[Note]
1. Le caractère européen du droit russe est souvent contesté par les juristes étrangers et russes, surtout dans le domaine du droit comparé et de l’histoire du droit. Parmi les comparatistes, Ugo Mattei répertorie le droit russe dans le type de droit politique, c’est-à-dire le droit déterminé par l’idéologie des partis au pouvoir (par opposition au droit professionnel dans les pays occidentaux) [1]. Les comparatistes et soviétologues, comme William Butler, Rodolfo Sacco ou Gianmaria Ajani, soulignent la nature transitoire du droit russe contemporain, influencé par les traditions des civil law et common law, ce qui empêche, selon eux, de le ranger automatiquement parmi les droits de la famille romano-germanique (civil law), étendue de nouveau vers l’Est après l’effondrement du bloc socialiste dans les pays d’Europe centrale et orientale [2]. En revanche, Hiroshi Oda et Christopher Osakwe identifient des caractéristiques communes au droit russe contemporain et aux autres droits de la famille romano-germanique [3]. Depuis 1991, la majorité des juristes et sociologues du droit en Russie ont tendance à classer le droit national de ce pays dans la famille romano-germanique, mais sous réserve. Telle est également l’opinion du professeur de théorie du droit à l’université Lomonossov de Moscou, Mikhaïl Martchenko [4]. La même thèse a été soutenue plus récemment par Andreï Meduchevski, professeur de sociologie à l’École des hautes études en sciences économiques [5]. Toutefois, certaines voix s’expriment en faveur de la reconnaissance du droit russe comme système sui generis : telle est notamment l’opinion de Vladimir Sinukov, vice-recteur de l’université juridique Koutafin [6]. La même thèse est souvent discutée en lien avec l’idéologie (néo)eurasiatique selon laquelle la Russie aurait une mission particulière, à mi-chemin entre l’Asie et l’Europe [7].
2. Ces débats ont généralement lieu sans avoir recours à l’histoire du droit, dont les spécialistes sont également divisés s’agissant de la place de la Russie sur la carte de l’Europe. Encore au milieu du XXe siècle, Paul Koschaker excluait la Russie, comme toute l’Europe de l’Est, de la tradition juridique occidentale fondée sur la réception du droit romain et du droit universitaire romano-canonique (le jus commune) [8]. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, les historiens occidentaux ont commencé à reconnaître les liens culturels entre « l’Europe » et la Russie, du moins à partir de l’époque de Pierre le Grand qui « a conduit le pays du byzantinisme médiéval directement vers la culture des Lumières » [9]. Mais ce sont les historiens américains, comme, par exemple, Harold J. Berman et Richard S. Wortman, qui ont résolument placé la Russie du XIXe siècle dans la tradition juridique européenne (« Western legal tradition » d’après Berman) [10]. Néanmoins, les historiens ouest-européens sont restés peu disposés à admettre les points de repère communs entre « l’Europe » et la partie orientale du sous-continent. Par exemple, on ne trouve rien sur la Russie et les autres pays est-européens dans L’Histoire du droit privé européen au XIXe siècle d’Helmut Coing, directeur de l’Institut d’histoire du droit privé européen de Francfort [11]. De même, les cours d’histoire du droit « en Europe » passent sous silence toute la région d’Europe de l’Est [12].
3. Une pareille situation historiographique tend à renforcer les clichés liés aux pays exclus de l’entité historique européenne dans la région dite de « l’Europe de l’Est », pour reprendre ce concept probablement inventé par les Lumières [13]. Ainsi peut-on ignorer le fait que l’Europe de l’Est ne soit pas en réalité une région homogène (sous l’influence byzantine), mais plutôt hétérogène et divisée au moins en trois sous-régions (celle du sud, de l’est et de la Russie). Or, en réalité, la région en question a été exposée à une certaine influence du droit romain pendant le Moyen Âge, et a commencé depuis le XIXe siècle à moderniser ses droits nationaux et la science juridique en les inscrivant dans la tradition européenne [14].
4. La question du caractère du droit russe ne peut évidemment être résolue que sur la base d’études concrètes et par un dialogue entre les historiens et les comparatistes, la tendance historiographique actuelle étant de faire appel à une approche plus flexible par le biais de l’histoire européenne à l’échelle mondiale [15]. L’objectif de la présente étude est d’identifier les points de repère qui ont assuré la compatibilité du discours juridique de la Russie avec celui de l’Europe occidentale, et de remettre en cause les origines de la méthode comparative pendant le renouvellement scientifique du droit russe dans la deuxième moitié du long XIXe siècle. Pour ce faire, il convient d’envisager la place du droit civil comme noyau du droit occidental (appelé civil law parmi les comparatistes) et d’examiner les principaux travaux doctrinaux sur le droit civil et son histoire, publiés entre 1850 et 1917, y compris les cours de droit civil et les publications concernant la méthodologie des recherches juridiques. En premier lieu, il faut pour cela s’intéresser au contexte de la naissance de la science juridique russe, car la littérature occidentale sur le droit russe du XIXe siècle est très rare [16], et quasiment inexistante en français (1) [17]. Seront envisagés en deuxième partie les trois points de repère essentiels au dialogue entre juristes russes et européens, à savoir le rationalisme, le romanisme et le comparatisme, l’accent étant mis sur ce dernier point, le comparatisme ou la méthode comparative apparaissant comme un élément d’importance encore assez mal étudié [18], à la différence du romanisme (2) [19]. La troisième partie sera consacrée à l’analyse des champs d’application de la méthode comparative et à ses principaux résultats (3).
I. Modernisation du droit russe et naissance de la science juridique comme conséquence des grandes réformes de 1861-1864
5. Le comparatisme juridique peut être regardé comme une activité de la science juridique avancée. Il est le fruit de la culture européenne occidentale dont les traits les plus remarquables, d’après Franz Wieacker, sont « l’individualisme », « le légalisme » (le droit joue un rôle important et bien distinct dans la vie sociale) et « l’intellectualisme » (le droit est conçu comme un système étudié et développé par des spécialistes) [20]. Une telle culture est née pendant le Bas Moyen Âge et l’époque moderne avec comme cadre le droit romano-canonique universitaire (le jus commune).
6. La culture juridique russe jusqu’à l’époque moderne est, elle, assez différente, même dans le cadre de « l’Europe de l’Est » séparée de l’Occident par l’influence byzantine et le joug tatar-mongol entre 1240 et 1480. Ces facteurs provoquent un sous-développement économique (faible taux d’urbanisation, analphabétisme largement répandu) et culturel (apparition de l’imprimerie tardive, inexistence des universités avant 1755, etc.). En conséquence, les traits de la culture juridique russe finissent par être presque à l’opposé de ceux des pays occidentaux :
a) La symphonie normative à la place du légalisme. Dans la Russie médiévale, le droit est soumis à l’influence religieuse à tel point que les sources du droit positif combinent des règles séculaires et ecclésiastiques (à la façon des nomocanons byzantins). Sous la dynastie des Romanov, les actes normatifs du pouvoir absolu du tsar parviennent même à dominer les autres sources dans la Collection des lois de l’Assemblée du tsar Alexis de 1649 (Sobornoye Ulozhenije).
b) Le collectivisme au lieu de l’individualisme. La vie de la communauté des paysans russes (le mir, décrit d’une façon très vivante dans les œuvres de Léon Tolstoï) et l’absence d’une renaissance culturelle prédéfinissent la mentalité collectiviste et patriarcale.
c) L’expérience à la place de la science juridique. Le sous-développement économique est lié à de multiples facteurs (y compris le servage et l’étatisme) et se trouve combiné à l’absence de juristes et de juges capables d’élaborer, d’interpréter et d’appliquer des règles de droit sophistiquées. Cette situation conduit à la domination des clercs (les diaki) ou des praticiens dans la vie juridique, car eux seuls connaissent les artifices casuistiques propres à l’application d’une législation fragmentée, chaotique et inédite.
7. Au début du XIXe siècle le climat juridique en Russie commence à changer. Cette évolution est liée aux projets du tsar Alexandre Ier, qui se montre désireux de réformer son Empire à la façon occidentale par l’établissement de lycées et d’universités (en complément de l’université de Moscou, fonctionnant depuis 1755), par une réforme ministérielle, et enfin par le projet de codification du droit civil russe qui est dirigé par un grand homme d’État russe, le comte Mikhaïl Speranski. Toutefois, ces initiatives juridiques sont gelées du fait de la guerre entre les Empires français et russe en 1812 et de la restauration du régime conservateur. Pendant le règne de Nicolas Ier, sous la direction du même Speranski, l’ensemble des lois de l’Empire russe paraît en 46 volumes (en 1830) et, peu après, une version abrégée des lois en vigueur (Le Recueil des lois de l’Empire de la Russie ou le Svod zakonov) est publiée en 15 volumes. Pourtant, la connaissance des textes de loi n’apparaît pas comme une authentique science juridique et beaucoup reste à faire pour que l’administration de la justice respecte des règles de professionnalisme et de séparation de l’administration de l’État.
8. Au temps d’Alexandre II, la vraie transformation commence. La défaite écrasante des Russes dans la guerre de Crimée (1853-1856) met en évidence les défauts d’organisation de l’Empire russe et précipite les grandes réformes, avec d’importantes conséquences sur le droit russe et la science juridique. Doivent être remarqués dans ce cadre plusieurs points, en premier lieu l’abolition du servage puis les réformes judiciaires et universitaires.
a) L’abolition du servage, en 1861, dote plus de 23 millions de serfs d’une personnalité civile dont ils étaient jusqu’alors privés, leur permettant désormais de jouer un rôle effectif en matière juridique, lors des litiges notamment. Avant la réforme, les serfs étaient soumis à la juridiction des propriétaires terriens [21]. Désormais, le gouvernement se voit obligé de créer des tribunaux cantonaux (les volostnye sudy) qui jugent selon les coutumes locales et les rendent ainsi publiques, ce qui a pour conséquence un regain d’intérêt des académiciens russes envers ces nouveaux acteurs juridiques comme vis-à-vis de leurs coutumes et de leurs conceptions de la justice.
b) La réforme judiciaire, à la fin de 1864, ou l’introduction de la loi instituant des tribunaux nouveaux et des codes de procédure civile, pénale et de justice de paix, tend à fonder la justice sur les principes de rapidité, de vérité et de clémence. La loi procédurale prévoit :
– un système judiciaire uniforme, branche de l’administration séparée et professionnalisée ;
– une hiérarchie des cours de justice et tribunaux régionaux, couronnée par la Cour de cassation ;
– une justice ouverte au public, indépendante et visant à protéger les droits des personnes grâce à une procédure contradictoire, une assistance judiciaire, l’inamovibilité des juges et le professionnalisme des officiers judiciaires et des avocats [22].
En outre, les lois procédurales interdisent aux juges de refuser de juger, sous prétexte de silence, d’obscurité ou d’insuffisance de la loi ; par voie de conséquence, elles autorisent pour la première fois les tribunaux à interpréter des lois [23]. Tout cela crée et stimule le développement de la science juridique, guidant les juristes praticiens en matière d’interprétation des lois positives russes. Les juristes de l’époque se rendent en effet rapidement compte que les nouvelles conditions prévoient « une formation juridique permanente » [24], et les chercheurs contemporains voient dans ce changement comme un défi lancé à la science juridique russe [25].
c) La réforme universitaire, en 1863, en accord avec la réforme judiciaire, vise enfin à transformer l’enseignement juridique universitaire. À la différence de la charte universitaire de 1835 [26], la charte réformée de 1863 modifie les finalités de l’enseignement dans les facultés de droit : ainsi le but n’est plus seulement de connaître le contenu des textes législatifs, mais d’apprendre le droit, ou plutôt d’apprendre l’art de l’analyse juridique des sources du droit [27]. À ces fins, divers cours théoriques et historiques sont introduits dans le programme d’enseignement réformé, et cinq chaires théoriques et historiques nouvelles (sur un ensemble de treize chaires) sont créées, telles celles relatives à l’Encyclopédie du droit, l’Histoire des législations étrangères les plus importantes, l’Histoire du droit russe, l’Histoire des législations des peuples slaves, et l’Histoire du droit romain.
9. Pour les contemporains, il est évident que la composante étrangère (l’héritage juridique des nations dites civilisées) est devenue essentielle dans le programme d’enseignement dès 1863. Ainsi, dans sa leçon inaugurale à l’université de Moscou, Fedor Dmitriev reconnaît que « les recherches en droit étranger n’ont jamais eu plus de signification qu’aujourd’hui. Sans cela, on ne peut pas devenir ni historien ni juriste » [28]. En 1863-1864, à l’université de Saint-Pétersbourg, dans son premier cours sur l’Encyclopédie du droit, le professeur Piotr Redkin confronte le nouveau programme d’enseignement à l’ancien, en remarquant :
maintenant […] le professeur ne doit point se limiter à la législation nationale, mais il doit l’expliquer comme partie modeste d’un phénomène plus large du droit, [comprenant] toutes ses sources en toutes les étapes d’évolution [29].
10. La réforme augmente le prestige de la science du droit. Le nombre des étudiants dans les facultés de droit augmente de 30 % en 1863 et de plus de 50 % en 1871 [30]. La jurisprudence devient un métier « intelligent », « pour les ambitieux » : « intelligent » car, selon la charte universitaire de 1863, le contenu principal de l’éducation juridique doit se focaliser sur l’étude « de la nature et de l’essence des institutions juridiques, des tendances de leurs fonctionnement et développement » [31] ; « pour les ambitieux » parce que les tribunaux sont devenus des institutions essentielles de l’Empire russe, sur lesquelles se focalise l’attention publique. Tandis que les journaux sont parsemés de nouvelles relatives aux audiences des tribunaux, les avocats deviennent des célébrités, bien payées par les parties dans le cadre des procédures accusatoires.
11. La formation de juristes compétents et dotés d’un esprit critique permet à la science juridique de connaître un véritable épanouissement, attesté par diverses publications, débats et écoles de pensée, très souvent influencés par l’expérience occidentale. L’influence allemande est servie par l’idéologie conservatrice de l’école historique du droit et des pandectistes, par la similitude des problèmes liés dans l’Empire russe comme en Allemagne à l’unification d’un droit national fragmenté et non codifié, comme par la proximité géographique et les liens culturels entre les deux pays. C’est ainsi que les premiers civilistes russes appliquent les programmes académiques de l’école historique de Friedrich C. von Savigny et des pandectistes. Tel est le cas de Dmitri Meier et Constantin Pobiedonostsev, tous deux auteurs des deux principaux cours de droit civil russe. Meier prépare le premier Cours de droit civil russe d’après le système pandectiste à la faculté de l’université de Kazan à partir de 1845 [32]. Le cours est publié à titre posthume en 1858. Avec ce type de cours, Meier jette les fondements méthodologiques nécessaires à un traitement systématique du droit positif, en dépit des lacunes et de la fragmentation de la législation en vigueur. Entre 1868 et 1880, Pobiedonostsev écrit quant à lui le premier cours de droit civil fondamental en 3 volumes, en développant le système élaboré par Meier à l’aide de la jurisprudence des tribunaux réformés. Ces deux cours deviennent les fondements doctrinaux de nombreux civilistes de la seconde moitié du XIXe siècle.
12. Vers la fin du XIXe siècle, l’école pandectiste allemande mène encore le bal, mais l’influence d’autres mouvements doctrinaux se fait aussi sentir, avec notamment le mouvement de l’intérêt en droit d’après Rudolf von Jhering et la critique de la science juridique positiviste par François Gény. Sergueï Mouromtsev, Maksim Kovalevski, Yuri Gambarov, Iosif Pokrovski introduisent et développent des approches sociologiques et comparatives, contribuant au renouvellement méthodologique de la jurisprudence russe. Le « métadiscours » du droit qu’ils élaborent –à un niveau assez abstrait basé sur les façons (ou méthodes) variées de le voir, de le comprendre, et de l’expliquer [33]– s’avère alors comparable et compatible avec la science juridique européenne.
II . Les points de repère de la science juridique russe : rationalisme, romanisme, comparatisme
13. Comprendre la compatibilité entre les discours doctrinaux juridiques européen et russe après les grandes réformes d’Alexandre II suppose de distinguer au moins trois points de repère : le rationalisme, le romanisme et le comparatisme. Assez vagues et mal définis dans la littérature, ces trois concepts ont néanmoins facilité le renouvellement scientifique du droit civil russe en favorisant le dialogue avec la culture juridique ouest-européenne, et en permettant le développement de la méthode comparative.
A. Le rationalisme
14. Bien que la communis opinio des juristes le tienne pour entendu, le concept de rationalisme juridique échappe à la définition [34]. Les juristes occidentaux ont recours à la logique pour interpréter les sources du droit ; les théoriciens du droit parlent assez souvent de rationalité juridique, mais semblent laisser aux philosophes le soin de définir le rationalisme [35] ; et les philosophes du droit ou de la science, quant à eux, identifient le rationalisme à un certain type de pensée, faisant valoir le postulat fondamental de la priorité de la raison sur l’expérience dans la recherche de la vérité. Le contenu de la notion s’avère en outre changeant, conditionné par le paradigme scientifique [36] et les écoles de pensée [37] en vigueur.
15. Et pourtant, les historiens du droit ne remettent pas en cause le caractère rationnel de la tradition juridique occidentale. Dès l’époque des premières gloses portant sur les lois du Corpus juris civilis et les canons du Décret de Gratien, le droit et la science du droit (« métadroit ») se dotent de moyens pour analyser et évaluer les règles juridiques [38]. Le premier système juridique d’Europe médiévale (le jus commune) peut ainsi déjà être identifié par sa méthode d’interprétation basée sur l’auctoritas et la ratio [39]. Au siècle des Lumières, les philosophes comme Rousseau puis les législateurs font de la raison un élément moteur et un critère de la législation sociale. D’après Portalis,
[…] les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison […]. Le droit est la raison universelle, la suprême raison fondée sur la nature même des choses. Les lois sont ou ne doivent être que le droit réduit en règles positives, en préceptes particuliers [40].
16. Si l’on étudie la situation en Russie, en matière législative et juridique, c’est pendant le XIXe siècle que la primauté de l’expérience et de la puissance cède la place à celle de la raison. Le premier effort pour fournir une base théorique à la législation russe remonte au Nakaz (1767-1768) de Catherine II. Cette compilation d’idées politiques empruntées par l’impératrice à De l’esprit des lois de Montesquieu, au Des délits et des peines de Beccaria et à différents articles de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert s’adresse à la commission législative réunie ad hoc en 1767 dans le but de remplacer le Sobornoye Ulozhenije de 1649 par un code moderne. Mais cette compilation ne suffit guère à combler l’absence de compétences spécifiques des hommes d’État, juges et juristes en matière de rationalisation du droit.
17. Au niveau législatif, cette carence est enfin comblée en 1826 par l’inauguration de la deuxième section de la Chancellerie impériale sous la direction du comte Speranski, chargé par Nicolas Ier du travail législatif (y compris la compilation du Svod zakonov). Puis les réformes en matière d’enseignement secondaire et supérieur contribuent à forger des tendances rationalistes dans la population éduquée. En 1871, les statuts des lycées imposent, entre autres dispositions, l’obligation d’enseigner L’Introduction à la logique. La réforme universitaire de 1863 prévoit par ailleurs, comme cela a été précédemment indiqué, divers cours théoriques et dogmatiques. Puis au tournant du XXe siècle, le concept de rationalisme se voit consolidé par l’étalon encyclopédique. Le philosophe Vladimir Soloviev le définit comme la supériorité de la raison humaine dans 1) la vie quotidienne des hommes, 2) la science et 3) la religion. La raison lui apparaît comme ce qui permet d’organiser, d’analyser, d’évaluer et de vérifier les données empiriques dans le domaine scientifique [41]. L’un des plus célèbres théoriciens russes du droit, Bogdan Kistiakovski, peut ainsi affirmer que
[…] le droit est incontestablement raisonnable car il est composé de règles. Comme les concepts, [le droit] est créé par la raison, sans laquelle les règles ne peuvent être ni créées ni formulées [42].
18. Dès lors, tout destine les facultés de droit à devenir la scène idéale pour transmettre les fondements de la science juridique. Sous l’influence occidentale, cette dernière adopte la position assez autonome du « métadiscours » du droit russe. C’est ainsi que Dmitri Meier critique des lois du point de vue systématique et logique, opposant assez souvent la lettre de la loi à la raison de celle-ci (la ratio legis) en accentuant le « point de vue scientifique ». D’autres auteurs de la seconde moitié du XIXe siècle soulignent le caractère rationnel de l’art juridique, provenant de sa nature pratique. Ainsi, pour Constantin Dynovski :
[…] la caractéristique intrinsèque de la science juridique réside dans le fait que ses tâches pratiques sont mélangées avec celles non pratiques. La jurisprudence est ainsi une science et un art en même temps. Le but principal, la force et tout le charme de la jurisprudence se trouvent dans l’amalgame de son caractère théorique avec la capacité de servir les besoins de la vie quotidienne [43].
La partie pratique de la science juridique est conçue comme un « dogme » que Sergueï Muromtsev décrit au sens de science juridique pratique, dans les pas de Rudolf von Jhering, visant à comprendre le sens littéral des textes législatifs grâce à des méthodes de la logique formelle :
[…] le dogme juridique ne recherche rien, mais il définit, décrit, généralise, classifie avec le but d’expliquer aux juristes le sens de la loi et de fixer l’objectif de l’activité pratique [44].
La dogmatique juridique est donc un arsenal d’outils d’interprétation des textes juridiques. Les fondements logiques de l’art d’interpréter les lois sont étudiés par Evgueni Vaskovski dans La doctrine de l’interprétation des lois : Cours introductif de méthodologie pour les civilistes (Moscou, 1901, réédité jusqu’en 1911). Il commence avec un syllogisme et le constate :
[…] les règles juridiques sont des règles en forme de propositions [logiques]. De ces règles, on peut tirer une conclusion et formuler d’autres propositions [règles] [45].
En somme, la rationalisation de la science juridique amenant les juristes russes à faire de la ratio juris le fondement de tous les systèmes juridiques des peuples dits civilisés, la « comparabilité » de ces systèmes apparaît, ainsi que la nécessité de disposer pour ce faire d’une méthodologie adéquate, et d’un « point de vue scientifique ».
B. Le romanisme
19. Fondement incontestable de la culture juridique romano-germanique, le droit romain a vu son contenu plusieurs fois réinterprété au cours des siècles. Depuis la renaissance des études du droit romain au Moyen Âge, via les disputes suscitées par la question de l’applicabilité des normes du Corpus juris civilis pour résoudre les questions contemporaines, chaque époque a trouvé sa « raison écrite » dans les paroles des jurisconsultes anciens. C’est pourquoi il reste difficile, pour les civilistes, de trouver dans les codes modernes une norme qui aurait été empruntée directement du Digeste ou du Code de Justinien (selon Reinhard Zimmermann) ; c’est pourquoi les romanistes parlent d’une pluralité de sens du droit romain ; et c’est ce qui explique certaines théories du droit privé contemporain (inspirées par les pandectistes allemands du XIXe siècle) comme l’idéologie du « romanesimo » (d’après Riccardo Orestano) [46].
20. En Russie, le statut du droit romain a subi des changements remarquables. Avant les grandes réformes d’Alexandre II, le droit romain emprunté à l’Empire byzantin tient à des questions symboliques, idéologiques et publiques (pour faire de Moscou une « troisième Rome »). Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les hommes d’État russe se méfient du droit romain privé, très casuistique, réinterprété via des commentaires de commentaires des travaux de juristes occidentaux, et auquel on attribue des valeurs individualistes. Peu de temps avant les travaux sur le Svod zakonov, Speranski remarque ainsi que « Nous [les Russes] n’avons rien emprunté au droit romain […]. Nos lois sont tellement originales, sui generis […] » [47]. Le gouvernement de Nicolas Ier cherche à nier toute influence du droit romain sur la l��gislation russe, et le Svod zakonov est présenté comme une collection des lois purement russes, même si, en réalité, Speranski a emprunté plusieurs réglementations à l’étranger, comme l’ont prouvé plus tard les chercheurs russes [48]. Les grandes réformes des années 1860 contribuent à faire évoluer cette attitude hostile à l’égard du droit privé romain. Le droit romain est désormais considéré comme un facteur essentiel, voire indispensable, au progrès social, et doit être en vigueur en Russie « imperio rationis, non ratione imperii » tout comme il l’a été dans les pays occidentaux en dehors du Saint-Empire romain germanique pendant le bas Moyen Âge et l’époque moderne [49]. Même les juristes conservateurs rendent hommage au droit romain. Selon Constantin Pobiedonostsev, le recours au droit romain est nécessaire pour lever les défauts du Code des lois (Svod zakonov) causés par la « compétence insuffisante (des rédacteurs du Code) en matière classique » [50]. Dans son Cours de droit civil, c’est fréquemment qu’il recourt aux lois romaines (du Digeste) en les comparant avec les lois russes.
21. Les plus enthousiastes voient dans le droit romain un droit universel et apolitique. L’un des plus célèbres et des plus convaincus, Nikolaï Duvernois, professeur de droit romain à Iaroslavl, lequel a fait ses études de droit romain à l’université de Heidelberg et de Vienne auprès de Karl Vangerow, Joseph Unger et Rudolph von Jhering, consacre à la question un essai intitulé De l’importance du droit romain pour les juristes russes (Iaroslavl, 1872) [51]. À ses yeux, le droit romain n’est pas un droit national, mais la « manifestation du droit universel » au sens de la théorie du droit civil. De ce fait il doit être utilisé en Russie comme un moyen de relever les défis de la réforme judiciaire de 1864. Quant à son origine étrangère, elle ne doit pas davantage troubler les juristes russes que leurs homologues allemands, lesquels peuvent écrire au XIXe siècle que ce droit « est devenu le patrimoine incontestable du peuple allemand en raison de la vie, et surtout en vertu de la science (juridique) » [52]. Poursuivant un raisonnement similaire, Duvernois ajoute :
[…] le droit russe ne peut que tirer avantage de ces contacts avec le droit romain, comme c’est le cas pour le droit allemand depuis le XVIe siècle […]. Il s’agit de la transformation de notre éducation [juridique] à la manière européenne. […] C’est la condition sine qua non pour aborder les défis posés par la réforme judiciaire [de 1864] » [53].
Curieusement, cette conclusion sur la valeur du droit romain rejoint la célèbre formule d’Arthur Duck (1580-1648), désignant le droit romain comme fondement commun de la science du droit et de l’enseignement juridique :
[…] dès que notre science juridique se lève au niveau correspondant au défi de son temps, les raisons du droit romain se manifestent dans le domaine académique et pratique non ratione imperii sed rationis imperio [54].
Ainsi, la charte universitaire de 1863 crée deux nouvelles chaires. La première, incluant un cours sur les sources du droit romain (y compris concernant sa réception à l’Europe de l’Est et de l’Ouest), porte sur l’histoire du droit romain et la deuxième sur le dogme du droit romain. Toutes deux sont chargées respectivement de cours de développement des sources du droit romain (y compris concernant sa réception en Europe de l’Est et de l’Ouest), et de dogme du droit romain contemporain.
22. Les facultés de droit réformées, en combinaison avec les lycées classiques, contribuent dès lors àrcorps de l’école romaniste russe. De nombreux chercheurs vont également approfondir leurs connaissances en droit romain à l’étranger, le plus souvent en Autriche. L’atteste les plus célèbres les romanistes David Grimm, Alexeï Guliaev, Léon Petrażycki et Iosif Pokrovski [55]. Le niveau des études en droit romain y est manifestement assez élevé, l’allemand Heinrich Erman prédisant, en 1898, un « effondrement des études du droit romain en Allemagne et un essor de l’école des romanistes ailleurs, vraisemblablement en Russie » [56]. Cet intérêt manifeste des juristes russes pour le droit romain et la place de celui-ci dans les programmes des facultés de droit en Russie après les grandes réformes contribuent à faire du « romanisme » en tant qu’idéologie juridique d’acceptation du droit romain (actuel) l’un des facteurs essentiels du progrès du droit national. Suscitant le développement de recherches sur le fonds commun de la culture juridique romano-germanique ainsi que sur les différences existant entre les droits occidentaux et le droit russe, le phénomène devait également nourrir les tendances comparatives de la science juridique en Russie.
C. Le comparatisme et la méthode comparative
23. L’étude de la genèse de la science juridique russe imposait la prise en compte d’un élément comparatiste. Comme le remarque bien à propos Vladimir Tomsinov, professeur d’histoire du droit à l’université Lomonossov de Moscou, l’histoire du droit et la science juridique russes commencent avec l’étude des lois étrangères [57]. Selon Anatoli Tille, la science du droit est arrivée en Russie en tant que science occidentale. Le comparatisme des juristes russes est donc déterminé par des facteurs subjectifs et objectifs. D’un point de vue subjectif, le développement de l’approche comparative en Russie est facilité par le fait que les premiers juristes russes sont instruits des exemples des lois étrangères depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle [58]. D’un point de vue objectif, la science du droit se trouve liée au développement économique de l’Europe occidentale, plus rapide que celui de la Russie [59].
24. Pour ce qui est des objectifs éventuels du comparatisme, les juristes les déterminent d’après la vocation de la science juridique. Les fondateurs de la science juridique en Russie ont déjà exprimé leurs sentiments à cet égard. D’après Dmitri Meier, le but principal de la science juridique est de satisfaire les besoins de la société par l’adaptation des institutions juridiques, y compris en les comparant les unes avec les autres. Pour Constantin Pobiedonostsev, le comparatisme doit permettre une meilleure compréhension des institutions nationales, l’instruction des étudiants en droit et enfin la disparition des lacunes du Svod zakonov. En toute hypothèse, la majorité des juristes de la fin du XIXe siècle reconnaissent l’importance de la comparaison sur la base de l’emprunt juridique (« la réception »). Les auteurs russes répètent dès lors souvent le dictum de Rudolf von Jhering :
[…] le fait d’emprunter des lois et des concepts juridiques étrangers répond à la question pragmatique de l’opportunité et du besoin et ne tient pas compte de la nationalité. Personne n’ira chercher très loin quelque chose qu’il a déjà (et qui serait aussi bien ou même mieux) chez lui. Mais seul un fou rejettera le quinquina pour la seule raison qu’il n’a pas grandi dans son propre jardin [60].
Avec le tournant sociologique de la science juridique russe vers la fin du XIXe siècle, les différences entre comparatisme pratique et théorique se trouvent soulignées. Le premier doit viser l’interprétation des sources du droit positif afin de comprendre le sens littéral des lois grâce aux recueils et à l’explication des lois nationales, en identifiant les parallèles et l’influence des lois étrangères des peuples voisins [61]. Le comparatisme théorique (ou « scientifique » proprement dit), d’après Gabriel Šeršenevič, a en revanche pour objet :
[…] de recueillir et d’expliquer les phénomènes juridiques de tous les peuples et pendant toutes les époques, afin d’étudier le droit du point de vue sociologique, en surmontant la perspective dogmatique et historique [62].
Ainsi ce dernier auteur, par exemple, compare-t-il les normes sur la capacité civile des femmes en Russie et celles du droit romain (ancien), anglais, français et allemand, pour conclure que la condition de la femme selon le droit russe est la plus favorable [63]. Le comparatisme scientifique passe de la description à l’explication des causes des développements juridiques. Selon Maksim Kovalevski, la méthode comparative permet aux chercheurs de mettre en évidence les similitudes et les différences entre les institutions juridiques de différentes nations [64]. D’autres juristes russes suivent des raisonnements similaires. Certains (notamment Pokrovski et Gambarov) finissent par affirmer le lien étroit entre la méthode comparatiste (ou le droit comparé) et la théorie du droit civil commun à tous les peuples civilisés. Iosif Pokrovski, romaniste et civiliste, l’un des plus brillants diplômés du séminaire russe de Berlin, écrit ainsi dans sa leçon inaugurale à l’université de Kiev, intitulée L’approche souhaitable à la recherche et à l’étude du droit civil (russe) (1896) :
[…] un juriste doit agir non seulement comme juge ou applicateur du droit, mais aussi comme créateur du droit, législateur, même si ce n’est pas dans le sens formel. Il porte constamment sur ses épaules la responsabilité de construire un modèle normatif pour régler les relations sociales nouvelles […], parfois pour réviser la norme en vigueur […].
Il s’agit de créer une discipline nouvelle :
[…] la théorie du droit civil, au-delà des droits civils nationaux […], sur le fondement du droit romain […], à travers une théorie plus élevée [65].
Tel est également l’avis de Youri Gambarov, ancien élève de Rudolf von Jhering à Göttingen, professeur de droit civil russe à l’université de Moscou et à l’université Polytechnique de Saint-Pétersbourg, l’un des organisateurs de l’École supérieure russe des humanités à Paris (1901-1906). Dans son Cours de droit civil général (1911), exposant les objectifs de la science juridique contemporaine, Gambarov indique qu’il conçoit celle-ci comme le moyen de surmonter l’isolationnisme positiviste et de passer de la théorie positiviste à la théorie sociologique et comparative.
25. Ainsi, on peut constater que l’application de la méthode comparative par les juristes russes poursuit deux objectifs bien précis : l’un dit « pratique » ou « dogmatique », et l’autre dit « théorique » ou « sociologique ».
26. A) La méthode comparative à objectif dogmatique est issue des premiers cours de droit civil russe du point de vue interne. Dmitri Meier ne se fixe pas comme objectif de comparer les lois russes avec les lois étrangères, même s’il cite de temps en temps le droit romain, le Code civil français, la doctrine allemande, ou (plus rarement) le droit autrichien, le droit des provinces non russes de l’Empire (comme la Pologne, la Finlande, les pays Baltes). Une telle perspective lui permet de confronter les différentes formes de lois civiles. Il affirme notamment que « La législation civile russe est celle des cas particuliers, tandis que la législation française serait celle des principes généraux » [66]. Constantin Pobiedonostsev met quant à lui en valeur l’approche comparative et, par conséquent, développe la méthode correspondante. Il envisage la majorité des institutions du droit civil russe selon le plan suivant : 1) Définition provisoire de l’institution en question (X) ; 2) Description de X d’après les grands ordres juridiques pour identifier le type général de X [67] ; 3) Genèse et évolution de Х en droit russe ; 4) Description de X selon le droit russe actuel ; 5) Comparaison de X en droit russe avec le type général de X. Par exemple, quand l’auteur en vient à la question de la classification des contrats, il utilise la méthode comparative non seulement pour étudier le droit romain contemporain, mais aussi les droits prussien, français et autrichien. Ce n’est qu’à la suite d’une telle recherche qu’il arrive à la classification des contrats selon le droit russe, s’approchant de la doctrine pandectiste (c’est-à-dire en distinguant les contrats pour aliéner des droits réels ou pour fournir des services) [68]. La question de l’achat-vente fournit une illustration de son approche. Elle est traitée en divers volumes du cours, car les lois russes faisaient historiquement la distinction entre l’acte de remettre des biens immobiliers (appelé « l’achat-vente » ou « le titre d’acquisition », art. 1381-1527 du tome X du Svod zakonov) et la convention de le faire (appelé « le contrat de vente », art. 1679-1690) (op. cit., vol. 1, § 39–44 et vol. 3, § 40 respectivement). Pobiedonostsev dégage le caractère original et illogique du régime du Svod zakonov vis-à-vis des législations occidentales fondées sur le système romain, mais sa critique est davantage explicative que destructive. La méthode comparative de Pobiedonostsev est fondée sur l’approche du Savigny « tardif » du Système du droit romain actuel, qu’il recommandait à ses lecteurs comme chef-d’œuvre de l’analyse juridique, exemple de conclusions bien fondées comme d’un style précis et élégant [69]. Mais le juriste russe s’avance plus loin dans le champ du comparatisme sur la base méthodologique de son homologue allemand et offre un plan de comparaison plus prononcé, car le comparatisme lui apparaît comme étant plus que nécessaire à la transformation du droit civil russe.
27. B) La méthode comparative à objectif théorique apparaît vers la fin du XIXe siècle. Lorsque l’objet de la recherche comparative s’étend pour recueillir et expliquer les phénomènes juridiques de tous les peuples et de toutes les époques, la méthode doit être aussi modifiée. Selon Maksim Kovalevski, le droit comparé n’est possible et nécessaire que comme histoire du droit comparé. C’est la seule voie de recherches sur l’histoire du droit russe et des droits des peuples slaves qui peut permettre de découvrir les tendances de l’évolution des institutions juridiques et (plus important encore) leurs causes communes chez les peuples voisins avec lesquels ils sont en contact culturel [70]. Pour Yuri Gambarov, très inspiré par la critique sociologique de la stérilité de la science juridique développée par François Gény dans sa Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif (1899), l’objectif théorique du comparatisme doit être privilégié :
[…] la science du droit ne doit point être une science isolée dans le champ des humanités […]. Chaque droit fait partie de la société qui lui donne son contenu […] déterminé par les besoins de la vie [sociale] […] par la religion, l’éthique, la politique, l’économie dans chaque société [71].
La science juridique sociale est ainsi forcément comparative et historique, puisqu’elle étudie l’évolution qui conduit de normes primitives à des normes plus sophistiquées et fonde la théorie juridique sur le social, en l’adaptant aux buts pratiques de la régulation sociale [72]. Deux grandes hypothèses se trouvent donc pour Gambarov à la base du droit comparé : 1) le droit adéquat est celui qui correspond au niveau culturel d’une société ; 2) des sociétés de même niveau culturel produisent des droits comparables. Ainsi Gambarov croit-il en l’amalgame indissoluble du droit comparé et de l’histoire du droit comparé. D’après lui, la discipline (nouvelle) qui tend à faire le lien entre les droits étrangers et les conditions sociales, historiques et actuelles du droit applicable doit s’appeler droit comparé ou histoire du droit comparé [73]. Les méthodes de cette discipline doivent être aussi complexes et variées que l’objet des humanités. L’auteur croit à la priorité de l’expérience et à l’importance d’une combinaison de raisonnements inductifs et déductifs pour découvrir les conditions de l’émergence, du développement et de l’effondrement des phénomènes juridiques.
28. Il faut reconnaître que les juristes de la fin du siècle ont seulement tracé les grandes lignes des recherches comparatistes. Exprimées dans le cadre de cours de droit civil national ou à visée générale, les réflexions méthodologiques restent souvent inachevées ; les travaux dédiés à la méthode comparative se limitent pour l’essentiel au champ de l’histoire du droit. Évidemment, un programme ambitieux était assez difficile à mettre en place. Néanmoins, si le déclenchement de la Première Guerre Mondiale et, peu après, de la Révolution d’Octobre mirent un terme à sa réalisation, cette nouvelle approche a touché plusieurs champs d’application et produit des résultats tangibles.
III . Les champs d’application et les principaux résultats de la méthode comparative
29. Les champs d’application de la méthode comparative couvrent le droit civil russe (positif), le droit coutumier, l’histoire du droit civil russe et la théorie du droit civil. Chronologiquement, la méthode comparative fait son apparition presque en même temps que la science du droit civil russe. Les deux fondateurs de cette discipline se servent donc de l’élément comparatif pendant leurs recherches et dans leurs raisonnements sur le droit civil positif. Dmitri Meier identifie et corrige les défauts des lois civiles du Svod zakonov en les confrontant le plus souvent avec le droit romain actuel (la doctrine pandectiste), mais aussi avec d’autres législations civiles codifiées (française et autrichienne). Par la suite, il réussit à inscrire le droit civil russe dans un système scientifique (pandectiste) composé de concepts généraux, de sources, de personnes, d’objets, de faits juridiques, de droits réels, d’obligations, de droits de la famille, de droits des successions. En traitant les institutions particulières du droit civil, Meier établit des relations plus précises que celles du Svod zakonov, notamment entre le droit de propriété et la possession ou entre le contrat d’achat et le contrat de vente, réglés séparément par la législation en vigueur. Constantin Pobiedonostsev, en tant que civiliste conservateur, utilise la méthode comparative afin de mettre en relief la spécificité des lois civiles russes. Dans son cours, il refuse de copier le système pandectiste et classifie les institutions civiles selon le plan du Svod zakonov. Ainsi son cours est-il composé de trois volumes : vol. 1 – les objets, les droits réels, les modes d’acquisition de la propriété, le cautionnement, les droits d’auteur et d’inventeur ; vol. 2 – le droit de la famille, les droits de succession ; vol. 3 – les obligations. En revanche, Pobiedonostsev profite de la méthode comparative pour rationaliser les institutions au sein des branches des lois civiles du Svod zakonov. Par exemple, il dégage la partie générale du droit des obligations contractuelles, quasiment absente dans la législation russe (environ 25 articles sur 500 de la partie du Svod zakonov concernant les obligations contractuelles), après avoir étudié les législations civiles codifiées des pays occidentaux et baltes et après avoir conclu que leurs législations démontrent l’opportunité de cette solution pour régir de manière la plus cohérente les relations contractuelles très variées.
30. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les civilistes élargissent les champs d’application de la méthode comparative pour systématiser les règles du droit russe. L’une des tentatives les plus remarquables de description du droit civil du point de vue scientifique et de sa réduction au système pandectiste, empruntée au cours de Heinrich Dernburg, a été entreprise par le juge de paix Constantin Annenkov, auteur des six volumes du Système de droit civil russe (Saint-Pétersbourg, 1895-1905), consacrés, après une introduction et une partie générale (vol. 1), aux droits réels (vol. 2), aux obligations en général (vol. 3) et en particulier (vol. 4), et enfin aux droits familiaux, la tutelle (vol. 5) et la succession (vol. 6). En 1877-1879, Semion Pakhman, professeur de droit à l’université de Saint-Pétersbourg publie un cours de droit coutumier russe. En tant que « vrai pandectiste », il donne pour objectif à la science juridique d’arranger les sources du droit en un système de concepts clairement définis et cohérents [74]. Avec les progrès de la science juridique, les juristes ne peuvent pas s’empêcher de remarquer que le droit coutumier russe reste en désordre. Certains d’entre eux expriment leurs doutes quant à l’existence de coutumes communes dans un cadre national. Y avait-il des coutumes communes à tous les paysans russes ou, au contraire, ne fallait-il pas croire l’adage bien connu : « chaque village a sa coutume particulière » ? Semion Pakhman, qui soutient la première hypothèse, essaye de trouver le noyau commun des coutumes sur la base des décisions des tribunaux cantonaux (volostnye sudy) créés par la réforme judiciaire. Les juges de ces tribunaux étaient obligés de prononcer leurs décisions conformément aux coutumes locales attestées par les témoignages des paysans. La publication de telles décisions comme celle des recueils ethnographiques de la Société géographique impériale, fournissent au chercheur des sources d’information indispensables à l’analyse des principes juridiques et des normes les plus importantes et communes à la majorité des paysans de la partie européenne de la Russie et de l’Ukraine [75]. Par voie de conséquence, les deux volumes d’essais juridiques publiés en 1877-1879 rendent plus ou moins systémiques, grâce à la méthode comparative, les coutumes communes concernant la possession et le droit de propriété, les transactions et les obligations en général, les espèces des contrats et des délits, les actions, le droit de la famille, les droits de succession ou la tutelle.
31. Aussi, vers la fin du XIXe siècle, la comparaison s’étend-elle aux droits des différentes parties de l’Empire russe. La première tentative de décrire les institutions du droit civil commun pour toutes les régions est présentée dans Le Cours de droit civil commun de la Russie de Kronid Malychev. Il s’agit d’une œuvre titanesque, conçue en 13 volumes mais restée inachevée : seul le premier volume a été publié à Saint-Pétersbourg en 1878. Dans le domaine du droit civil positif, les recherches comparatives sur les droits étrangers atteignent leur point culminant dans le Projet de Code Civil de l’Empire russe. Entamés par la section spéciale du Conseil d’État en 1882 et arrêtés après la Révolution de 1905, les travaux sur le projet contribuent massivement à la transition du comparatisme au droit comparé. Cette entreprise conduit à la traduction de la législation civile codifiée d’Europe (y compris l’ABGB de 1811, le Code saxon de 1863, la Loi suisse des obligations de 1881, la Loi prussienne sur la tutelle et la capacité civile de 1875, le BGB de 1900) et de l’Amérique du Nord (le Code civil de Californie de 1873). L’entreprise provoque également les débats des civilistes russes sur toute une série de questions de droit comparé [76]. Ces débats et travaux laissent entrevoir une certaine tendance à la généralisation du discours sur le droit civil, marquée par une conceptualisation théorique plus forte. À la fin du XIXe siècle, on commence à concevoir la théorie pandectiste comme faisant partie intégrante de la théorie générale du droit. Ainsi, en 1897, Ivan Basanov et Yuri Gambarov publient la traduction d’une partie du cours de Ferdinand Regelsberger intitulé Le Cours de la théorie générale du droit.
32. Au début du XXe siècle, la méthode comparative et l’histoire comparative du droit permettent à Gambarov d’esquisser sa propre théorie générale du droit civil. Enseignant à l’École russe supérieure des humanités de Paris entre 1901 et 1906, il fait ensuite cours aux étudiants en droit de l’université polytechnique à Saint-Pétersbourg. Le premier volume de son cours, finalement publié en 1911, présente la partie générale de sa théorie selon le plan suivant : une partie introductive et théorique, expliquant le sens et les tâches de la science civiliste, donnant la définition et le champ du droit civil puis décrivant le système du droit civil ; ensuite, une partie générale consacrée au droit civil présentant :
– le droit objectif (sources) ;
– le droit subjectif (définition, éléments, réalisation, espèces) ;
– les personnes ;
– les objets ;
– les métamorphoses des relations juridiques et des faits générateurs.
Si l’entreprise de Gambarov reste inachevée, le premier volume n’ayant pas été suivi par les autres, les idées de ce juriste ont paru bien prometteuses à Iosif Pokrovski. Juste avant la Révolution d’Octobre, ce dernier publie un livre audacieux et visionnaire : Les problèmes fondamentaux du droit civil, consacré aux débats relatifs aux critères du droit privé, aux limites de l’autonomie privée, aux principes de la propriété privée et des droits des obligations (les limites du consensualisme et sa force obligatoire en relations contractuelles) etc. [77]. Hélas, dans une Russie soviétique dont l’idéologie nie alors le droit privé, ce livre est alors voué à l’oubli.
33. En définitive, au tournant du XXe siècle, c’est l’histoire du droit russe qui est devenue le champ d’application le plus important de la méthode comparative et qui a produit les résultats les plus remarquables en termes de réflexions méthodologiques et de recherches concrètes. Maksim Kovalevski, le plus grand propagandiste de cette méthode, avait d’ailleurs identifié l’histoire comparative au droit comparé :
[…] le droit comparé scientifiquement fondé n’est possible que sous forme d’histoire comparative du droit […]. Et en ce qui concerne l’histoire du droit russe, la méthode comparative est la seule voie de recherche [78].
Son opinion est partagée par Nikolaï Zagoskin, professeur d’histoire du droit russe à l’université de Kazan. Ce dernier plaide pour la méthode comparative comme moyen principal d’analyser et de comprendre l’évolution des institutions juridiques, non seulement russes, mais aussi celles de tous les peuples slaves [79]. Les autres juristes russes appliquent quant à eux la méthode comparative aux recherches sur les institutions particulières du droit civil. Ils l’emploient pour découvrir les tendances et les causes de leur évolution chez les peuples avec lesquels ils ont des contacts culturels. Vassili Sergueevich, professeur d’histoire du droit russe et recteur de l’université de Saint-Pétersbourg, étudie par exemple plusieurs institutions privées et publiques de la Rus de Kyiv et de la Russie médiévale. Semion Pakhman publie deux volumes sur l’histoire comparative de la codification du droit civil (privé) en Europe (à partir de la Rome antique) chez les peuples germaniques et slaves occidentaux et en Russie (du Moyen Âge aux années 1870) [80]. Ivan Bazanov, professeur de droit civil à l’université de Tomsk, trace les origines de l’hypothèque contemporaine dans l’histoire socio-économique [81].
Conclusions
34. Le développement de la méthode comparative dans la science juridique russe du temps des grandes réformes d’Alexandre II jusqu’à la Révolution d’Octobre en 1917 nous a amené à nier l’idée reçue dans la littérature occidentale selon laquelle l’Europe orientale n’aurait en rien contribué à la tradition juridique européenne. Après, et en conséquence de l’abolition du servage et des réformes judiciaires et universitaires de 1861-1864, par l’emprunt sélectif et l’adaptation des modèles juridiques occidentaux, la méthode comparative est devenue un moyen essentiel de la « scientifisation » rapide du droit civil russe. Dans une Russie où la science juridique apparaît comme un art étranger, voire étrange aux yeux de praticiens confrontés à une législation casuistique et dispersée, la comparaison s’avère indispensable. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les civilistes russes intègrent peu à peu l’art d’interpréter les lois au-delà de leur sens littéral, en surmontant les contradictions et les lacunes de la législation civile. La méthode comparative qu’ils élaborent graduellement leur permet de mieux comprendre et d’expliquer les sources du droit positif, également de découvrir les causes d’évolution des institutions et concepts juridiques, en Russie comme à l’étranger. La méthode comparative à objectif dogmatique est formée par les fondateurs de la science du droit civil russe (Meier et Pobiedonostsev) afin de rationaliser et de systématiser les institutions du Svod zakonov au regard des institutions équivalentes des pays occidentaux. Cela passe par la construction d’un « idéal type » des institutions en question sur la base des droits romain, autrichien, balte, français, prussien, etc. La méthode comparative à objectif théorique a elle pour objet de dégager les principes et les règles générales du droit civil chez les peuples dits civilisés que l’on étudie sous l’angle comparatiste, historique et sociologique. Cet usage de la méthode que l’on observe chez Mouromtsev, Kovalevski, Gambarov et Pokrovski marque le passage du comparatisme au droit comparé quasiment au même moment qu’en Europe occidentale. Les champs d’application de la méthode comparative se sont continuellement étendus : d’abord au droit civil positif –écrit–, ensuite au droit coutumier, plus tard à tout le droit (civil) des Russes et des peuples slaves, puis finalement à la théorie du droit civil commun aux peuples dits civilisés. Le principal résultat en est la « scientifisation » du droit positif russe (y compris les institutions semi-féodales du Svod zakonov et le projet de Code civil moderne de l’Empire russe), qui peut servir de grille de lecture commune au discours juridique aux plans dogmatique, historique et théorique à travers l’Europe. À cet égard, la méthode comparative a ainsi contribué non seulement au développement de la science juridique, mais également à celui de la tradition juridique européenne dans son entier [82].
Dmitry Poldnikov
Université nationale de recherche « École des hautes études en sciences économiques »