matériel, incapable de rien créer par lui-même ; la seconde considère le Moi comme tirant toutes les idées de son propre fonds, et constituant le monde extérieur par son activité intellectuelle. Nous pensons qu’une analyse plus approfondie de l’intelligence eût fait découvrir que le Moi n’est ni le simple esclave du monde matériel, ni le créateur du monde. Indépendamment de la sensation qui assujettit le Moi au monde physique, indépendamment de la volonté qui le rend maître de lui-même, il existe un troisième élément : […] [une] raison impersonnelle, qui n’est ni l’image du monde sensible, ni l’œuvre de ma volonté [71].
23. Pour surmonter « l’opposition des tendances philosophiques opposées, matérialisme subordonnant la conscience au réel et idéalisme subordonnant le réel à la conscience » [72], Cousin fulmine l’idée d’une « raison impersonnelle » qui gouvernerait le monde et les hommes. Cette posture le conduit à imaginer une forme de trinité sécularisée qui est la marque de l’hégélianisme de Cousin [73] et d’une croyance intime dans les mystères de la religion chrétienne. Ce mariage de la carpe et du lapin lui permet d’unifier religion et philosophie sur la foi d’un raisonnement qui est, en quelque sorte, la marque de fabrique de l’éclectisme. « Cousin explique en effet que la religion donne, sous la forme spontanée d’un sentiment ou d’un pressentiment [74], la représentation anticipée du véritable système de la réalité et de la pensée, dont il revient à la philosophie de donner, ultérieurement, un exposé complètement réfléchi » [75].
24. Cousin construit ainsi de toutes pièces une théodicée [76] qui trouve une résonnance d’autant plus considérable qu’elle est puissamment relayée par l’entreprise historiographique de son disciple et ami Philibert Damiron. À l’instar de Gérando, qui avait contribué dès 1804 à l’édification d’un grand récit qui devait dominer le premier XIXe siècle et même s’étendre bien au-delà, Damiron livre au public un Essai sur l’histoire de la philosophie en France au XIXe siècle (1828). Il y classe et hiérarchise les systèmes philosophiques qui étaient en concurrence au début du XIXe siècle. « Non seulement il distingue brutalement, une école sensualiste, théologique et enfin spiritualiste, forgeant à la suite de son maître Victor Cousin, des épithètes qui allaient traverser (et déchirer) le siècle, mais il est bien loin d’être neutre » [77]. Après avoir habilement associé les idéologues à la Révolution, et des penseurs tels que de Bonald, de Maistre ou Lamennais à la très catholique Restauration, il peut annoncer la venue d’un nouveau prophète : alors Cousin peut venir, annonçant l’orléanisme philosophique, « spiritualiste », en effet, mais sage, « éclectique » et avant tout stratégique, appuyant sa réfutation tranquille du matérialisme sur autre chose que la foi et le trône : sur la raison, le vrai, le beau, le bien. Telle est l’opération qui devait aussi mettre pour longtemps en péril l’appellation même de « spiritualisme », peut-être jusqu’à ce que Ravaisson, qui en avait été exclu, lui donne un tout autre sens dans son rapport [78]. En procédant de la sorte, Damiron relègue Gérando au rang de penseur « isolé et sans lien », qui n’a guère « qu’implicitement [annoncé] la pensée de l’éclectisme » [79].
25. La partialité d’une telle présentation, qui relève moins de l’histoire que du récit mythologique [80], explique que les biographes de Gérando se soient employés à lui redonner la place qu’il méritait dans la vaste entreprise de restauration philosophique, morale et religieuse qui opère à partir de 1815.
I.2. Orientations biographiques
26. Confrontés à l’entreprise raisonnée de préemption du champ intellectuel par Cousin et ses disciples, la nièce et l’exécuteur testamentaire de Gérando cherchent à le repositionner dans le giron de la philosophie officielle. Utilisant les catégories conceptuelles de Damiron, Octavie Morel entend démontrer que « le spiritualisme était la tendance naturelle de toutes les pensées » [81] de son oncle. Il lui importe alors de dévoiler le cœur d’une philosophie cohérente et unitaire [82], structurée par une foi indéfectible [83]. Cette présentation lui permet d’affirmer que « M. de Gérando est donc de l’école éclectique » [84].
27. Un tel effort de réhabilitation ne peut se comprendre que dans un contexte où Damiron s’est employé, et avec quelle efficacité, à faire de Cousin le principal artisan de la restauration philosophique. Aussi les biographes du baron tentent-ils de démontrer que Gérando, et non Cousin, fut le premier porte étendard de ce mouvement [85]. Cette action en recherche de paternité intellectuelle ne peut toutefois aboutir qu’à condition de lui délivrer un certificat d’orthodoxie chrétienne. Alors que Cousin ne présente pas les meilleures garanties de ce point de vue [86], Gérando, lui, semble n’avoir jamais failli dans sa foi. Si la notice sur la vie et les travaux de Gérando rédigée par Mignet, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, préfère mettre l’accent sur ses idées philosophiques [87] et ses nombreuses distinctions académiques, les travaux d’Octavie Morel et de Bayle-Mouillard, qui sont respectivement ses nièce et exécuteur testamentaire, contiennent de précieuses informations pour qui souhaite pénétrer plus avant les arcanes de la pensée du baron. L’essai d’Octavie Morel sur la vie et les travaux de Gérando (1846) répond à tous les canons de l’hagiographie. Alors que Mignet se contente de qualifier Gérando de « philosophe chrétien dont les idées ne [l’avaient] pas privé de ses croyances » [88], la nièce du baron affiche d’emblée sa volonté « de faire connaître la vie de son âme » [89]. Elle juge bon, par conséquent, de présenter les actes et les pensées de Gérando à la lumière de son engagement catholique : « animé d’une foi vive et sincère, il porta sa méditation sur les vérités de la religion, dont les bases fondamentales se lient si étroitement aux études philosophiques » [90]. La vocation du baron étant « d’expliquer la parole de Dieu » [91], sa philosophie, enseignée dès 1800-1801 [92] par celui qui se dit « religieux par conviction » [93], est une invitation au perfectionnement moral [94] : « M. de Gérando ne comprend la vertu que lorsqu’elle est étroitement unie à la religion, fondée en elle pour ainsi dire, et ne formant qu’un seul tout avec elle » [95].
28. Nul doute en effet que ses convictions religieuses aient pu surgir et se renforcer à l’occasion d’épisodes remarquables qui ont jalonné son itinéraire personnel. Il est significatif à cet égard que tous ses biographes aient cru bon de rapporter la même anecdote : aux dires de ses premiers précepteurs, Gérando apparaît « comme un enfant sans intelligence » [96], élément qui conduit ses parents à le confier aux oratoriens de Lyon. Gérando trouve alors l’estime de lui-même chez ces bons pères qui lui inculquent les principes élémentaires de la morale chrétienne. Pendant ces premières années souvent décisives dans la formation d’une pensée, la foi du jeune homme est mise par trois fois à l’épreuve. Une grave maladie le conduit à passer un pacte avec Dieu. En échange de son complet dévouement, il le prie de l’épargner [97]. Sensible à cette « intention providentielle [par laquelle] Dieu approche du tombeau les âmes d’élite […] pour qu’elles comprennent mieux le but véritable de la vie » [98], le « jeune mourant » [99], une fois rétabli, acquittera son dû. Engagé dans la révolte fédéraliste de Lyon, il est sauvé par un sergent philanthrope et fait prisonnier. Alors qu’il encourt la condamnation capitale, il échappe « à une mort certaine » [100] en étant de nouveau secouru par son ange gardien. Un biographe commente : « Dieu voulu conserver sa vie pour la donner en exemple aux hommes » [101]. Si on ajoute, qu’engagé dans les armées de la Révolution, il est cette fois-ci épargné par un commandant qui facilite son évasion [102], on a quelques raisons de penser qu’à l’aune d’une foi religieuse bien trempée, il ait fini par subsumer sa condition de survivant sous le statut d’élu de Dieu.
29. On doit également faire état des instants décisifs qu’il partagea avec son ami Camille Jordan, à qui il doit d’avoir été introduit dans un cercle intellectuel très influent et composé de ces « hommes favorables aux principes de 1789 mais contraires aux doctrines comme aux excès de 1793 ; conservant le regret de la royauté tout en affectant le respect de la république » [103]. C’est en effet dans le contexte si particulier du Directoire que la pensée de Gérando prend une orientation décisive : les circonstances politiques l’ayant contraint à l’exil, le voici, accompagné de son complice Camille Jordan, étanchant sa soif de connaissances et tenant un journal dans lequel il consigne ses lectures et ses états d’âme. Gérando, qui « avait la maîtrise de la langue allemande » [104], initie son ami à la pensée kantienne, tandis que Jordan le forme « à la connaissance des meilleurs auteurs britanniques, et surtout à celle de l’école des philosophes d’Écosse, que M. de Gérando par sa tendance personnelle avait le plus d’intérêt à étudier » [105].
30. Ces quelques éléments biographiques éclairent la formation intellectuelle de Gérando et permettent d’expliquer la place qu’il occupe au sein de la société philosophique, et bientôt politique, à laquelle participent des personnalités telles que Mme de Staël et Benjamin Constant, Chateaubriand, ou encore Royer-Collard. Si ce petit groupe d’hommes et de femmes influents constitue un corps aussi peu homogène que celui des idéologues qui officient alors au sein de la société des observateurs de l’homme [106], cette conjonction de subjectivités éclaire les orientations d’une pensée caractéristique de ce « moment 1800 » dominé par la montée en puissance des lumières écossaises, et notamment de Reid [107], l’avènement français de la philosophie allemande, particulièrement celle de Kant [108], et le déclin progressif de la philosophie de Condillac et de ceux que l’on présentait alors comme ses héritiers : les idéologues. Nul doute que, spécialement sur ce dernier point, l’action de Gérando se soit révélée décisive [109] et qu’avec lui la voie d’une interprétation matérialiste de la pensée du célèbre abbé dauphinois ait été sacrifiée sur l’autel d’une subjectivité façonnée par le spiritualisme chrétien. On sait en effet grâce à Bayle-Mouillard que la lecture que Gérando fit de Condillac à Givors fut à l’origine d’une crise qui le conduisit au scepticisme [110]. Il est certain, en revanche, que la foi de Gérando constitua une digue salvatrice qui permit de le préserver de la « tentation matérialiste » et de ramener « Camille Jordan à la conviction religieuse » [111]. Gérando put ainsi dépasser « la triste influence qui conduisait au scepticisme » [112] et se « débarrasser des fausses maximes de Condillac » [113] afin de préparer sereinement l’avènement de la « vraie philosophie ». Cette « philosophie expérimentale [...], enseignée sous une forme historique [et gage] d’un éclectisme sérieux » [114], permettait à Gérando de considérer l’existence de Dieu comme un « témoignage des sens » [115].
31. En posant l’existence de Dieu, non comme le produit d’une démonstration rationnelle, mais comme une sorte d’évidence sensuelle, Bayle-Mouillard fait d’une pierre deux coups. Cette présentation lui permet tout d’abord d’éloigner Gérando de tous ceux qui, à l’instar de Maistre, Bonald ou Lamenais, sont certes animés d’une profonde foi religieuse, mais dont les prises de position semblent nuire à la cause chrétienne en raison du caractère intransigeant de leur doctrine [116]. Mais cette présentation lui permet surtout de casser l’association, construite sur la foi du grand récit orchestré par les historiens de la philosophie du premier XIXe siècle, entre sensualisme et matérialisme. Au prix d’un geste herméneutique contestable mais qui fit pourtant le succès de certains mythologues du XIXe siècle [117], il est en effet possible d’esquisser une généalogie qui, partant de Condillac pour aboutir aux idéologues, embrasse la pensée de Gérando. Si celui-ci est associé à ceux-là, leurs adversaires politiques et philosophiques ont souvent cherché à présenter les idéologues comme les héritiers de la philosophie matérialiste des Lumières. Quoique parfois fragile d’un point de vue philosophique, cette généalogie n’avait en l’occurrence d’autre but que de disqualifier une philosophie à laquelle certains cherchaient par ailleurs à imputer les pires maux de la Révolution. Aussi idéologie, sensualisme et matérialisme étaient-ils associés dans une même condamnation. Damiron le savait mieux que personne car, après avoir fait observer que les premiers ouvrages de Gérando pouvaient figurer sous la bannière de « l’école idéologique », il s’empressait d’ajouter :
si cependant l’on inférait de là qu’il a partagé l’opinion matérialiste de quelques-uns des partisans de cette école, on se tromperait ; quoi qu’il n’ait nul part expressément traité la question de la nature de l’âme, ce que d’ailleurs ses sujets n’exigeaient pas, il en a néanmoins en plus d’un endroit reconnu et indirectement démontré la nature simple et spirituelle : il est partout spiritualiste [118].
32. On mesure déjà combien, en 1828, le matérialisme pouvait faire figure de repoussoir et permettait de jeter l’anathème sur tout penseur qui, de près ou de loin, avait pu s’être acoquiné de cette philosophie impie [119]. Car il va de soi que l’ardente foi chrétienne s’accompagne d’une sainte détestation du matérialisme philosophique. Sur ce registre, Octavie Morel, nièce de Gérando, se montre particulièrement pugnace en cherchant à faire de son oncle le premier chevalier de la cause catholique. Pour cette hagiographe passionnée, la volonté sans cesse réaffirmée de « combattre le génie du mal sous quelque forme qu’il se présente » [120] fait de Gérando le premier à avoir pourfendu le matérialisme jugé odieux qui sévissait à l’époque des Lumières :
qu’on se reporte par la pensée à l’époque à laquelle M. de Gérando a écrit ses premiers ouvrages, à cette époque de doute et de destruction, où le scepticisme gagnait toutes les classes de la société et devait naturellement conduire au matérialisme ; car lorsqu’on doute de toute chose, on est bien forcé, cependant, de croire à la matière qui tombe sous les sens ; alors on reconnaîtra que M. de Gérando a dû se frayer une route à lui, et occuper une place bien distincte parmi les philosophes de cette époque, en jetant ainsi au milieu d’eux les bases de l’école spiritualiste [121].
33. Investie par une force mystérieuse, notre hagiographe peint le tableau de l’histoire des connaissances humaines en des termes qui résument en peu de mots ce que Damiron avait mis un ouvrage entier à articuler :
la morale facile d’Épicure, le doute pyrrhonien, achèvent de détruire le bel édifice élevé par Platon et Aristote [...] Les pères de l’Église relèvent l’ancien édifice et complètent la philosophie par le culte religieux [...], mais au XVIIIe siècle la belle unité de la religion et de la science [fut attaquée]. La philosophie abandonnée au scepticisme, retomba dans la décadence [...] Les doctrines du matérialisme trouvèrent seules des adeptes, des croyants, et le XVIIIe siècle eut ses philosophes athées. Telle était la tendance générale des études philosophiques lorsque M. de Gérando publia ses premières œuvres [122].
34. L’histoire de la philosophie aura ainsi ses héros. Elle aura aussi ses parias dont on juge souvent opportun de taire le nom. À l’Empyrée, les Platon et Aristote, Descartes et Kant, pléiade d’auteurs qui forment encore le cœur du programme académique enseigné en classe de terminale ; au Tartare, les Épicure et Pyrrhon, et tous les inconnus illustres qui, à l’instar des Helvétius, La Mettrie, d’Holbac ou Diderot, incarnaient pourtant la philosophie la plus radicale du siècle des Lumières. Difficile par conséquent de refuser à Gérando l’honneur d’avoir jeté les bases d’un « spiritualisme rationnel » que Damiron rangera opportunément sous la bannière de l’école éclectique [123].
35. Dans la conquête biographique de la postérité de Gérando, l’hagiographie d’Octavie Morel rallie les analyses plus fines de son exécuteur testamentaire. Bayle-Mouillard critique en effet la ségrégation opérée par Damiron entre les différentes écoles philosophiques en démontrant par exemple que la philosophie de Condillac « pouvait, suivant la pente des esprits, amener au matérialisme ou conduire à l’idéalisme » [124]. Il poursuit sa démonstration en faisant observer que beaucoup de penseurs qui se réclamèrent par la suite de Condillac [125] « mirent à l’écart ses démonstrations répétées de l’immatérialité de l’âme » [126]. Cette manœuvre était d’autant plus astucieuse qu’elle permettait d’inscrire Condillac dans une mouvance spiritualiste, option qui offrait la possibilité non seulement de critiquer le rattachement de Condillac et de ses disciples à l’école sensualiste, mais encore de présenter Gérando comme un précurseur qui avait entrepris « de se débarrasser des fausses maximes de Condillac » [127]. Après avoir une nouvelle fois épinglé le manque de perspicacité de Damiron à l’égard de la philosophie de Gérando [128], Bayle-Mouillard peut donc conclure que le baron « avait donné le signal de la philosophie expérimentale au spiritualisme et enseigné sous une forme historique un éclectisme sérieux » [129].
36. Par-delà la volonté déployée pour donner à la postérité une image plus conforme à la pensée de Gérando, force est de constater l’importance du spiritualisme éclectique dans ce premier XIXe siècle. Tandis que Damiron s’emploie à le protéger de la critique en faisant valoir que, s’il cherche à concilier les contraires, l’éclectisme n’est pas un syncrétisme [130], Gérando a su tirer un admirable profit de circonstances politiques qui ne lui étaient pourtant pas toujours favorables pour promouvoir un éclectisme qui était tout à la fois une philosophie et une méthode historique. Nul doute, dans ces conditions, que la conception du droit, qu’il allait avec tant d’autres contribuer à imposer, ait pu en être durablement affectée.
II. Dans les pas de Gérando : les cas du publiciste Foucart, de l’historien Laferrière, du philosophe du droit Lerminier, du civiliste Taulier, du criminaliste Ortolan, de l’avocat Marcadé, des magistrats Dupin et Troplong [131]
37. À proprement parler, tous les jurisconsultes susnommés n’ont pas marché dans les pas de Gérando, ni entendu faire de lui un guide spirituel. Certains ne s’y réfèrent que de manière marginale, mais tous partagent avec lui un même horizon de sens et de valeurs. Si l’on devait reprendre à notre compte les catégories analytiques qui sévissaient alors, on pourrait toutefois écrire qu’ils ont été à l’école de Gérando [132]. Certains d’entre eux d’ailleurs, tels Foucart et Laferrière –qui a aussi pu suivre avec beaucoup d’intérêt les cours de Cousin à la Sorbonne [133]– ont pu assister, en compagnie de Salvandy, Cotelle, mais aussi Hugo, Michelet ou Balzac, aux premiers cours que Gérando délivra dans la chapelle désaffectée de l’église de la Sorbonne [134]. Au reste, si l’on prend le mot dans son sens étroit, la génération qui a fait son droit à Paris sous la Restauration a été également à l’école des Berriat Saint-Prix, Delvincourt, Portets, Blondeau, etc.
38. Plus encore que par l’enseignement qu’ils ont suivi, Foucart, Laferrière, Lerminier et consorts ont été marqués par des événements et des doctrines qu’il est difficile d’étiqueter, du moins si l’on en croit l’usage immodéré de suffixes mis à la disposition de ceux qui chercheraient à en prendre la mesure (libéralisme, romantisme, spiritualisme, éclectisme, positivisme). Aussi, plus encore qu’à celle de leurs maîtres, les jurisconsultes ont-ils été à l’école d’un temps qui a façonné la culture juridique comme une rivière creuse son lit. Par-delà le relief singulier des objets de pensée propres à chaque auteur, la topographie intellectuelle qui prévaut alors dans les milieux juridiques présente une grande homogénéité.
39. Parmi les nombreux témoins que l’on pourrait convoquer pour sensibiliser le lecteur au mode de pensée qui avait alors cours, le doyen Foucart [135] est un guide précieux. Ce publiciste présente en effet l’intérêt de faire très ouvertement état de convictions qui peuvent s’avérer surprenantes pour qui n’est pas familier de la littérature juridique du premier XIXe siècle : « On pourrait penser que toute allusion à Dieu serait exclue des travaux d’un publiciste, né sous le Directoire, qui écrit en France entre 1835 et 1855. Il n’en est rien » [136]. La surprise dont fait ici état J. G. Guglielmi [137] témoigne du poids des représentations portées par la vulgate historiographique qui associe le premier XIXe siècle au positivisme et à l’exégèse. Une fois de plus, la réalité historique s’accommode mal des instruments analytiques avec lesquels on cherche à la saisir. Les termes d’exégèse ou de positivisme semblent en effet impropres lorsqu’il s’agit de caractériser ce qui trame la pensée juridique des premières décennies du XIXe siècle. En bonne intelligence, le positivisme et l’exégèse devraient a priori exclure Dieu. Il n’en est rien. Cette figure tutélaire domine tout le champ de la science du droit. Elle gouverne les esprits et détermine les principes qui régissent l’herméneutique juridique. Avocats, magistrats, professeurs et étudiants en droit partagent ainsi les valeurs du spiritualisme chrétien, même si la force d’invocation du nom de Dieu varie d’un jurisconsulte à l’autre.
40. On pourrait penser à ce sujet que la mobilisation de cette figure rhétorique est plus fréquente et plus explicite sous la plume d’un contre-révolutionnaire que sous celle d’un libéral, mais les dernières lignes d’un livre phare de Lerminier attestent que Dieu fait de nouveau bon ménage avec la philosophie officielle :
Esprit universel des choses, toi que l’homme ne connaît que par le sien […] tu renouvelles ta face à des époques fatales […] tu es notre essence et notre fin […] ta volonté est la nôtre, tu nous fais travailler à l’accomplissement de tes desseins et des nôtres, tu nous attends à la fin des siècles, comme un grand roi qui, après avoir envoyé ses enfants s’illustrer dans la guerre, les reçoit dans son palais, glorieux et fatigués [138].
41. Terminer un ouvrage de philosophie du droit par une ode à l’esprit universel surprendra peut-être le lecteur contemporain, mais elle a pu passer inaperçue en un temps où il était courant d’invoquer ce
suprême législateur […], créateur et conservateur de toutes choses ; c’est lui qui a donné à la matière des lois tellement admirables, que le plus grand effort de l’esprit humain a été d’en dévoiler quelques-unes, et que sa plus grande jouissance consiste à les étudier [139].
Si les livres composés par les professeurs de droit fourmillent de références de cet ordre, la force de ce credo est telle qu’il va jusqu’à constituer un gage de crédibilité scientifique. Aucune des revues juridiques de ce temps, qu’elle soit publiée sur la place parisienne ou sur des terres plus provinciales [140], n’échappe dès lors à ce genre d’inclination. Dans le long compte-rendu qu’il livre pour la revue Wolowski du Cours de droit français suivant l’ordre du code de Duranton, Jamet, avocat à la cour royale, écrit :
La loi est d’origine céleste. Dieu est le grand justicier de l’univers. La religion fut la première législatrice des hommes. […] Que si aujourd’hui elle ne dicte plus, comme autrefois, les codes, elle les pénètre encore assez profondément pour que quiconque la méconnaîtrait ignorât un de leurs éléments essentiels. Un impie ne saurait être un grand jurisconsulte. Quelque chose d’étroit et de faux gâterait son mérite, et l’aridité de son âme frapperait ses enseignements de stérilité. M. Duranton est complètement exempt de ce défaut. Au début de son livre, il fait sa profession de foi […] La présence réelle de l’inspiration religieuse se reconnaît d’ailleurs à la constante moralité de son œuvre [141].
En écho lui reviennent les mots de Marcadé qui fait de Dieu le point d’Archimède de toute science :
Vouloir comprendre un art ou une science en laissant Dieu de côté, c’est vouloir résoudre un problème dont on a enlevé la principale donnée ; c’est vouloir s’expliquer le fonctionnement d’une machine en ne tenant pas compte du rouage le plus important [142].
42. Cette commune adhésion des jurisconsultes au credo judéo-chrétien conduit à promouvoir une certaine conception de l’homme, de son histoire et de l’intervention humaine dans le cours de celle-ci, laquelle n’est pas sans conséquence sur la conception du droit et l’usage que l’on peut espérer en faire pour que triomphent les valeurs spiritualistes auxquelles chacun est alors attaché.
II.1. Anthropologie, histoire et philosophie à l’aune du spiritualisme chrétien
43. Dans le concert des voix qui animent la pensée juridique du premier XIXe siècle, celle de Foucart donne toute la mesure de l’efficace du credo judéo-chrétien. La condition humaine y apparaît marquée par la déchéance consécutive au péché originel :
L’homme, déchu par la faute originelle [143], n’use trop souvent de sa liberté morale que pour satisfaire ses passions, et son intelligence obscurcie ne distingue plus les règles du vrai et du juste [144].
Cette tare ontologique rend assez peu enviable l’humaine condition, laquelle demeure malgré tout supportable comparée à une condition animale entièrement régie par l’instinct et, par conséquent, privée de toute liberté morale. Affectée par le péché originel –qui a consisté à cueillir imprudemment le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal–, l’intelligence de l’homme est néanmoins « obscurcie, […] et il erre au hasard au milieu des ténèbres de la barbarie. Tel est le triste sort de l’humanité » [145].
44. La corruption de l’homme ontologique fournit alors une grille d’intelligibilité qui permet d’expliciter le cours chaotique de l’histoire humaine et de fonder –de manière paradoxale, mais cathartique– une espérance qui, d’après les mots de l’avocat-général Hello, demeure « la compagne fidèle de la faiblesse [humaine] » [146] :
la cupidité [147] humaine a troublé le développement régulier du droit public ; l’homme a oublié Dieu et la loi naturelle qui lui avait été révélée dès l’origine du monde ; il a divinisé ses passions et n’a plus connu d’autres règles que le désir de les satisfaire. Le monde alors est devenu un champ de bataille où les sociétés comme les individus se sont efforcés de faire prévaloir les intérêts de leur cupidité. Au milieu des ténèbres du paganisme, on a vu l’homme s’arroger sur ses semblables un pouvoir que Dieu ne lui avait donné que sur les animaux. La force a remplacé le droit et fondé l’esclavage et la tyrannie. Enfin la lumière de l’évangile s’est levée sur le monde, et a fait briller de tout l’éclat d’une révélation nouvelle les principes que les passions avaient obscurcis [148].
Ce passage, qui sonne comme un écho du fameux préambule de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen [149], permet de construire, à partir du schème ontologique de l’oubli consubstantiel à la chute, une histoire humaine qui demeure certes marquée par une dimension eschatologique, mais qui laisse à l’homme une possibilité d’agir conformément au dogme théologique qui postule son intelligence et sa liberté. Aussi lui appartient-il de dénouer la chaine des temps pour renouer avec les principes qui gouvernent sa nature et qui président à sa destination. Et il revient aux hommes sages et vertueux de révéler ces principes à tous ceux qui auraient tendance à les oublier.
45. On comprend par conséquent pourquoi Foucart consacre une vingtaine de pages au rappel des « principes que les hommes ont suivis à leur insu dans les temps reculés, où ils possédaient encore l’innocence des mœurs et la simplicité du cœur » [150]. Reprenant à son compte le schème narratif de la Genèse, il considère que les lois du développement historique ont conduit l’homme à oublier sa nature première pour céder à des instincts primaires indignes de son humanité [151]. Aussi estime-t-il qu’il lui faut faire un effort pour, littéralement, se ressaisir : « L’homme doit donc s’efforcer, d’abord, de découvrir ces principes, de les dégager des nuages que l’ignorance et les passions répandent autour d’eux ; aussi, plus il est éclairé et moral, mieux il comprend sa nature et sa destination » [152]. Tout comme le publiciste Foucart, le civiliste Marcadé croit sincèrement que « Dieu a doué l’homme de facultés diverses par le développement desquelles celui-ci atteint ici-bas le but auquel il doit arriver » [153].
46. Cette variation sur le thème de la perfectibilité humaine, qui s’appuie sur la croyance en une nature corrompue, produit une philosophie de l’histoire tout à fait singulière. L’histoire humaine y apparaît bornée par un commencement, construit sur un mode mythique, et par une fin qui, en raison de la fonction eschatologique qu’on lui assigne, vient suspendre le cours du temps. Entre ces deux bornes, le devenir humain se déploie en suivant un cours qui, à première vue, peut paraître anarchique, mais qui en réalité –du moins est-ce alors la croyance qui prévaut– révèle l’action providentielle de Dieu. Pour Marcadé,
l’histoire nous montre Dieu par l’action providentielle qu’il exerce incessamment sur les masses humaines, qu’il conduit, à travers des crises toujours renaissantes (méritées par la prévarication originelle), à un état toujours meilleur ici-bas, jusqu’à ce qu’il les réunisse toutes, à l’état de perfection et de félicité souveraines, dans la vraie patrie, le ciel [154].
47. Dans une telle configuration de pensée, tout événement ou série d’événements qui viendrait rompre le cours supposé harmonieux de l’histoire est interprété comme un signe de la Providence. Le chaos apparent est ainsi réintégré dans un ordre supérieur soumis au sage gouvernement de Dieu. Aussi appartient-il aux plus clairvoyants d’en dévoiler le cours et de contribuer ainsi au ressaisissement du groupe humain auquel il appartient :
l’histoire c’est nous, nous dans le passé, nous cherchant à ressaisir la conscience de ce que nous avons été avant de paraître dans notre siècle [155].
48. Une telle philosophie de l’histoire permet de dépasser les analyses simplistes qui avaient condamné la Révolution française à partir d’un registre exclusivement moral [156], suivant en cela le schème déjà entrevu d’après lequel l’oubli des principes (moraux) serait la cause de tous les maux (humains). Comme bon nombre de ses contemporains, Lerminier considère plutôt que « Dieu prend toutes les révolutions sur sa responsabilité ; il rirait, s’il pouvait rire, de toutes les doléances que soulève la poursuite de ses desseins » [157]. Inutile par conséquent de s’élever avec véhémence contre le cours d’une histoire qui semble partir à la dérive, et que l’homme voudrait contraindre par la puissance de sa volonté. Conformément à l’anthropologie partagée par les auteurs de ce temps, la volonté de l’homme –ontologiquement déchu par hypothèse– est trop faible pour infléchir le cours des événements. Taulier exprime l’idée que « la volonté humaine improvise » [158] et Foucart considère que la destinée terrestre de l’homme demeure sujette à une « volonté incertaine, ignorante et passionnée » qui le conduit trop souvent à satisfaire ses « passions cupides » et à négliger « l’observation des règles qui doivent conduire à la possession du souverain bien » [159]. De même que le juste cède trop aisément à l’utile, l’homme cède trop volontiers à la violence de ses instincts au lieu de s’en remettre à la sagesse de son intelligence.
Trop souvent à l’action bienfaisante des idées, l’homme substitue celle de la force, voulant dans son impatience hâter le moment fixé par l’éternelle sagesse à la perfection de son œuvre. Souvent aussi une résistance aveugle ou bien des attaques imprudentes soulèvent une tempête qui renverse tous les obstacles, mais ébranle en même temps la société jusque dans ses fondements. Ces grandes crises sont les maladies de l’ordre social : heureuse la nation qui ne les a point subies, et chez laquelle le progrès s’est paisiblement accompli par le seul effet du développement naturel de l’intelligence ! Car la force compromet toujours le droit ; et les révolutions violentes laissent après elles des dangers auxquels on n’échappe qu’à l’aide de secours extraordinaires que Dieu n’accorde pas toujours aux peuples [160].
49. Si beaucoup n’auront pas manqué de penser que le retour de la monarchie après les épisodes sanglants de la Révolution et de l’Empire est un signe manifeste de ces « secours extraordinaires », cela ne change pas fondamentalement l’attitude qu’il s’agit de prescrire aux hommes de ce temps. La forme politique des régimes est en effet relativement indifférente à ceux pour qui « la société n’est que la réalisation d’une loi providentielle » [161]. Aussi la seule audace permise à l’homme consistera-t-elle à déterminer, à partir de « l’étude de la mission que Dieu a donnée aux hommes, et des facultés qu’il leur a départies, les bases sur lesquelles doit reposer l’ordre social » [162]. On comprend par conséquent pourquoi le droit occupe une fonction régulatrice aussi essentielle dans un temps où la succession des régimes encourage d’incessantes recompositions politiques. Pour Ledru-Rollin, le droit « ramène sans cesse l’homme à Dieu et le rappelle sans cesse lui-même à la conscience de sa dignité, en le faisant participer à l’accomplissement de l’œuvre divine » [163] et pour Taulier il se « compose des modifications et des innovations introduites par l’homme dans l’œuvre première et divine » [164].
50. Cette dimension providentielle de l’histoire constitue le point aveugle de la vulgate historiographique qui incline à penser que le premier XIXe siècle porte la marque du « volontarisme légicentriste » et, consécutivement, du « culte de la loi » [165]. Dans la configuration mentale qui prévaut alors, aucun esprit avisé n’est vraiment prêt à accorder toute sa confiance au législateur. Pour la très grande majorité des jurisconsultes, la loi ou le droit positif n’est que « le produit imparfait des efforts » de l’homme [166]. Aussi ne restitue-t-elle la vérité du droit que dans de rares circonstances, l’histoire demeurant tributaire des vicissitudes d’une condition humaine marquée par la corruption originelle :
le droit, pour être méconnu, n’en existe pas moins ; il tend à reprendre son empire et reparaît avec son caractère divin pour être de nouveau éclipsé par les ténèbres que produisent les passions humaines [167].
Au regard du caractère épisodique des manifestations du droit, un spiritualiste digne de ce nom ne saurait donc accorder trop de crédit à la loi [168], sauf à inscrire ses expressions positives dans un ordonnancement plus général qui, « partant sans cesse de Dieu pour remonter sans cesse à Dieu » [169], fait de l’histoire le théâtre de la providence :
Que serait l’homme, que seraient les sociétés, avec les seules influences de la loi positive ? Matière organisée, se mouvant comme par une convulsion organique, ne voyant dans le droit que l’empire de la force […] ; mais que la loi positive se dise fille de Dieu […], quelle conquête pour l’ordre ! […] quels gages précieux pour le paisible développement du progrès de l’humanité, vaisseau déjà loin du rivage ; tantôt battu par les tempêtes, tantôt éclairé par des jours sereins, qui vogue sans pouvoir jeter l’ancre, et attend que Dieu lui donne un port [170] !
On comprendra par conséquent que tous ceux qui croient fermement au paisible développement du progrès de l’humanité puissent trouver dans l’histoire le moyen d’en ressaisir le cours. Pour atteindre cet objectif, les connaissances seules ne suffisent pas. L’histoire ne se réduit plus à l’érudition. Un souffle nouveau l’anime ; un souffle inscrit dans les valeurs morales partagées par des herméneutes qui entendent percevoir les dividendes d’un à venir d’espérance et de progrès. Ortolan écrit à ce sujet que
l’histoire a abandonné les peuples morts pour étudier les origines et le développement séculaire des peuples vivants. Elle s’est alliée à la philosophie pour chercher la loi éternelle du mouvement humain [171].
51. Déclinée sur un mode providentialiste, l’alliance de la législation, de l’histoire et de la philosophie devient un thème récurrent. Pour Lerminier « l’histoire ainsi considérée est le meilleur chemin à la législation dogmatique, c’est-à-dire à des réformes, à la conception philosophique du siècle même où l’on vit, de son esprit et de son but » [172]. Elle est aussi pour Oudot, « la direction donnée par l’intelligence de l’homme à sa liberté vers le but que Dieu lui assigne » [173]. Éclairée par la philosophie, l’histoire donne un sens à la législation positive qui, par une sorte de choc en retour, révèle le sens d’une histoire orientée par la providence divine.
Entre la religion et la philosophie la législation prend séance ; elle a besoin de l’une et de l’autre qui ont aussi besoin d’elle si la religion et la philosophie lui servent d’origine et de puissance, elle sert à la religion et à la philosophie de complément et de pratique [174].
52. Dans la mesure où le credo des hommes de ce temps les invite à penser que le plus grand effort de l’esprit consiste à dévoiler les lois que Dieu a données à la matière, le cours historique des événements demeure en grande partie soustrait à l’intelligence de ses acteurs. Conformément à l’anthropologie dont nous avons dégagé les principales caractéristiques, les spéculations intellectuelles manquent singulièrement d’assurance :
Pourquoi ces idées éternelles défaillent-elles dans moi ? Je les conçois et je ne puis les maîtriser. C’est que le beau, le bon et le vrai ne dépendent pas de nous […] Leur origine et leur patrie n’est pas sur la terre, et ces idées célestes n’apparaissent ici-bas un moment que pour s’envoler dans les cieux. Cette absence sur la terre de la raison universelle est pour l’homme un tourment [175].
Marque de la déchéance de l’homme ontologique, cette incapacité originelle produit un rapport singulier à la vérité. Quelles que soient les qualités de celui qui aspire à la connaître, celle-ci demeure cachée, au moins pour partie. Si la vérité se manifeste dès lors à travers l’histoire indépendamment des efforts consentis par l’homme [176], cela ne signifie pas pour autant qu’il doive renoncer à la rechercher, bien au contraire : « Homme, ne méconnais pas la force de ton esprit, qui n’est autre que celui de Dieu même » [177].
53. C’est donc dans cette tension entre la nature divine de son esprit et l’imperfection d’une intelligence humaine affectée par le péché originel que toute pensée peut se déployer. Elle trouve le principal motif de son assurance au fond du cœur où luit l’étincelle déposée par la main de Dieu. Véritable leitmotiv de la pensée juridique du premier XIXe siècle, cette image est généralement mobilisée au soutien de la distinction droit naturel/droit positif car elle permet de souligner les réalisations imparfaites du législateur humain. Ce motif, qui participe pleinement de la définition d’une science du droit qui consiste –par la voie de l’interprétation notamment– dans l’ajustement perpétuel du droit positif à des principes qui procèdent d’une économie divine, se retrouve parfaitement explicité sous la plume de Lerminier :
Dans la philosophie sociale, l’homme se voit agissant et cherche les lois de ses actions […] Il lui arrive de se tromper souvent […] Il lui arrive aussi de chercher un point d’appui hors de lui-même, et de se tourner vers Dieu [178].
54. Dieu est ainsi le point d’Archimède qui permet de soutenir toute réflexion sur le droit, l’histoire et la philosophie dans le premier XIXe siècle. Dans la mesure où « la marche et les progrès des lois consistent à exprimer de plus en plus les lois naturelles » [179], Lerminier peut prophétiser le prochain « triomphe de l’intelligence ; il y aura un nouveau développement de la religion pour ceux qui le chercheront » [180]. La chose est pour lui d’autant plus certaine que l’histoire humaine s’inscrit dans une théodicée qui, associée à la croisade anti-matérialiste, demeure la marque de fabrique du spiritualisme philosophique que partagent les hommes de ce temps.
II.2. Croisade anti-matérialiste et théodicée : deux signes distinctifs du spiritualisme éclectique
55. Il s’en faut que les idées de Royer-Collard, Cousin, Damiron, Jouffroy se soient parfaitement ajustées avec celles de Lerminier, Oudot, Troplong et autres jurisconsultes à qui l’historiographie a reconnu quelque appétence pour la philosophie. On sait par exemple que Lerminier a cherché à disqualifier l’éclectisme cousinien [181], mais il ne faut pas s’y tromper. Aussi virulentes qu’aient pu être les attaques du clergé catholique et les critiques de Lerminier à l’encontre de la philosophie de Cousin, la distance qui sépare le spiritualisme éclectique du spiritualisme chrétien ou idéaliste [182] est moins grande qu’il n’y paraît [183]. Lorsque Jouffroy déclare que le sens commun est « une mystérieuse instruction que tout le monde porte en soi, que personne ne se souvient d’avoir acquise […] [qui s’impose aux hommes] à leur insu [comme] un principe ou une notion évidente par elle-même dans laquelle [ils] puisent les motifs de leurs jugements et les règles de leur conduite » [184], il ne fait pas de doute que le premier chrétien sorti du séminaire y reconnaîtra l’action de la syndérèse et que le jurisconsulte y percevra l’efficience du « droit naturel (…) que le Créateur a gravé au fond de tous les cœurs » [185]. De la même manière, on peut gager que Cousin n’aurait pas renié la formule que Lerminier avait placée en tête du chapitre XLII consacré à la philosophie : « La philosophie peut seule aujourd’hui préparer un avenir religieux au monde, et l’axiome sera le précurseur légitime du dogme » [186].
56. Cousin, Jouffroy et Lerminier devaient toutefois ferrailler contre les philosophes chrétiens trop dogmatiques car ils jugeaient que la stratégie mise en œuvre par ces derniers ne pouvait permettre d’atteindre l’objectif d’une restauration complète du spiritualisme. C’est pourquoi ils estimèrent que l’histoire de la philosophie ou des législations comparées était un moyen plus efficace que l’anathème et que la promotion du spiritualisme devait passer par le magistère de la science plutôt que par celui de l’église.
57. À la différence des dogmes fondés sur les seules idées abstraites, l’histoire s’appuie en effet sur des faits. Mais les faits ne sont rien s’ils ne sont pas éclairés par des principes ou des lois qui sont censés orienter le cours de la destinée humaine :
l’histoire impose aux doctrines le frein d’une grande autorité : l’autorité des faits. Mais les faits ne dominent pas exclusivement dans l’ordre social. Les principes se mêlent aux événements, aux lois positives ; et l’histoire du droit constate, par les monuments juridiques, l’action plus ou moins efficace que les principes ont exercée sur la société [187].
Aussi appartient-il aux nouveaux oracles de dévoiler ces principes qui sont au cœur de l’herméneutique historique, philosophique et juridique du premier XIXe siècle :
Écrire l’histoire c’est faire une abstraction ; c’est extraire une statue du bloc ; c’est animer la représentation durable d’une grandeur préférée parmi les grandeurs humaines. Écrire l’histoire c’est faire un acte de foi ; c’est croire énergiquement à la solidarité et la cohésion du genre humain, à sa perpétuité, à son avenir, à son habileté pour se perfectionner et grandir. Écrire l’histoire c’est tirer une induction qui mène à la connaissance des lois essentielles de l’humanité [188].
58. La philosophie de l’histoire commune à la très grande majorité des hommes de ce temps inscrit le devenir humain dans une eschatologie, la providence guidant les hommes d’une main sûre vers une fin de l’histoire conçue comme la réalisation triomphale des principes chrétiens : « l’avenir le plus prochain de l’histoire sera occupé par le règne politique du principe spiritualiste annoncé par Jésus » [189]. Si l’avenir ne semble donc laisser aucune place au doute, le passé est scruté avec la plus grande attention car les faits historiques sont censés révéler les lois de l’évolution des sociétés humaines. Dans cette perspective, l’histoire n’est pas seulement une science : c’est, pour Laferrière, une « science morale » [190] qui, d’après Marcadé, se confond même avec « la théologie ou la philosophie, car en définitive et pour celui qui voit les choses de haut et telles qu’elles sont véritablement, la vraie philosophie se confond avec la théologie chrétienne » [191]. Ainsi conçue la philosophie peut être vraie car elle coïncide avec une conception manichéenne de l’histoire humaine.
Cette lutte du bien et du mal, presque aussi ancienne que le monde, durera autant que lui, et jusqu’à la fin elle se perpétuera avec des chances diverses. Elle a lieu sur un double champ de bataille, le cœur de l’homme et la société ; pour vaincre sur le second, il faut que le droit ait vaincu d’abord sur le premier, car les hommes corrompus ne peuvent former qu’une société oppressive et tyrannique, et le perfectionnement intellectuel et moral est la seule base solide de la société [192].
59. Pensée sur le registre de la lutte du bien contre le mal, l’histoire est donc une théodicée. Elle est le témoin de l’affrontement entre le spiritualisme d’une part, et le paganisme, l’athéisme ou le matérialisme, d’autre part. Alors que Lerminier se contente de présenter le christianisme comme un progrès et de souligner la supériorité de sa doctrine sur la philosophie païenne qui gouvernait les mondes antiques [193], les récits de Foucart et de Laferrière sont plus franchement militants. Pour le publiciste, la
lumière de l’évangile s’est levée sur le monde [et est venue dissiper les] ténèbres du paganisme [dominé] par la force, l’esclavage et la tyrannie […] Dans le monde païen, c’était l’homme physique avec toutes ses passions qui prédominait. Le christianisme a développé l’homme moral ; à l’intérêt qui était sa règle de conduite, il a substitué le devoir qui va jusqu’au sacrifice ; il a condamné l’orgueil et l’esprit de révolte, et commandé l’humilité et la soumission […] Il a jeté les bases de la société telle qu’elle est, ou plutôt telle qu’elle deviendra un jour, quand elle sera dégagée de tous les débris de paganisme qui l’encombrent encore aujourd’hui [194].
60. C’est sur la foi du même récit que Laferrière présente l’Orient comme un bastion du matérialisme, là où l’histoire de l’Occident serait placée sous les bons auspices du spiritualisme [195]. Mais encore précise-t-il que l’Occident ne fut délivré des mauvaises influences orientales que par l’avènement du christianisme. Marcadé est encore plus explicite à ce sujet : « Le christianisme trouvant les hommes asservis et dégradés sur la terre, s’était levé à la chute de l’empire romain comme une vengeance sous la forme d’une résignation » [196]. Ainsi, pendant que les mondes grec et romain demeuraient prisonniers d’une philosophie païenne empreinte de matérialisme, « le christianisme est apparu et le spiritualisme est venu lutter contre l’empire du prince matériel » [197]. La chose était à ce point partagée qu’il n’était pas nécessaire de la formuler en des termes toujours aussi explicites. Ainsi lorsque Taulier écrivait à propos du droit romain que « sans droits, sans libre arbitre, les esclaves étaient des choses » [198], il ralliait l’opinion commune qui considérait que les Romains étaient restés prisonnier d’un principe matériel qui réduisait les hommes à des choses car ils les croyaient dépourvus de liberté morale. Chaque période est ainsi appréciée à partir de la même grille de lecture. Le passé se mue en théâtre à ciel ouvert dans lequel s’affrontent « deux grands systèmes, qui se partagent l’histoire de l’humanité […] : le matérialisme et le spiritualisme » [199]. Si la condamnation de la féodalité opère sur un mode qui étonnera peut-être le lecteur contemporain [200], le XVIIIe siècle et la Révolution demeurent les points de fixation de la croisade anti-matérialiste.
61. Dans la guerre idéologique que les auteurs mènent contre la philosophie matérialiste qui format la pointe radicale des Lumières, on peut discerner deux stratégies rivales, mais complémentaires :
62. - La première stratégie consiste à afficher très nettement la sainte détestation du matérialisme pour mieux lui attribuer, à la suite de l’abbé Barruel et d’autres auteurs contre-révolutionnaires, la responsabilité des excès de la Révolution française, et donc au premier rang, ceux de la Terreur. Pour Laferrière, les hommes du XVIIIe siècle sont « dissolus dans leurs mœurs », « hypocrites », « impuissants et serviles », prompts à se jeter « dans une licence effrénée », bref sujets à la « corruption », à la « frivolité », au « scepticisme » et à l’« irreligion » [201]. Faisant de « l’école irreligieuse et matérialiste du XVIIIe siècle, la fille de la régence », l’historien stigmatise Voltaire qui « attaqua la philosophie chrétienne de Pascal et exalta la philosophie sensualiste de Locke », avant de conclure que
les disciples [de Voltaire] allèrent bien au-delà du but que se proposait leur chef. Diderot attaqua le christianisme dans sa base, Helvétius le spiritualisme et la morale. Le système de la nature se donna comme une conséquence rigoureuse de la philosophie moderne : l’école matérialiste eut ses d’Holbac et ses ardents propagateurs. Voltaire protestait contre cette tendance absolue et désastreuse [202].
63. Après avoir ainsi constitué un pôle matérialiste associé au mal radical, Laferrière s’emploie à dédouaner les « vrais » philosophes qui ont eu l’intelligence et l’audace de rejeter ces « fausses » doctrines. Voltaire est ainsi partiellement réhabilité pour avoir combattu les athées et combattu les idées les plus radicales des encyclopédistes [203]. Montesquieu est célébré pour avoir « repoussé le matérialisme avec génie » [204]. Rousseau est magnifié pour avoir
entrepris la réaction vive et militante contre le matérialisme et la philosophie antichrétienne. Ses écrits inspirés représentent le sentiment moral de l’homme. Par son spiritualisme logique et chaleureux, il repoussa les doctrines qui avaient fomenté dans la philosophie et les mœurs de la régence […] Jean-Jacques Rousseau, tour à tour catholique et protestant, semblait s’arrêter au pur déisme ; toutefois il commença aussi la réaction chrétienne en proclamant, au nom de la philosophie, la sublimité de la morale de l’Évangile et la divinité du Christ [205].
Bien que Rousseau soit célébré comme « philosophe spiritualiste » [206], il lui est cependant reproché « la grande inconséquence du contrat social qui appartient à des principes contraires aux siens » [207]. Pour Foucart, il ne fait pas de doute que « la philosophie matérialiste a créé dans le siècle dernier un système de sociabilité conventionnelle, adopté et développé par J.-J. Rousseau dans son Contrat social » [208]. Pour Laferrière également,
la philosophie, qui distingue entre l’état de nature et l’état de société, est celle du matérialiste Hobbes. C’est aussi l’erreur du génie de Rousseau dans le contrat social. L’homme, dans ce chimérique état de nature, est un être purement individuel ; ses actes ne sont que des faits matériels. Tout est borné à sa personne, à ses besoins physiques, la vie animale absorbe tout son être. Les besoins moraux et intellectuels, les besoins de l’âme n’existent pas. Les idées de rapports sociaux, de justice, de morale, de religion, sont impossibles. […] L’homme étant réduit à la vie instinctive et concentré dans les nécessités de la conservation physique, que devient la partie spirituelle de l’humanité ? –La philosophie de l’état de nature réduit nécessairement l’homme à son organisme corporel ; elle le mutile, elle nie complètement sa nature intellectuelle et morale [209].
64. Construite sur le schéma d’une théodicée gouvernée par le vieux principe manichéen de la lutte du bien contre le mal, la dialectique spiritualisme/matérialisme ouvre ainsi la voie de la postérité à tous les auteurs qui auraient donné des gages d’orthodoxie chrétienne ; leurs adversaires demeurent quant à eux dans les limbes d’une histoire intellectuelle façonnée par des mythologues qui entendent ainsi accompagner la marche du progrès [210]. À l’instar de Laferrière, Lerminier complimente Voltaire pour avoir combattu un « christianisme dénaturé et travesti par ses représentants » et il sait gré à Rousseau d’avoir « défend[u] le spiritualisme religieux » [211]. Plus nuancé que celui des contre-révolutionnaires catholiques, ce parti-pris permet de ne pas rejeter en bloc la Révolution française et d’inscrire son héritage dans la continuité d’une philosophie dont les principes auraient été en quelque sorte consacrés par l’histoire.
65. Les idées étant ainsi circonscrites, les « faits » peuvent alors reprendre leur empire et être de nouveau subsumés sous le grand récit forgé par les figures de proue de l’orthodoxie catholique contre-révolutionnaire. À la veille de la Révolution, le peuple français est ainsi décrit comme une « génération de prolétaires, ignorante, vicieuse, dégradée […] La foi religieuse s’était retirée du peuple » [212]. Il va sans dire que, dans l’esprit des promoteurs de ce type de discours, un tel état de dégradation morale annonçait les plus grands maux. Laferrière dresse alors un tableau idéologiquement orienté de la législation révolutionnaire : les lois portant sur le statut des prêtres réfractaires doivent leur raison d’être à la « sympathie de l’assemblée pour les doctrines matérialistes » [213] et les lois autorisant le divorce sont le résultat des idées de l’école sensualiste [214]. Ainsi « l’aveuglement des athées » [215] devait-il être la cause des maux à venir. Le premier signe en ce sens fut, toujours d’après Laferrière, l’absence de référence à Dieu dans la constitution de 1793. Il n’en fallait pas plus pour que Condorcet et les Girondins basculassent du côté obscur de la force historique alors en mouvement. L’ajournement de l’article qui entendait placer la première constitution républicaine sous les auspices de l’être suprême fut « un drame profond » qui révéla « les idées générales du philosophe Condorcet » et « la doctrine morale des Girondins » [216].
Dans leur système, l’homme est un être sensible, selon la philosophie de Condillac et d’Helvétius. La société est une garantie pour l’homme de la jouissance de sa liberté naturelle ; elle n’est qu’une forme, un mécanisme en faveur des droits individuels ; l’individu est le principe et la fin. La loi du devoir est absente ; l’idée de Dieu est en dehors de la morale comme de la société ; la religion est une ennemie qu’il faut bannir. La formule rigoureuse de cette doctrine est l’individualisme, le matérialisme, l’athéisme [217].
66. Alors même que Laferrière avait déjà souligné les premières escarmouches de la lutte entre « la philosophie matérialiste et la philosophie chrétienne [qui s’étaient manifestées] dans le combat sous le nom de Pétion et Robespierre d’une part, de Mirabeau et de Cazalès de l’autre » [218], il décrie « les habitudes matérialistes de 1793 » [219] au moyen d’un jugement aussi lapidaire que définitif : « le matérialisme tue, mais il ne fonde rien » [220]. Conformément aux principes de la théodicée appelés à régir les temps humains, les fausses maximes produisent des effets délétères que l’expérience historique rejette pour la raison essentielle que le mal ne saurait triompher du bien.
Les jurisconsultes de ce temps, qui font les lois rétroactives de 93 et de l’an II, sous la présidence du citoyen Cambacérès, sont pour la plupart les ardents prosélytes de l’école matérialiste des d’Holbach et des Diderot. Le matérialisme qui domine les législateurs de ces temps orageux, a passé dans leurs lois, parce que l’idée dominante finit toujours par se réaliser dans les faits. Mais quand l’idée dominante est fausse, elle violente la société, et sa tyrannie ne dure pas, quand elle est vraie, elle subsiste malgré les efforts conjurés pour l’arracher [221].
Ainsi sont esquissés les grands thèmes historiographiques que l’on peut trouver sous la plume des mythologues du premier XIXe siècle. Les plus conservateurs rejettent en bloc la Révolution française et condamnent la philosophie des Lumières dans sa globalité. Mais cette stratégie de l’affrontement direct ne produit pas toujours les effets escomptés. Elle risque même de se retourner contre ses promoteurs et de compromettre le dessein d’un avenir chrétien de la société française. Aussi des auteurs plus avertis optent-ils pour une stratégie plus subtile au moyen de laquelle ils espèrent parvenir au même résultat, mais par des voies moins polémiques, en apparence du moins.
67. - C’est cette seconde stratégie que Lerminier et Marcadé ont choisi d’adopter. À l’instar de ce que firent les historiens de la philosophie depuis Gerando [222], Lerminier préfère occulter le matérialisme philosophique plutôt que de lui livrer une bataille frontale. Il procède alors par touches successives afin de livrer un tableau impressionniste de l’histoire des idées. Dans un ouvrage qui s’inscrit dans la tradition des réponses que Mounier puis Portalis opposèrent aux thèses de l’abbé Barruel, Lerminier s’interroge sur « l’influence de la philosophie du XVIIIe siècle sur la législation et la sociabilité du XIXe ». Il tente, de manière aussi pertinente que possible, de ramener à Dieu la plupart des idées qui étaient en vogue au XVIIIe siècle. Bien qu’il n’ignorât rien de la composante matérialiste qui avait contribué pour partie au succès de la philosophie des Lumières, il s’emploie à l’occulter en focalisant son propos sur Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau [223], auteurs qui sont aujourd’hui encore présentés comme les parangons de ce siècle éclairé.
68. Si la foi de Montesquieu et de Rousseau n’avait pas besoin d’être démontrée, les cas de Voltaire et de Diderot étaient plus délicats à traiter de ce point de vue. Et c’est parce qu’il lui était impossible d’en faire des auteurs chrétiens que Lerminier sut tirer le meilleur profit de la philosophie de l’histoire qui sévissait en son temps. Inscrivant son propos dans le schéma du progrès des connaissances humaines, il institue le XVIIIe siècle comme une étape décisive dans le mouvement de conquête de l’esprit humain.
Je ne puis m’imaginer que l’esprit humain marche au hasard ; je ne puis croire que dans les siècles les hommes de génie soient répartis d’une façon arbitraire et confuse [224].
69. Lerminier peut alors s’employer à démontrer non seulement que la philosophie de Voltaire et de Diderot ne s’opposait pas à la marche de l’histoire, mais que leurs idées servaient au contraire les desseins de la Providence [225]. Suivant une ligne argumentaire serrée, il fait de Voltaire un déiste et de Diderot un panthéiste, reléguant ainsi les accusations d’athéisme qui couraient généralement à leur endroit. En ramenant ces deux auteurs dans le giron d’un spiritualisme largement entendu, Lerminier opère une sélection entre la « vraie philosophie », compatible avec le spiritualisme chrétien, et les fausses doctrines. Procédant par une série de touches suggestives, il commence par refuser le titre de philosophe à Helvétius, d’Holbac ou Saint Lambert. Jamais par ailleurs il n’utilise le terme de « matérialiste » pour qualifier la pensée de ces auteurs [226]. Tout au plus en fait-il des athées [227] ou des sectateurs de l’épicurisme [228]. Le seul mérite qu’il leur reconnaisse est de révéler, par effet de contraste, le génie des philosophes dignes de ce nom que furent Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau :
l’inspection des écrivains médiocres offre un avantage qu’il ne faut pas dédaigner. Le génie même, quand il concorde le plus avec son siècle, le devance, et sa supériorité consiste surtout dans son antériorité ; la médiocrité reflète fidèlement les opinions moyennes et le milieu du siècle […] Les grands hommes s’emparent du présent avec la conscience du passé et de l’avenir ; les hommes secondaires n’expriment que le présent [229].
70. À peu de frais, d’Holbac, Helvétius et consorts sont relégués dans l’antichambre de la philosophie et leur pensée est ramenée à une médiocrité moyenne prête à recevoir la lumière des quatre grands génies du siècle.
Le baron d’Holbac recevait les philosophes ; ainsi qu’Helvétius il était leur amphytrion, mais il voulut encore être leur égal, faire un livre, compter parmi eux : Helvétius eut la même ambition, et tous deux se fourvoyèrent. Messieurs, ouvrez votre maison aux philosophes, donnez-leur à souper, mais n’écrivez pas, cela passe vos forces. Si l’on excepte quelques endroits échauffés par Diderot (et qu’allait faire Diderot dans la prose du baron d’Holbac ?), le système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral, est de fond en comble un faux et méchant livre. D’Holbac avait lu que bien que mal Hobbes et Spinosa : il n’avait pas entendu Spinosa, il en était incapable ; il n’avait vu dans l’idéalisme de ce grand penseur qu’un matérialisme épais, inepte calomnie déversée sur la nature et la religion. Hobbes lui échappa également […] Il s’empara seulement de quelques conséquences grossières pour en faire la substance d’un athéisme qu’il délaya [230].
En définitive, Lerminier ne trouve sous la plume du baron d’Holbac qu’un « amas de monstrueuses stupidités » [231]. Helvétius est logé à la même enseigne, même si le mythologue reconnaît que
le livre de l’Esprit est moins déplaisant que le Système de la nature […] Aussi, plus répandu que l’ouvrage de d’Holbach, il fut comme l’évangile d’un épicuréisme qu’attendaient de terribles épreuves [232].
Cette suggestion à peine voilée aux événements révolutionnaires dramatiques qu’on impute à bon compte au matérialisme s’inscrit à mots couverts dans le grand récit que Jourdan avait livré, une dizaine d’années plus tôt, aux lecteurs de la Thémis. Dans son Coup d’œil sur l’histoire de la science du droit, il y affichait sa foi dans les progrès de l’esprit humain et ralliait la conception de l’histoire partagée par les plus grands mythologues de son temps. L’histoire humaine tend naturellement vers une fin toute spirituelle dont Jourdan décèle les premières manifestations dans l’entreprise napoléonienne de codification.
Au lieu de donner à la législation la base variable des intérêts et des passions, les rédacteurs du nouveau code entreprirent d’en placer les fondements, sinon dans le ciel, à l’exemple des anciens, du moins dans la raison et la justice éternelle [...] Enfin, la publication du Code civil fut, en quelque sorte, un acte de dépossession de l’épicuréisme, un premier manifeste, une première déclaration de guerre contre ces doctrines [233].
71. Véritable machine de guerre dirigée contre les doctrines matérialistes [234], la Thémis accentue à dessein l’orientation spiritualiste des codes napoléoniens. Pour Taulier, « c’est bien dans le sens des doctrines spiritualistes qui viennent d’être exposées que notre Code civil a été conçu » [235]. Aussi Portalis est-il présenté comme « l’organe de l’école spiritualiste » [236] qui, pour Laferrière, « a eu la double gloire comme philosophe et législateur, de proclamer le rétablissement du christianisme et de développer les principes fondamentaux de la législation civile » [237]. La suite du récit coule de source : « le jurisconsulte, dont la science est née d’une école spiritualiste » [238], se trouve de nouveau en phase avec le cours historique des événements qui consacre les idées de Royer-Collard, Laromiguière et Cousin pour les philosophes, de Augustin Thierry, Guizot et Villemain pour les historiens, de Jourdan, Blondeau et Lerminier pour les jurisconsultes [239].
72. La philosophie spiritualiste, qu’elle prenne la forme traditionnelle de l’orthodoxie chrétienne, de l’éclectisme développé par Cousin ou de l’idéalisme prôné par Lerminier, a désormais triomphé de son adversaire. Ortolan constate que « la philosophie matérialiste du XVIIIe siècle est tombée en discrédit pour faire place à des théories plus idéales » [240] et Lerminier prétend que « l’influence du dix-huitième siècle sur le dix-neuvième est consommée […] À l’heure qu’il est le XVIIIe siècle n’a plus d’autorité efficace dans les jeunes têtes ; il n’est plus pour elles qu’un souvenir d’éducation » [241]. Taulier peut ainsi afficher ses convictions spiritualistes sans la moindre retenue [242] et la sensibilité au matérialisme est alors si développée que la plus petite insinuation peut provoquer un casus belli. Le 25 février 1842, Auguste Valette sollicite et obtient un droit de réponse auprès du directeur de la Revue de législation et de jurisprudence afin de laver son honneur bafoué par l’indélicate accusation qu’un de ses collègues aurait proféré à son encontre :
Monsieur Troplong a publié dans votre revue (numéro de janvier 1841 et de février 1842) deux articles en réponse à des observations que j’avais présentées sur son commentaire de la vente en septembre 1835 et janvier 1836. Je ne veux m’expliquer en ce moment ni sur le fond ni sur la forme de ces articles. Je crois avoir le droit de réfléchir aussi à mon tour, sinon pendant six ou sept ans, du moins fort à loisir, sur ce que je répliquerai, si je réplique. Aujourd’hui je me borne à protester contre les insinuations fort peu charitables par lesquels Monsieur Troplong, dans son premier article, donne à entendre que je suis matérialiste. Ceux qui me connaissent savent ce qu’il faut penser de cette accusation ; mais je serais fâché que d’autres puissent y ajouter foi [243].
73. La croisade anti-matérialiste consacre l’union sacrée des jurisconsultes et des tenants de la plus pure orthodoxie chrétienne. Dans les annales de philosophie chrétienne, Bautain signe l’acte de décès des doctrines qui, d’après lui, avaient affecté le siècle précédent :
le XVIIIe siècle se targuait de philosophisme […] sa philosophie rétrograde n’était que l’abrutissement sensuel d’Épicure, un froid et dégoûtant matérialisme... Grâces à Dieu ! Les avilissantes théories d’un Diderot, d’un d’Holbac, d’un Helvétius ne sont plus de bon ton. Ce siècle en a fait justice [244].
Quant au civiliste Marcadé, il use également du terme « philosophisme » [245] pour qualifier les idées qui avaient cours au XVIIIe siècle. Forgé notamment par Joseph De Maistre [246], ce mot lui permet de disqualifier à bon compte une philosophie matérialiste et athée qui fait horreur à bon nombre de ses contemporains : « Le XVIIIe siècle a été philo-sophe, ou plutôt philo-sophiste […] La philosophie est l’amour de la sagesse ; le philosophisme est l’amour des raisonnements faux » [247]. Se démarquant un peu de Lerminier pour qui la philosophie des Lumières était plus anticléricale qu’antichrétienne, Marcadé estime que
la philosophie et la révolution ne se contentèrent pas de repousser du christianisme les formes extérieures et les dogmes surnaturels [...] Le système, qui ne voulait rien moins que détrôner Dieu pour lui substituer la niaise divinité de la raison représentée par une prostituée prise au coin des rues, ce système (conséquence de la folle et orgueilleuse philosophie de Voltaire), qui supprimait l’intelligence suprême pour asseoir sur ces autels notre chétive intelligence et voulait détruire Dieu pour diviniser l’homme, n’avait certes rien de commun avec le dogme chrétien. Et quand ce même système brisait le lien sacré du mariage et décernait des honneurs aux filles-mères, il est clair qu’il n’adoptait pas plus la morale du christianisme que son dogme [248].
74. Si le jugement de Marcadé est ici sans concession, il estime néanmoins que la condamnation de la philosophie des Lumières ne doit pas se déployer sur un registre exclusivement moral. À l’instar de Lerminier, il considère en effet qu’elle perdrait beaucoup de son efficacité si elle était ramenée à une simple querelle de chapelles. Aussi faut-il que cette condamnation opère sur un registre qui ne soit pas en prise directe, du moins en apparence, avec la subjectivité de l’herméneute. L’histoire apparaît une nouvelle fois comme l’instrument le plus adapté pour faire triompher les vues partielles et partiales du mythologue. Plutôt que de jeter la Révolution avec l’eau du bain [249], Marcadé en propose une lecture conforme au substrat anthropologique de l’homme déchu soumis aux lois providentielles de l’évolution historique :
Quel homme, en face des attestations de l’histoire, pourrait sincèrement et de bonne foi, nier le progrès ? Quel homme pourrait nier que la révolution de 1789 a fait faire un grand pas à ce progrès ? Qu’on n’aille pas s’imaginer au surplus que je prétende légitime une apologie des moyens par lesquels le but a été atteint. Si la révolution s’est trouvée utile par ses résultats, c’est que les lois morales, éternellement arrêtées par Dieu comme les lois du monde physique, sont plus fortes que la volonté de l’homme, et que celui qui les posa fait tourner au salut de l’humanité les entreprises faites avec une pensée contraire. La révolution, légitime dans ses causes et dans ses résultats, bonne en soi, fut souvent criminelle par les instruments qui l’ont préparée et accomplie ; chrétienne et salutaire dans ses conséquences, elle fut profondément impie dans les circonstances qui l’ont accompagnée [250].
Les apparences sont ainsi sauves. Bien que prise sous le feu d’événements que chacun pourra réprouver du point de vue de la morale catholique, la Révolution ne fut en réalité rien moins que chrétienne. Les idées de liberté, d’égalité et de fraternité,
inspirées à la révolution par la philosophie du XVIIIe siècle et que des observateurs superficiels ont cru pour cela appartenir à cette philosophie, n’appartenaient ni à la philosophie ni à la révolution ; elles appartenaient au catholicisme [251].
Mieux encore, « c’est parce que le système républicain, impie par bien des faces, fut à son insu profondément chrétien par un côté, qu’il eut un résultat immense » [252]. La Providence avait donc veillé à ce que le sens de l’histoire fut bien conforme aux desseins divins plutôt qu’à la volonté, insensée, des hommes. Aussi
la Révolution, tout en rognant le christianisme, n’eut-elle de force que par les idées qu’elle lui empruntait, et en tant qu’elle fut chrétienne à son insu [253].
75. Ce thème ne se retrouve pas seulement sous la plume de Marcadé. Comme le constate François Laurent, la
réhabilitation un peu dédaigneuse du XVIIIe siècle a trouvé faveur, en dehors de l’église, dans le camp des philosophes. Il y a en France une école puissante par le talent de son fondateur et par ses nombreux disciples qui remplissent les chaires et les académies [254].
L’éclectisme diffusé par Victor Cousin trouve ainsi de puissants relais chez les jurisconsultes philosophes autant que chez les historiens des idées. Dans son Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle, Vinet écrivait que
sans s’en douter, et sans le vouloir, [la philosophie] a servi le christianisme qu’elle croyait écraser : elle l’a dégagée de l’enveloppe grossière, épaissie par le cours des âges, que la réforme n’avait déchiré qu’en partie […] Ce sera là peut-être, aux yeux de l’avenir, le service capital rendu par le dix-huitième siècle ; ainsi, instrument aveugle de la Providence, il se trouvera avoir réellement, à son insu et contre son gré, restauré le sentiment religieux [255].
76. Il était donc écrit que le christianisme devait surmonter l’obstacle révolutionnaire afin que la vérité triomphât de l’erreur et que l’histoire humaine retrouvât un cours plus conforme à sa destination : « Le XVIIIe siècle a été philosophe, ou plutôt philo-sophiste ; le XIXe devait être chrétien, et il le sera » [256]. À l’instar de la plupart de ses contemporains, le civiliste Marcadé est converti à une religion de l’histoire marquée du sceau de la providence et à laquelle tout esprit sensé ne doit pas manquer de souscrire :
Je l’affirme ici, c’est là l’histoire d’un grand nombre, de la plupart peut-être d’entre nous. Combien qui, catholiques aujourd’hui, à 25 ou 30 ans, étaient, il y a peu d’années, aussi éloignés que possible du catholicisme ? […] Oui, les inconcevables aberrations du siècle dernier devaient nous rendre croyant, et croyant avec une force plus grande que dans les siècles antérieurs. On croyait volontiers, au XVIIIe siècle […] que le savoir et le christianisme étaient choses ennemies […] Aujourd’hui les choses sont bien changées, si changées, que toute la portion de la société qui pense s’est plus ou moins rapprochée du christianisme [257].
77. Pour les jurisconsultes du premier XIXe siècle, l’histoire a donc bien un sens, et il n’est pas besoin d’être grand clerc pour en percer le secret : elle incline à la monarchie libérale et, par-delà la forme politique du régime, au triomphe du spiritualisme chrétien. Il n’est pas un auteur un tant soit peu frotté d’histoire qui ne rallie ce qui passe alors pour une vérité d’évidence. Marcadé confie vouloir
concourir à hâter cette fusion d’idées, inévitable en soi, et qui tôt ou tard s’accomplira, parce qu’elle est évidemment dans les desseins de Dieu ; [ainsi] nous voulions faire comprendre aux catholiques que les idées chrétiennes conduisent au libéralisme comme à leurs conséquences forcées, et à l’homme libéral que son système n’a de base logique que dans ces idées chrétiennes [258].
Dans le même temps, la revue Wolowski s’emploie à rendre sensible cette association, du moins si l’on en juge par le compte-rendu de la Philosophie de l’histoire de France publiée par M. Hello. Dans cet ouvrage, l’avocat général à la cour de cassation justifie la monarchie constitutionnelle libérale et l’érige en forme spontanée d’association politique consacrée par l’histoire [259].
78. Le temps humain est, telle la flèche du destin, tendu par une main et une volonté qui lui donnent direction et but. Sans doute dans sa course rencontre-t-elle des obstacles susceptibles de la dérouter. À ce titre, la liberté de l’homme, exposée sans cesse aux penchants de sa nature dégradée, peut le détourner de sa fin. Mais cet écart aux lois nécessaires de la destinée humaine ne dure qu’un temps [260] et l’histoire, parfois en prise avec la « folie des hommes » [261], finit toujours par succomber à l’attraction d’une force mystérieuse qui n’est jamais que l’autre nom de la providence :
et le voilà se formant malgré l’homme, se maintenant dans la place qu’il lui dispute, contrarié dans son progrès, combattu jusque dans son triomphe ; et cependant, semblable à une végétation puissante, poussant à chaque saison un jet vigoureux à travers tous les obstacles. De ce victorieux combat de notre sociabilité, il faudrait un aveuglement bien opiniâtre pour ne pas reconnaître la main de Dieu [262].
Parce que les peuples sont présentés comme « les auxiliaires de la providence » [263], leur action ne doit jamais être abandonnée au hasard. Si la Révolution française participe à l’évidence d’un oubli passager de ces « faits primordiaux » [264] qui président au destin des hommes, il ne fait plus guère de doute que ceux-ci peuvent de nouveau, autour de 1840 et pour reprendre une formule de Firmin Laferrière, s’avancer avec confiance dans la « carrière du progrès individuel et social » [265].
79. Dans le même numéro que celui rendant compte de l’ouvrage de Hello, Ortolan entreprend d’exposer aux lecteurs de la Revue Wolowski les lois du développement historique de l’humanité [266]. Celle-ci n’est pas guidée par le hasard mais par ce qu’Ortolan nomme la « loi humanitaire » [267], loi « à la fois matérielle et immatérielle ; ayant à régir les corps et à régir les esprits ; admettant, dans ses conditions, la servitude physique des uns et la liberté morale des autres » [268]. Après quelques considérations méthodologiques, Ortolan dégage quatre lois qui participent d’après lui au développement de l’humanité. Si ses développements lui permettent d’assumer l’héritage de 1789 et d’inscrire le catholicisme dans le cours naturel de la destinée humaine [269], ils lui offrent surtout l’opportunité de conclure sur la quatrième loi, loi finale qui n’est autre que celle du progrès : « l’humanité a commencé par l’ignorance, par l’inégalité, par la servitude ; pour arriver, avec l’aide du temps et de sa loi divine, à la science, à la liberté, à l’égalité ! » [270].
80. La destinée humaine tient ainsi tout entière dans le schème théologique qui mène l’homme de sa déchéance originelle à sa rédemption eschatologique. Parce qu’elle « manifeste à chaque pas, la vérité de la dégradation de [sa] nature, et la prédominance du principe sensible et matériel sur le principe intellectuel et moral » [271], la destinée humaine prend la forme d’une théodicée. Parce que ceux qui méditent le destin de l’humanité ne sauraient renoncer au dogme de la liberté morale de l’homme, le postulat de l’action providentielle est une nécessité. Telles sont, en substance et en définitive, les caractéristiques principales de la philosophie de l’histoire qui sévit en France dans le premier XIXe siècle :
le thème de la philosophie de l’histoire : c’est le problème de notre destinée, c’est la détermination du rôle propre de l’homme et des hommes, en d’autres termes, c’est, sur un terrain nouveau, la vieille question du libre arbitre et de la Providence. L’homme est libre, il le sent, il le sait ; il n’est pas libre toujours, il le sent, il le sait encore. Quelles sont, dans l’ordre social, les limites de la puissance humaine ? Où l’homme finit-il ? Où voit-on apparaître Dieu ? [272].
81. Ces questions, qui constituent le cœur de la philosophie de l’histoire de M. Hello [273], forment le substrat axiologique sur lequel s’appuie l’herméneutique juridique dans le premier XIXe siècle. Indépendamment de l’orientation politique qui façonne la subjectivité de chaque jurisconsulte et dont il n’est pas question ici de nier l’efficace, une espérance commune anime les esprits historiens [274] :
Et le jour [viendra] où cette vérité à l’intelligence de laquelle nous avons voulu contribuer quelque peu en publiant ces modestes études, sera mieux connu ; le jour [viendra] où il sera bien compris par l’homme catholique que les doctrines libérales sont une conséquence du christianisme, par l’homme libéral, qu’en dehors du christianisme ses doctrines sont sans base et dès lors sans efficacité, par tous deux, qu’il est déraisonnable autant que funeste de confondre, soit dans une même réprobation, soit dans un même respect, la religion, qui vient de Dieu, avec les abus de la religion, qui viennent de l’homme [275].
Il ne faut toutefois pas s’y tromper : pour les jurisconsultes, la référence au libéralisme et à la forme du régime politique demeure secondaire, car c’est avant tout sur la foi chrétienne, et sur une ontologie partagée par les catholiques, les protestants ou les jansénistes, que s’édifie la science du droit dans le premier XIXe siècle.
III. Science du droit et ontologie spiritualiste : les arcanes de l’herméneutique juridique
82. Pour un homme d’esprit du premier XIXe siècle, la réalité – qu’elle soit passée, présente ou à venir – se ramène bien souvent au combat souterrain entre le principe matériel et le principe spirituel. Cette tension féconde non seulement le grand récit historique, mais elle affecte également des domaines plus circonscrits. Si, du point de vue de la technique juridique, leur traitement ne présente pas de difficulté particulière, leur portée idéologique est en revanche considérable.
83. Devenue sensible depuis que la Révolution avait réduit la puissance paternelle à la portion congrue, la question de la liberté de tester est ainsi présentée sous un jour qui ne manquera pas d’étonner le lecteur contemporain. À ceux qui nourriraient encore quelque prévention à l’encontre du testament, Laferrière oppose l’autorité de l’histoire pour affirmer que « le droit de tester a été inconnu ou extrêmement limité dans les temps et les législations qui ont été dominées par le principe matériel » [276]. En situant d’emblée le débat sur le terrain axiologique de la lutte immémoriale qui oppose le matérialisme au spiritualisme, il voit dans la faculté de tester le triomphe de l’esprit sur la matière :
la faculté de tester c’est le droit qui donne à la volonté, à la pensée de l’homme une exécution efficace […] C’est la volonté de l’homme, c’est sa pensée qui lui survit [...] C’est donc quelque chose de l’élément spirituel qui survit à la partie organique et matérielle [277].
Le propos de Laferrière est ainsi enté sur une foi chrétienne qui fait de l’immortalité de l’âme humaine un principe essentiel de la nature humaine :
sous la domination du principe matériel, que les nations subissent dans leurs lois, sans en avoir la conscience, l’homme qui n’est plus est censé mort tout entier : le matérialisme ne voit rien au-delà du tombeau, et par conséquent, à ses yeux, la volonté d’un mort est un non-sens. Le spiritualisme, au contraire, traverse la tombe, voit la vie au-delà et une législation pénétrée de son esprit ou du principe chrétien, ne confondant pas l’âme humaine avec sa dépouille mortelle, donne une grande efficacité à la volonté des testateurs [278].
84. Dans le contexte que l’on sait, cette présentation suffisait pour rallier le lecteur à ses vues, mais Laferrière croit cependant nécessaire de rappeler que Pétion et Robespierre avaient ferraillé contre le testament sous la Révolution. Au prix d’un raccourci saisissant, il conclut alors que
c’est la poussière de l’homme qui s’élève contre le droit de tester : c’est le matérialisme qui proteste contre le droit spiritualiste naturalisé dans les lois romaines. […] Dans l’ordre politique et civil, [Pétion et Robespierre] représentaient la philosophie sensualiste de Locke et de Condillac, d’Helvétius et de Diderot : leur opinion sur le droit de tester était un effet naturel de l’école matérialiste [279].
85. Outre qu’il témoigne une nouvelle fois de l’efficacité dialectique du couple matérialisme/spiritualisme, le traitement historiographique réservé ici par Laferrière à la question du droit de tester dévoile les ressorts axiologiques de cette conception du droit si familière aux jurisconsultes du premier XIXe siècle. On en trouve d’ailleurs une explicitation remarquable sous la plume d’Ortolan : « On ne donne pas une notion exacte du droit en général, quand on le définit : ce qui est prescrit par l’autorité législative (quod jussum est) » [280]. Circonscrire ainsi l’objet droit revient pour le publiciste à proposer une « définition matérialiste dans laquelle on prend le fait pour le droit » [281]. La loi, expression positive du droit, est ainsi ramenée au fait, lequel n’exprime le droit que de manière incomplète. Manque en effet, la dimension spirituelle, sans laquelle il n’est pas de droit véritable. Encore faut-il préciser que pour Ortolan ramener cette dimension à l’art du bon et du juste, ou à l’équité comme avaient pu le faire les penseurs de l’antiquité, reviendrait à ne donner qu’une « apparence de définition spiritualiste » [282]. Aussi le droit véritable ne peut-il être saisi que de manière scientifique, étant précisé que
la science du droit est la connaissance des vérités ou lois de première création dans l’ordre moral du juste ou de l’injuste. C’est ce que l’on nomme communément droit naturel, droit général, droit rationnel, ou, selon des expressions aujourd’hui plus à la mode, philosophie du droit [283].
86. Alors que pour Taulier la « jurisprudence des arrêts […] [constitue] la science relative du droit » [284], « la vraie science du droit » a
pour but de découvrir l’élément philosophique de la loi, son sens intime fondé sur la recherche du juste et de l’injuste, son esprit recherché dans ce qui est plus généralement vrai, ou bien dans la vérité spéciale et relative dont elle s’est inspirée [285].
Le civiliste grenoblois propose ici une définition très orthodoxe de la science du droit qui s’avère être parfaitement conforme à celle que Gérando avait exprimée en 1819 dans l’introduction de son cours de droit public et administratif :
Y a-t-il une science du droit public et administratif ? Quelle est cette science ? Sous quelle condition peut-elle obtenir ce titre ? Cette question [...] demande à être résolue ; et sa solution sera une sorte d’introduction philosophique [286].
87. La philosophie dont se prévalait en l’occurrence le baron est tout à fait compatible avec la forme émergente du spiritualisme éclectique, dont Cousin, Jouffroy et Damiron deviendront les principaux représentants à partir de la Restauration [287]. Tous considèrent alors qu’il ne peut y avoir de science qui n’ait été fondée sur l’observation préliminaire de l’homme. Si l’anthropologie qui est en passe de s’imposer sous la Restauration n’est plus tout-à-fait celle qui avait pu prévaloir au sein de la société des observateurs de l’homme [288], elle est en revanche parfaitement ajustée à la philosophie de l’histoire qui accompagne le premier XIXe siècle français.
88. C’est sur l’observation de l’homme en effet que se fondent alors les grands récits que les mythologues prennent soin de les parer des atours de la science. Dans son essai sur l’histoire de la philosophie qui paraît en 1828, Damiron écrit que
pour faire la science de l’homme, il faudra donc observer, mais observer autrement que les peintres de mœurs. Ce ne sera plus aux détails et aux individualités qu’on devra s’attacher, mais aux masses et aux faits généraux ; il ne s’agira plus de savoir ce qui se passe de particulier dans l’âme de tel ou tel individu, mais ce qui se passe de commun dans l’âme de tous : les anecdotes feront place à l’histoire, et les traits aux explications scientifiques [289].
89. Ce qui se passe de commun dans l’âme de tous est précisément ce que Jouffroy nomme le sens commun [290]. « Cette mystérieuse instruction que tout le monde porte en soi et que personne ne se souvient d’avoir acquise » [291] domine les hommes « presqu’à leur insu » et se présente comme « une somme de principes ou notions évidentes par elles-mêmes » [292]. La chose est entendue, autant pour un philosophe que pour un jurisconsulte. Elle l’est même à ce point qu’elle n’appelle guère de développements substantiels. Dans son aussi remarquable que peu remarqué Traité de l’interprétation des lois, Mailheur de Chassat aborde « la philosophie morale et le droit naturel » comme « celle des sciences qui doit être la plus familière à l’interprète car elle est la base et le supplément de toutes les législations positives » [293]. Il reconnaît cependant avoir « hésité à consacrer quelques développements à ce chapitre [et avoir voulu se] borner à indiquer rapidement les points principaux qui le recommand[ai]ent aux méditations des hommes voués à l’étude et à l’interprétation des lois » [294]. La chose procédant de ce qui se passe de commun dans l’âme de tous, il lui apparaissait inutile d’en préciser les contours, d’autant que cette question était abordée, de manière succincte dans les cours ou manuels de droit civil et d’introduction générale au droit, ou de manière plus substantielle dans les enseignements ou les ouvrages de philosophie du droit et de droit naturel. Toutefois, la diffusion assez confidentielle de la philosophie du droit en France [295] a contraint Mailheur de Chassat à revenir sur ses projets afin de fournir aux herméneutes « un aperçu rapide sur la science elle-même [qui] donnerait une idée plus juste et de son importance et des nombreuses ressources qu’elle offre à l’interprète » [296]. C’est donc bien cette philosophie morale du sens commun qui régit de manière plus ou moins occulte la pensée des jurisconsultes lorsqu’ils cherchent à circonscrire la substance et la portée du droit naturel.
III.1. Droit naturel et sens commun, ressorts occultes de l’herméneutique juridique
90. Dans les Notions élémentaires sur la justice, le droit et les lois qui paraissent en 1828 dans un manuel qu’il destine aux étudiants en droit et aux jeunes avocats, Dupin fait état de ces
premières notions du droit naturel que la raison seule découvre sans le secours de la science ; il est des lois que nous savons et que nous n’avons jamais apprises ; qui sont nées pour ainsi dire en nous et avec nous [297].
Il va également sans dire, pour Marcadé comme pour la très grande majorité des jurisconsultes de son temps, que ce « droit naturel est le résultat des lois naturelles, c’est-à-dire de celles que le Créateur a attachées à notre nature et gravées au fond de tous les cœurs » [298]. Cet état d’esprit s’étend bien au-delà du cercle des magistrats, avocats et professeurs de droit, lesquels ont été, pour bon nombre d’entre eux, à l’école des philosophes. Marcadé confesse d’ailleurs à ce sujet qu’ « en 1829, [il faisait son cours] de philosophie, avec plus de 80 autres jeunes gens, dans un établissement dont les professeurs étaient les partisans dévoués du système du sens commun » [299].
91. Le sens commun domine à ce point les subjectivités qu’il se retrouve aussi bien sous la bannière du christianisme hétérodoxe de Lamennais [300] que sous les plumes de Jouffroy, Damiron ou Cousin. Si l’orthodoxie catholique ne la voit pas avec un œil toujours bienveillant, elle ne la condamne que du bout des lèvres car la philosophie du sens commun s’accorde plutôt bien avec les principaux dogmes chrétiens [301]. Pour le grand prêtre de l’éclectisme naissant,
un Dieu sans monde est tout aussi faux qu’un monde sans Dieu […] ; il y a longtemps que le bon sens du genre humain fait sa route ; il y a longtemps que, loin des écoles et des systèmes, le genre humain croit avec une égale certitude à Dieu et au monde […] Il y croit comme à la manifestation visible d’un principe caché qui lui parle sous ce voile, et qu’il adore dans la nature et dans sa conscience. Voilà ce que croit en masse le genre humain. L’honneur de la vraie philosophie serait de recueillir cette croyance universelle, et d’en donner une explication légitime [302].
92. L’observation de l’homme consacre ainsi une évidence. Elle est première, commune et fondamentale dans la mesure où tout un chacun peut la ressentir en son for intérieur. Appliquée au champ du droit, elle en constitue alors, selon une belle formule de Taulier, la science intime :
Ainsi, j’accepte les termes de Portalis, comme donnant une idée vraie des préceptes éternels dont chacun apporte, en naissant, la science intime ; puis je range dans un ordre secondaire les préceptes formulés par l’homme et qui ne sont connus à l’homme que par une révélation extérieure ; j’ai désormais trouvé le droit naturel et le droit positif, et l’ensemble de leurs préceptes constitue la science de toutes les lois [303].
93. C’est donc avant tout sur un sentiment intérieur que les jurisconsultes fondent la distinction du droit positif et du droit naturel. La tâche de l’herméneute –qu’il soit philosophe, historien ou jurisconsulte– consistera par conséquent à en discerner les principales manifestations afin de les rendre intelligibles à tous. Et dans la mesure où le credo commun aux hommes de ce temps les invite à penser que le plus grand effort de l’esprit humain consiste à dévoiler les lois que Dieu a données à la matière [304], le droit est perçu comme une théophanie :
S’il en est ainsi, c’est que le droit, multiple dans ses applications, est un et indivisible comme théorie, comme abstraction émanant de Dieu ; c’est qu’à ce titre, il pénètre l’humanité, et que, dès lors, dans l’histoire de celle-ci, dans ses faces changeantes, dans les mille formes extérieures qu’elle revêt tour à tour, l’on doit retrouver les rayonnements d’un même tout qui, placé au fond, anime les variétés de surface, comme le même principe de vie explique les mouvements divers du corps [305].
94. Dans son expression positive, le droit manifeste l’action de la providence. Et même si le regard de l’observateur est trop souvent diverti par les vicissitudes d’une histoire humaine soumise aux passions plutôt qu’à la raison, il importe de faire preuve de perspicacité afin de mettre à jour ce qui, fût-ce sous une forme positive et grossière, est à l’œuvre [306] :
Le droit, pour être méconnu, n’en existe pas moins ; il tend à reprendre son empire et reparaît avec son caractère divin pour être de nouveau éclipsé par les ténèbres que produisent les passions humaines [307].
Dans leur dimension positive, l’histoire, la philosophie et le droit sont donc des instruments susceptibles d’éclairer l’action des principes [308] à l’œuvre dans la législation :
Qu’on applique le procédé qui seul peut faire le succès et l’exactitude des sciences naturelles : l’observation ; qu’on demande à l’étude des faits opérés en grand, une révélation ; cette révélation apparaîtra d’une manière sensible, positive ; puis la notion philosophique de l’humanité viendra l’expliquer rationnellement [309].
Et c’est précisément ce dévoilement ou cette révélation qu’on nomme alors découverte scientifique :
à mesure que la science découvre, les vérités qu’elle a mises en lumière descendent […] en devenant ainsi le patrimoine de tous, elles dépouillent leur forme scientifique, et se séparant peu à peu des raisons plus ou moins nombreuses qui les ont fait admettre, elles finissent par s’établir dans la croyance commune sous forme d’axiomes [310].
Par un judicieux système d’aller-retour, le sens commun dévoilé par les herméneutes et revigoré par la science retourne ainsi à ses premiers destinataires.
95. On comprendra dès lors que cette « science de l’invisible » [311] ne dévoile pas ses secrets aux hommes du commun. Comme le fait justement observer Georges Navet,
un intervalle demeurera entre ceux qui possèdent désormais le sens commun sous sa forme rationnelle et ceux qui ne le possèdent que sous la forme d’une « croyance commune » en des « axiomes » dont la caractéristique est précisément d’avoir perdu en route les « raisons » qui ont permis aux savants de les établir [312].
Comme l��écrit Foucart en effet,
pour nous qui reconnaissons l’existence d’une loi morale supérieure à l’homme, qui pensons que cette loi doit être la source de toutes les lois positives, il ne s’agit plus que de savoir qui doit en être l’interprète [313].
Dans la mesure où le socle de valeurs communes n’est pas remis en question par les savants, la seule question qui demeure est celle de savoir lesquels d’entre eux seront autorisés à dévoiler au commun cette part invisible de la science, qu’elle soit historique, philosophique ou juridique.
96. Dans le champ du droit, la réponse ne fait guère de doute : le professeur est ce hiérophante capable de dégager la veritas juris prisonnière de l’opacité des faits. Lui seul est qualifié pour trouver dans l’histoire et la philosophie des instruments susceptibles d’éclairer le sens du corpus juridique mis à la disposition des interprètes. Car en chacun raisonnent les mots de Taulier qui envisage la fonction professorale comme une « mission » « critique » nécessaire au « progrès » [314]. Si le professeur officiant dans une faculté de droit est donc ce hiérophante autoproclamé, le magistrat demeure toutefois un herméneute de second rang. Pour Taulier par exemple, la « jurisprudence des arrêts » n’est jamais que « la science relative du droit » [315], dans la mesure où elle demeure confrontée aux « caprices des faits » [316]. Cet élément, qui permet aussi d’expliquer la réception modérée des décisions de justice par la science du droit dans le premier XIXe siècle, offre la possibilité de préciser le sens que Taulier et ses contemporains assignent au mot jurisprudence. Au sens premier, la jurisprudence, qu’il ne faut pas confondre avec la jurisprudence des arrêts, constitue la « vraie science » [317] du droit car elle a pour but de « découvrir l’élément philosophique de la loi » [318]. Dès lors, un magistrat, ou plus généralement tout interprète, qui prétendrait expliciter la volonté du législateur, n’apporterait qu’une contribution mineure à la science du droit dans la mesure où la loi demeure, pour un herméneute qualifié, une œuvre vulgaire. Dans l’esprit des historiens, des philosophes et des jurisconsultes de ce temps, la loi humaine est imparfaite [319] car sujette à des contingences matérielles qui la rendent dépendante de la force et des instincts égoïstes :
que serait l’homme […] avec les seules influences de la loi positive ? Matière organisée, se mouvant comme par une convulsion organique, ne voyant dans le droit que l’empire de la force, et dans le devoir qu’une violence brutale, les individus et les sociétés incapables de résignation, de passions généreuses, esclaves nécessaires d’un égoïsme sans noblesse et sans moralité, tendraient sans cesse à troubler l’harmonie privée et l’harmonie générale [320].
97. Ainsi, à rebours de la vulgate historiographique qui assigne à la loi un caractère absolu et réduit le rôle de l’exégèse à la simple mise à jour de la volonté du législateur humain [321], la philosophie du droit promue par les jurisconsultes ramène la législation positive à sa dimension immanente, matérielle et contingente [322]. Pour l’herméneute qui sommeille en chacun d’eux, la loi ne peut donc, à elle seule, exprimer la vérité du droit :
parmi les vérités dont le droit se compose, ou mieux, les axiomes qui le constituent, il en est dont la négligence porterait un coup irrémédiable, et dont l’observation est forcée, sous peine de ruine pour la société […] Il les faut trier du milieu des autres. C’est ce que fait la loi […] la loi est le droit praticable, le droit réduit en règles positives et en préceptes particuliers. N’y cherchez donc ni une création ni une fantaisie, vous n’y trouverez qu’un choix […] [la loi] se borne à rendre visible le lien déjà existant et à nous astreindre comme membres de l’état, tandis que le droit continue à nous tenir comme membres de l’humanité [323].
Si Massot restitue ici parfaitement la substance d’une distinction classique qu’on retrouve dans la plupart des manuels et des traités juridiques, la différenciation du droit et de la loi mobilise également d’autres modèles discursifs. La distinction du droit positif et du droit naturel constitue à ce titre une variation sur le même thème. Alors que les deux syntagmes sont distingués pour des raisons principalement didactiques, leurs rapports se déclinent sur un mode essentiellement dialectique : « en théorie, il n’y a pas deux sortes de droit et le droit positif n’est plus droit, lorsqu’il n’est plus l’image parfaite du droit naturel » [324]. Massot explicite ainsi les ressorts théoriques d’une distinction au sujet de laquelle ses contemporains sont souvent lapidaires. Bien que certains aient pu y voir de la superficialité ou de l’indigence [325], la concision dont les jurisconsultes témoignent à l’égard du droit naturel atteste plutôt l’efficience de la philosophie du sens commun ; elle seule dispense en effet de rendre explicite ce qui, selon la formule convenue, est gravé au fond du cœur de chacun. C’est aussi pourquoi Massot recourt à la métaphore pour faire sentir, par-delà ce qui les distingue, la nécessaire complémentarité du droit et de la loi :
si le droit est pour le genre humain comme l’œil qui, tourné vers le ciel, découvre les horizons nouveaux, la loi est comme le pied qui, suivant la voie praticable nous tient debout et ferme sur la terre [326].
98. Encore faut-il préciser qu’au regard de l’anthropologie alors dominante, le pas de l’homme n’est guère assuré et qu’il lui faut se garder d’intervenir trop importunément dans le cours des choses. « Ce serait empirer la triste condition de l’humanité que de vouloir changer par le système de la législation le système de la nature » [327]. Ce propos de Hello, qui d’un point de vue strictement politique confine au conservatisme, tient surtout lieu de catharsis pour une génération qui attribue l’essentiel des maux révolutionnaires à l’orgueilleuse prétention de vouloir régir les mœurs par la loi. Il conforte au demeurant l’idée que, quelles que soient les qualités ou la légitimité qu’on lui reconnaisse, le législateur humain ne crée pas le droit :
il faut le reconnaître en toute humilité, Messieurs, l’homme ne crée rien : il ne fait que dégager et combiner les rapports. Quelle est en effet la tâche du législateur ? Pensez-vous qu’il puisse imposer à la société le produit de ses caprices et qu’il dépende de lui de créer le droit ? Non, Messieurs, soyez-en certains. Le droit dans son sens absolu est antérieur à la loi positive [328].
99. Si cette antériorité du droit est perçue comme une bénédiction [329], c’est aussi parce qu’elle offre au professeur de droit la possibilité de retrouver une place de choix dans le jeu politique d’élaboration et de légitimation des normes juridiques [330]. Elle propulse l’herméneutique au rang de science car il devient nécessaire d’élucider la loi, c’est-à-dire, littéralement, d’en extraire la lumière [331]. Encore faut-il préciser que cette lumière n’est pas seulement celle qui pourrait surgir de la combinaison raisonnée des mots et de leur ajustement plus ou moins évident à l’intention du législateur humain. Cette lumière est, d’un point de vue ontologique, d’essence divine. Donner du sens à la loi ne se réduit donc pas seulement à rechercher la volonté du législateur humain –car ce serait alors de nouveau inféoder l’herméneute aux aléas du jeu politique–, mais à mettre à jour l’action de la providence. Donner du sens, ce n’est pas seulement dévoiler la signification littérale du texte de loi, c’est aussi donner une direction, un sens.
100. Une telle mission doit cependant être menée avec humilité et circonspection car la vérité du droit demeure en partie soustraite au regard de la créature déchue. Dieu aura toutefois veillé à ce que cette déchéance ne fut pas totale, car il aura pris soin d’armer sa créature d’une raison qui est l’instrument de son perfectionnement et qui lui permettra, à l’occasion, de dépasser son animale condition [332]. La première préoccupation de l’herméneute sera donc de tenir compte des caractéristiques fondamentales de cette humaine condition qui, selon l’anthropologie alors dominante, peut se ramener à quelques propositions élémentaires du catéchisme chrétien :
1° L’homme considéré dans son état d’imperfection morale. Cette imperfection résulte, de l’insuffisance ou du défaut de culture des facultés qui tiennent à la partie immortelle de son être ; de ses organes, de sa constitution physique, et des rapports réciproques entre le corps ct l’esprit ; par conséquent, des désirs, des passions et des vices, &c.
2° Le souverain bien, tel que Dieu l’a mis à la portée de l’homme. (De là les distinctions naturelles entre le bien et le mal, en Général) les qualités constitutives du souverain bien proprement dit, ses effets naturels, c’est-à-dire, le bonheur de l’homme sur la terre, &c.
3° Enfin, les moyens qui peuvent l’y conduire, [savoir] : la connaissance de Dieu et de soi-même ; le désir de se corriger de ses imperfections et de ses vices ; le courage de les combattre, l’emploi des lumières et des secours puissants que fournit la religion, &c. [333].
101. En considération d’une telle anthropologie, on comprendra aisément que l’œuvre de l’herméneute, pour nécessaire que soit son travail de guide vers le perfectionnement ou la vérité du droit [334], sera toujours frappée d’incomplétude :
le droit continuera toujours à dévier de la raison ; la loi s’écartera maintes fois du droit, le juge souvent ne suivra pas la loi. C’est qu’en cette matière, si Dieu est le principe, l’homme est l’instrument ; c’est que là, comme partout, l’homme est réduit, pour penser, à une intelligence faillible pour formuler, à une parole imparfaite, pour exécuter, à des moyens bornés ; et là, ses infirmités natives ne peuvent avoir pour remède l’espoir d’une révélation [335].
D’où la nécessité d’une interprétation prudente et avisée qui puisse inscrire la raison de la loi positive dans une perspective plus élevée. La ratio legis ne peut par conséquent être réduite au sens littéral du texte de loi. L’herméneutique n’a donc pas seulement pour objet la mise à jour de l’intention du législateur humain : elle nourrit l’ambition, plus gratifiante car plus spirituelle, de « se hasarder […] sans se montrer téméraire, sans entreprendre sur Dieu même, sans prétendre sonder ses secrets, dans [la] recherche difficile » [336] de la vérité du droit. C’est cette quête, nécessitant prudence, compétence, mais aussi humilité [337], qui constitue l’objet même de la jurisprudence, laquelle est alors synonyme de science du droit.
102. Ces considérations générales peuvent expliquer par exemple les convictions, qui de prime abord pourraient sembler paradoxales, d’un auteur tel que Laurent. Au regard de ce qui précède on ne sera pas surpris qu’il puisse tout à la fois, et sans contradiction, être d’une part animé de profondes convictions spiritualistes et chrétiennes, et apparaître, d’autre part, comme un positiviste –au sens de celui qui veut (ou prétend) tirer ses convictions de l’observation des faits– adepte de l’interprétation littérale du Code civil. Ce sont ces éléments qui ont conduit plus d’un commentateur à voir en lui un digne représentant de l’exégèse, alors même que, comme l’écrit Pierre Gothot, il avait très peu confiance « dans la sagesse du législateur » [338]. On comprend également qu’il ait pu pourfendre ceux qui « prétend[ai]ent retrouver l’esprit du Code civil au-delà de sa lettre » car en cherchant ainsi « à se substituer au législateur les interprètes lui paraiss[ai]ent reproduire l’attitude d’un clergé se servant d’un texte sacré pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas » [339]. En revanche, quand il écrit que ceux qui agissent de la sorte « considèrent le texte du Code civil comme parfait [340] », il stigmatise les tenants d’un positivisme étroit qui fait fi de l’incomplétude ontologique d’une loi qui demeure le produit imparfait de l’homme déchu. Loin d’être aussi originale qu’on a pu l’affirmer [341], sa posture éclaire utilement la pensée juridique du premier XIXe siècle, moment où le positivisme exégétique cohabite très harmonieusement avec un spiritualisme chrétien qui marie opportunément théodicée et théophanie.
103. Si le terme d’éclectisme est souvent utilisé pour qualifier ce moment de la pensée en France, il porte encore les stigmates des critiques qu’ont pu lui adresser ceux qui le ramenaient à un vulgaire mélange des genres. C’est pourquoi il serait peut-être judicieux de lui substituer un mot ou une expression plus à même de caractériser la pensée juridique qui se déploie dans le premier XIXe siècle. Le syntagme « positivisme spiritualiste » [342] est, somme toute, plus suggestif, dans la mesure où il recèle une tension dialectique fondamentale. Au regard des catégories analytiques qui scellent les discours convenus de l’histoire de la pensée juridique, le positivisme spiritualiste est l’expression formelle d’une aporie : le spiritualisme renvoie à la nature immatérielle de l’esprit et le positivisme suppose une réalité matérielle. Si, en bonne logique binaire, chaque élément constitutif du syntagme exclut l’autre, le credo philosophico-religieux que partagent les hommes du premier XIXe siècle leur permet toutefois de dépasser l’opposition terme à terme pour adopter une logique ternaire qui est la marque de la philosophie de Cousin, Lerminier [343], Ledru-Rollin [344], Foucart et consorts. Tous sont positivistes, au sens où ils prétendent tirer leurs conclusions de l’observation des faits. Mais chaque fait ou série de faits s’inscrit dans un schème anthropologique qui façonne un récit dont la consistance spiritualiste n’échappe à personne [345].
104. En définitive, tout peut se ramener à l’anthropologie, entendue comme science de l’observation de l’homme, laquelle est alors très dépendante des questions de la nature et de la destinée humaines, ainsi que des réponses que les philosophes ont pu y apporter :
La question de la nature et de la destinée humaines a reçu différentes solutions de la part des philosophes. Les uns, ne s’élevant pas au-dessus de l’horizon borné de la matière, se sont perdus dans l’étude des organes ; ils ont cru que là était tout l’homme, et que cet être merveilleux, placé si fort au-dessus des animaux par la raison, était cependant destiné comme eux à périr tout entier, après avoir éprouvé, pendant un temps plus ou moins long, une série de sensations agréables ou pénibles. D’autres, s’élançant bien au-dessus du monde physique, ont, par une sublime mais dangereuse abstraction, supprimé la matière, et n’ont vu dans l’homme qu’un être immatériel, jouet d’une série d’illusions qui forment ce que d’autres ont pris pour la matière. Une école philosophique, plus vraie parce qu’elle est moins exclusive, a rappelé l’esprit humain à l’observation impartiale et complète des phénomènes intérieurs et extérieurs ; elle reconnaît à l’homme, outre cette portion périssable de matière qui constitue le corps, une âme immortelle, capable de comprendre le bien et le mal, faite pour trouver son bonheur dans l’accomplissement du devoir, et appelée à recevoir dans une autre vie la récompense ou la peine qu’elle aura méritée par sa conduite dans ce monde ; l’homme, pour elle, est une intelligence servie par des organes. Nous allons voir quelles sont, à l’égard du droit, les conséquences de cette vérité [346].
105. Les développements consacrés jusqu’ici aux soubassements de la science juridique permettent d’affirmer que les conséquences de cette philosophie vont bien au-delà de celles que Foucart juge bon d’indiquer à ses lecteurs. Elle détermine une conception du droit conforme aux représentations de l’homme et de son action dans le monde ; elle permet de mieux expliciter les rapports du droit naturel et du droit positif, lesquels ne sauraient constituer deux ordres absolument distincts [347]. Déclinée sur le mode de la théodicée, elle coproduit une philosophie de l’histoire caractéristique qui, selon les auteurs, permet d’organiser les rapports du fait et du droit sur un mode conflictuel [348] ou de fonder la distinction du droit et de la loi. Articulée sur le modèle d’une théophanie, elle justifie l’obéissance inconditionnelle à une loi même imparfaite, option qui pourrait passer pour l’expression d’un positivisme étroit si cette attitude ne s’appuyait sur une profession de foi ouvertement spiritualiste [349].
III.2. L’homo juridicus dans la glaise de l’ontologie spiritualiste : nœud gordien de l’herméneutique juridique
106. Établir les dividendes que l’herméneutique juridique a pu tirer du spiritualisme éclectique du premier XIXe siècle reviendrait à interroger la plupart des catégories analytiques et des adages consacrés par la culture juridique contemporaine. Dans quelle mesure peut-on dire par exemple que la formalisation de l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » par Delvincourt [350] et ses thuriféraires, est tributaire de la croyance d’après laquelle « les lois naturelles sont celles que la raison éternelle, c’est-à-dire Dieu, a gravées dans tous les cœurs » [351] ? Dans le même ordre d’idées, on peut également se demander dans quelle mesure la conception spiritualiste de la loi n’a pas contribué à la formation et au succès de l’adage d’après lequel « la loi ne tombe pas en désuétude » [352] et à l’abandon progressif de la cessation des motifs comme cause d’abrogation de la loi. Nul doute qu’il y aurait alors matière à interpeller tous ceux qui –spiritualistes dans l’âme– auraient tendance à penser que cette évolution est le signe d’un culte –jugé excessif– à la loi positive et la marque corrélative du triomphe de l’exégèse [353].
107. Si ces questions mériteraient un examen approfondi, les dividendes herméneutiques du spiritualisme éclectique sont plus immédiatement sensibles dans les champs du droit des obligations et du droit de la responsabilité. L’anthropologie commune aux philosophes et aux jurisconsultes du premier XIXe siècle permet en effet de dégager les principaux traits de l’homo juridicus, figure ontologique de toute rhétorique juridique. Cet homo juridicus est conçu, ainsi que l’écrit Gérando, comme « jouissant d’un empire entier sur lui-même, de cette liberté auguste qu’il reçut de son créateur, [de ce] sentiment si admirable […] qui imprime à chaque action le caractère moral qui lui convient » [354]. Cette « prérogative précieuse de la liberté, cette faculté magnifique de raisonner ses actes et de les accomplir volontairement, est, pour Marcadé, un privilège exclusif à l’homme » [355] et il ne vient à l’esprit d’aucun jurisconsulte d’en contester l’efficience. Foucart va même jusqu’à écrire que « l’observation des phénomènes intérieurs prouve que l’homme […] est libre dans ses déterminations, bien qu’il soit quelquefois tiré en sens contraire par des motifs différents » [356]. La preuve dont fait ici état Foucart n’est autre que celle délivrée par le sens commun ou le sentiment intime, cette science de l’invisible dont on pourrait douter si on la soumettait à un examen philosophique. Or, précisément, il y a là un « fait » que les jurisconsultes ne mettent pas en doute car ils en ont fait depuis longtemps la condition de toute responsabilité. C’est parce qu’il a su résister au mal que l’homme mérite d’être loué ou, s’il y a succombé, d’être blâmé. Mais pour être déclaré responsable, encore faut-il au préalable qu’on ait postulé sa liberté : « il y a lutte pour qu’il y ait mérite, il y a liberté pour qu’il y ait responsabilité » [357]. Pour Taulier, le « libre arbitre [de l’homme est la] source de la moralité de ses actions » [358].
108. Publicistes et privatistes partagent donc une même vision de l’homme, et ils en tirent les conséquences nécessaires dans les principaux champs de la science juridique. Si la philosophie du droit demeure évidemment tributaire de l’ontologie spiritualiste, ses applications sont immédiatement sensibles dans le domaine de la responsabilité pénale [359] car, pour prononcer une déclaration de culpabilité, les jurés ne doivent pas seulement établir des faits : ils doivent encore juger de leur moralité [360]. De manière tout aussi évidente, l’ontologie spiritualiste produit des effets considérables dans le champ de la responsabilité civile. Si l’on peut considérer aujourd’hui que l’originalité de l’article 1382 « réside dans le détachement de la responsabilité civile de sa matrice pénale » [361] et que la doctrine civiliste du XIXe siècle a cherché à unifier le droit de la responsabilité civile autour d’une faute dont la dimension spirituelle n’a pas échappé aux historiens de la pensée juridique, la chose n’était pas absolument évidente pour les premiers commentateurs d’un code dont la lettre permettait certes cette interprétation, mais ne la rendait nullement nécessaire [362]. Si la généalogie des articles 1382 à 1386 fait toujours débat [363], tout le monde s’accorde pour reconnaître l’orientation spiritualiste et anti-matérialiste des interprétations qui fleurissent sous la plume des jurisconsultes à partir de la Restauration [364]. Ainsi, au moment où ils façonnent les distinctions aujourd’hui canoniques du délit et du quasi-délit, ou encore de la faute civile et de la faute pénale, leur spiritualisme leste ces notions juridiques élémentaires d’une ontologie dont la plupart des herméneutes contemporains sont encore prisonniers.
109. Car l’empire du spiritualisme éclectique ne se limite ni au premier XIXe siècle, ni au territoire français. Après 1850, il sévit un peu partout, à Paris comme en province, par exemple au sein de l’académie de législation de Toulouse [365]. On le retrouve aussi à l’œuvre en Belgique, y compris à l’université libre de Bruxelles fondée en 1834 par des anticléricaux. Cette « faculté de philosophie, lettres et droit […] fut spiritualiste » [366] et il est remarquable de constater que « initialement ouvertement hostile au matérialisme, [elle évolua] vers un « réalisme ou positivisme spiritualiste » entre le crépuscule du XIXe siècle et l’aube du XXe siècle » [367]. Cette évolution est également sensible en France et on pourrait en percevoir les avatars au sein du mouvement de la libre recherche scientifique au tournant des XIXe et XXe siècles. On pourrait même le retrouver à l’œuvre dans la très grande majorité des manuels contemporains d’introduction générale au droit [368].
110. On pourrait… à condition de le pister et d’en repérer les signes les plus manifestes. Si cette contribution [369] constitue un premier essai en ce sens, elle demeure néanmoins limitée, en raison des sources mobilisées, au premier XIXe siècle. Il est important de préciser à ce titre que l’une des meilleures façons d’apprécier la manière dont le spiritualisme et ses avatars travaillent l’herméneutique juridique consiste à examiner le traitement que ses sectateurs réservent à ceux qui défendent ou proposent des options épistémologiques concurrentes. Dans le premier XIXe siècle, le moins que l’on puisse écrire est que ce traitement est franchement belliqueux, du moins lorsqu’il trouve un interlocuteur qui pourrait être en mesure de proposer une autre philosophie du droit. Si, par son envergure philosophique, la pensée juridique de Bentham pourrait bien représenter cette alternative [370], elle demeure en partie étrangère à la culture juridique française du premier XIXe siècle [371]. Aussi n’est-il pas indifférent d’observer que, pour la période d’étude ici considérée [372], nous n’avons pu recenser qu’un seul jurisconsulte français en mesure de proposer une philosophie suffisamment conséquente d’un point de vue épistémologique pour constituer une alternative crédible au spiritualisme éclectique.
111. Dans le concert harmonieux des subjectivités spiritualistes, la voix de Joseph Rey détone en effet [373]. À ceux qui, à l’instar de Cousin, devisent sur « l’activité libre, le moi cause, la raison supérieure au moi, termes […] que nous avons reconnus comme le point de ralliement de tous les spiritualistes, [et qui] en appellent également au sentiment intime, au sens commun, ou à d’autres agents analogues, toutes les fois qu’[ils] ne peuvent établir une proposition par le raisonnement » [374], l’avocat grenoblois, radié du barreau et auquel l’université devait se garder d’ouvrir ses portes [375], oppose une vingtaine de pages qu’il consacre aux questions fondamentales de la volonté et de la liberté. S’appuyant sur « l’observation analytique des facultés » de l’homme et argumentant contre les objections qu’on pourrait adresser à son système, il y établit « le principe de la nécessité de nos actions » [376].
112. Nul doute qu’une telle option philosophique ne pouvait lui permettre de rallier les esprits convertis à la religion du libre arbitre [377]. Aussi Rey avait-il pris soin de ne pas revendiquer un héritage matérialiste qu’il savait être de nature à le priver de l’oreille de ses contemporains [378]. Mais ses adversaires ne tardèrent pas à le reconnaître et cherchèrent à dénaturer sa pensée. Dans une recension parue dans le deuxième numéro de la Thémis, un élève de Cousin stigmatise les Préliminaires du droit de Joseph Rey. Après avoir confessé qu’il était « entièrement opposé aux principes [que l’ouvrage] professe » [379], Sautelet écrit que le système de Rey « réduit l’homme à une capacité de sentir », c’est-à-dire à n’être qu’un « élément de passivité » [380]. Le philosophe spiritualiste dit alors tirer des leçons de l’observation pour affirmer « que l’homme se reconnaît comme une unité de force libre et invariable » [381]. Jouant habilement du registre dialectique actif/passif, Sautelet prétend que la philosophie de Joseph Rey consacre « l’impuissance absolue » de l’homme en le réduisant à n’être « qu’un effet, et jamais une cause » [382]. Sans plus de ménagement et au prix d’une caricature outrancière, Sautelet conclut qu’une telle anthropologie conduit à l’immoralisme le plus complet :
point de raison [...] point de liberté [...] point de devoir [...] point de droit [...] Mérite, démérite, juste, injuste, bien moral, mal moral, mots absurdes et vides de sens. Pas d’autre bien, pas d’autre mal, que le bien et le mal physiques [383].
En ravivant l’opposition du physique et du moral, Sautelet mobilise de nouveau le ressort spiritualiste pour contrer les errements d’un matérialisme rampant dont il cherche à écraser la tête pensante.
113. Quelques années plus tard, un jurisconsulte chevronné pourra ainsi présenter Joseph Rey « comme le champion le plus moderne des doctrines des philosophes sensualistes » [384]. La sentence délivrée ici par Warnkoenig, lecteur appliqué de Damiron [385] et qui fut sans doute l’un des plus importants contributeurs des revues juridiques du premier XIXe siècle [386], n’était donc pas sans affecter la portée des idées de Joseph Rey. Quand on sait par ailleurs que, à la suite de Tracy, Rey critiquait ouvertement Montesquieu et la séparation des pouvoirs, et qu’il ramenait –non sans pertinence– l’activité judiciaire à un simple acte d’exécution de la loi [387], c’est peu dire que le droit constitutionnel et les théories de l’interprétation qui font aujourd’hui le miel de nos publicistes auraient pu être autres. Quand on sait encore que Joseph Rey avait sapé d’emblée les conjectures stériles sur les différentes acceptions du mot droit et qu’il avait ainsi pu démontrer l’ineptie épistémologique que constituait la catégorie juridique aujourd’hui souveraine des droits subjectifs, c’est peu dire que la philosophie du droit aurait gagné en rigueur comme en clarté et que les discours lénifiants sur les droits de l’homme auraient été épargnés à toutes les oreilles délicates. Quand on sait enfin qu’il avait posé le principe de la nécessité des actions individuelles comme une victoire de la science de l’observation contre le dogme religieux du libre arbitre posé par le moyen-âge chrétien, c’est peu dire que la responsabilité pénale aurait été pensée sur d’autres bases philosophiques [388]. La lecture de Joseph Rey aurait également pu épargner bien des efforts aux spécialistes de la responsabilité civile qui luttèrent avec obstination pour faire émerger la théorie du risque et qui s’échinent toujours à expurger une faute d’obédience chrétienne d’un régime juridique dans lequel elle n’a pas à figurer. Quand on sait...
114. D’aucuns jugeront peut-être qu’il y a quelque incongruité à faire savoir de telles choses, mais adopter une épistémologie critique permet de porter un autre regard sur le spiritualisme éclectique et d’examiner de quelle(s) manière(s) il régente encore la pensée juridique contemporaine. Sans doute la foi qui animait les jurisconsultes du premier XIXe siècle n’a-t-elle plus tout à fait cours aujourd’hui, mais l’épistémologie juridique paye toujours un lourd tribut à la philosophie du droit qui s’est imposée dans le premier XIXe siècle. La dimension théonomique du droit ne peut en effet être pensée qu’en sacrifiant les catégories analytiques dont le sens est aujourd’hui saturé par les usages qu’on en fait depuis le moyen-âge chrétien. Elle suppose surtout d’adopter une épistémologie capable de faire apparaître, en creux et par-delà la singularité des auteurs, l’efficace d’une culture juridique se dépliant au hasard des événements qui affectent un corps social en perpétuel mouvement.
Jérôme Ferrand
Institut Rhône-Alpin de Sciences Criminelles (IRASC)