NOTE INTRODUCTIVE par Françoise Michaut [1]
1. Après avoir évoqué l’œuvre d’Oliver Wendell Holmes, Jr. dans la rubrique histoire de la théorie du droit américaine du précédent numéro de la revue, il est assez logique de se pencher aujourd’hui sur celle de Louis D. Brandeis.
2. Louis D. Brandeis (1856-1941), dans ses fonctions d’avocat, de théoricien du droit et de juge à la Cour Suprême des Etats-Unis donne une remarquable illustration de ce que peut être la « sociological jurisprudence » sous son meilleur jour.
3. Sa plaidoirie (« The Brandeis Brief ») comme avocat dans l’affaire Muller v. Oregon de 1908, qui comportait deux pages d’argumentation juridique proprement dite et cent pages d’étude sur les effets néfastes des journées de travail très longues des femmes dans les laveries et les usines, est restée célèbre.
4. Juge à la Cour Suprême de 1916 à 1939, il s’inscrit parmi les grandes figures qui ont marqué de leur talent l’histoire de la Cour, partageant souvent l’attitude dissidente d’Oliver Wendell Holmes, notamment en matière de liberté d’expression.
5. Dans son œuvre théorique, deux travaux ont plus particulièrement frappé les esprits :
son « The Right to Privacy » (écrit à quatre mains avec Samuel D. Warren), un article de 1890 ;
et « The Living Law », autre article, à auteur unique celui-là et datant de 1916.
6. « The Right to Privacy » représente une étape décisive, semble-t-il, dans l’histoire des notions de « vie privée » et de droit à la protection de la vie privée. « The Living Law », de son côté, offre un exemple parfait de l’approche sociologique du droit.
7. Qu’on ne s’y trompe pas, pour Holmes, comme l’indique expressément l’un des textes traduits dans la précédente livraison de la revue, et peut-être davantage encore pour Louis D. Brandeis, le droit s’enracine dans la morale. C’est en filigrane dans « The Right to Privacy » et cela éclate dans un échange entre universitaires que relate l’assistant de Louis D. Brandeis à la Cour Suprême, Dean Acheson :
« …il fut aisé…d’amener M. Hudson (un professeur de Harvard qui disait de L. D. Brandeis qu’il était le « Scientist of the Law », qu’il avait introduit les méthodes du laboratoire dans les tribunaux…) à dire que les principes moraux n’étaient rien d’autre que des généralisations tirées des mœurs ou des notions acceptées à une époque et en un lieu donnés. L’éruption fut encore plus spectaculaire que je ne l’avais prévu… La morale était la vérité ; et la vérité avait été révélée à l’homme en un flot cohérent, continu, jamais tari, par les grands prophètes et poètes de tout temps. Il cita Goethe en allemand et d’Euripide à Gilbert Murray… »
8. Comme Benjamin N. Cardozo, autre représentant de la « sociological jurisprudence » et autre juge à la Cour Suprême, qui l’y retrouva dans les années 1930, L. D. Brandeis insiste continuellement sur l’importance de la connaissance des faits, c’est-à-dire des contextes pour l’édiction de la décision judiciaire et pour la compréhension des précédents :
« La cour s’est réveillée à la vérité de la vieille maxime des civilistes « Ex facto oritur ius ». Elle a pris conscience du fait qu’aucun droit, écrit ou non, ne peut être compris sans une pleine connaissance des faits qui l’ont vu naître et auxquels il doit être appliqué. »
9. Pour en savoir plus, bibliographie sommaire :
Brandeis (Louis D.), « The Living Law », in Illinois Law Review, Vol.X, 1916 ;
Acheson (Dean), « Working with Brandeis », in Aaron Wildavsky and Nelson W. Polsby, American Governmental Institutions, Chicago, Rand McNally and Co., 1968 ;
Frankfurter (Felix), « Mr. Brandeis and the Constitution », 1931, in Philip B. Kurland (ed.), Felix Frankfurter on the Supreme Court, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1970 ;
Mason (Alpheus T.), Brandeis, Lawyer and Judge in the Modern State, Princeton, Princeton University Press, 1933.
Samuel D. Warren et Louis D. Brandeis
LE DROIT À LA VIE PRIVÉE
Traduction réalisée par Françoise Michaut [2]
« Et cela ne pourrait se faire que sur la base des principes de la justice privée, de la justesse, de la morale et de ce qui convient socialement, des principes qui, lorsqu’ils sont appliqués à un sujet nouveau, font la common law en l’absence de précédent ; et ce d’autant plus quand ils ont été reçus et approuvés par l’usage. » Opinion du juge Willes, in Miller v. Taylor
(Burr., Vol.4, p.2303 et suiv., à p.1312).
1. La protection pleine et entière de la personne et de ses biens est un principe aussi ancien que la common law elle-même ; mais, de temps en temps, il est apparu nécessaire de redéfinir la nature exacte et la portée d’une telle protection. Les changements politiques, sociaux et économiques entraînent la reconnaissance de nouveaux droits et la common law, dans son éternelle jeunesse, se développe pour répondre aux demandes de la société. Ainsi, dans les premiers temps, le droit n’offrait de recours qu’en cas d’interférence physique avec la vie et la propriété, qu’en cas d’intrusion vi et armis. Le « droit à la vie » (« right to life ») ne servait alors qu’à protéger le sujet contre toutes les formes de voies de fait, la liberté signifiait l’absence d’entraves réelles et le droit de propriété garantissait à l’individu la protection de ses terres et de son bétail. Par la suite est venue une reconnaissance de la nature spirituelle de l’homme, de ses sentiments et de son intelligence. Progressivement, l’étendue de ses droits juridiques s’est accrue et le droit à la vie signifie maintenant le droit à jouir de sa vie – le droit à être laissé tranquille, le droit à la liberté garantit l’exercice de privilèges civils étendus et le terme « propriété » recouvre toute forme de possession – immatérielle aussi bien que matérielle.
2. Ainsi, avec la reconnaissance de la valeur juridique des sensations, la protection contre la blessure physique réelle a été élargie aux simples tentatives d’infliger de telles blessures, c’est-à-dire le fait de mettre quelqu’un dans la crainte de telles blessures. Le recours contre les voies de fait a donné naissance au recours contre les menaces. [3] Beaucoup plus tard est apparue une protection spéciale de l’individu contre les bruits et les odeurs dérangeants, contre la poussière et la fumée et contre les vibrations excessives. Le droit contre les nuisances s’est ainsi développé. [4] De même l’attention aux émotions humaines a rapidement entraîné l’élargissement de la portée de l’inviolabilité de la personne au-delà du corps de l’individu. Sa réputation, son statut au milieu de ceux dont il partage la compagnie a été pris en compte et le droit contre la calomnie et la diffamation a fait son apparition. [5] Les relations de famille d’un homme en sont venues à faire partie de la conception juridique de sa vie et l’aliénation de l’affection de sa femme a été tenue pour susceptible d’un recours. [6] De temps en temps, le droit s’est arrêté, – comme dans son refus de reconnaître l’atteinte par séduction à l’honneur de la famille. Cependant même là, les demandes de la société ont été satisfaites. On a eu recours à une fiction sans panache, l’action per quod servitium amisit et, en permettant la réparation du dommage porté aux sentiments des parents, un remède adéquat se trouvait en général fourni. [7] Parallèlement à la croissance du droit à la vie s’est développée la conception juridique de la propriété. De la propriété matérielle sont sortis les droits incorporels qui en découlaient ; puis s’est ouvert le vaste domaine de la propriété immatérielle, des produits et des processus de l’esprit, [8] en tant qu’œuvres littéraires et œuvres d’art, [9] clientèle, [10] secrets commerciaux et marques. [11]
3. Ce développement du droit était inévitable. L’intensité de la vie de l’esprit et des émotions et l’élévation du degré de sensibilité qui allaient de pair avec le progrès de la civilisation, ont fait prendre conscience aux hommes qu’une part seulement de la souffrance, du plaisir et des bienfaits de la vie réside dans des choses matérielles. Les pensées, les émotions et les sensations demandent une reconnaissance juridique et la belle aptitude à croître qui caractérise la common law a permis aux juges d’offrir la protection nécessaire sans l’intervention du législateur.
4. Des inventions et les activités commerciales récentes attirent l’attention vers l’étape suivante qui doit être atteinte pour la protection de la personne et pour assurer à l’individu ce que le juge Cooley appelle le droit « à être laissé tranquille ». [12] Les photographies instantanées et l’activité journalistique ont envahi le lieu sacré de la vie privée et domestique ; et de nombreuses inventions menacent de donner raison à la prédiction que « ce qui est murmuré dans le secret sera crié sur les toits. » Depuis des années s’est imposé le sentiment que le droit doit offrir un recours contre la circulation non autorisée des portraits des personnes privées ; [13] et le mal que représente l’invasion de la vie privée par les journaux, profondément ressenti depuis longtemps, a fait l’objet d’une discussion récente par un bon auteur. [14] Les faits allégués dans un cas assez célèbre, soumis à un tribunal inférieur de New York, il y a quelques mois, [15] impliquaient directement l’examen du droit de faire circuler des portraits et la question de la reconnaissance et de la protection par notre droit d’un droit à la vie privée sous ce rapport et sous d’autres encore doit bientôt venir devant nos cours pour examen.
5. Le caractère désirable – la nécessité même – d’une protection de ce type est tenue pour indubitable. La presse outrepasse de toutes parts les limites évidentes de la correction et de la décence. Le commérage n’est plus réservé au désoeuvré et au vicieux, c’est devenu une industrie effrontément exercée. Pour satisfaire un appétit lascif, les détails des relations sexuelles s’étalent dans les colonnes des quotidiens. Pour distraire l’oisif, de vains ragots qui ne peuvent reposer que sur l’intrusion dans l’intimité, sont colportés à longueur de colonnes. L’intensité et la complexité de la vie, liées au progrès de la civilisation, ont rendu indispensable un certain retrait du monde et l’homme, raffiné par la culture, est devenu plus sensible à la publicité de sorte qu’il est maintenant plus essentiel pour l’individu de pouvoir s’isoler et d’avoir une vie privée ; cependant l’activité et l’inventivité modernes, en s’immisçant dans sa vie privée, lui ont infligé une souffrance et une détresse morales beaucoup plus grandes que n’aurait pu le faire la blessure physique à elle seule. Le dommage causé par de telles intrusions ne se limite pas à la souffrance de ceux qui ont fait l’objet de l’activité journalistique ou autre. En cela, comme dans les autres branches du commerce, l’offre crée la demande. Chaque moisson d’improbables ragots, ainsi engrangée, produit la graine pour la suite et engendre une dégradation constante des standards sociaux et moraux directement proportionnelle avec sa propagation. Même le commérage apparemment innocent, lorsqu’il est largement et constamment répandu est potentiellement maléfique. Il avilit et pervertit. Il avilit en inversant l’importance relative des choses, réduisant par là les pensées et les aspirations d’un peuple. Quand le commérage entre les personnes se hisse à la dignité de l’imprimé et occupe l’espace ouvert aux sujets d’intérêt réel pour la communauté, comment s’étonner que l’ignorant et le non critique se méprennent sur la relativité de son importance. D’un accès facile et présentant un attrait pour le côté faible de la nature humaine que n’abattent jamais totalement les malheurs et les fragilités du prochain, il n’est pas étonnant, qu’il capte à son profit l’attention de cerveaux aptes à autre chose. La trivialité détruit sur le champ la vigueur de la pensée et la délicatesse des sentiments. Nul enthousiasme ne peut s’épanouir, aucun instinct généreux ne peut survivre sous sa force d’aveuglement.
6. Notre objectif est de rechercher si le droit existant fournit un principe qui puisse être à juste titre invoqué pour protéger la vie privée de l’individu et, si c’est le cas, quelles sont la nature et l’étendue de la protection offerte.
7. Etant donné la nature des instruments qui sont utilisés pour s’introduire dans la vie privée, le préjudice infligé présente une vague ressemblance avec les dommages traités par le droit sur la calomnie et la diffamation, tandis qu’un remède juridique pour un tel préjudice semble impliquer que la demande de réparation pour des sentiments blessés puisse à elle seule constituer un motif suffisant pour agir. Le principe sur lequel repose le droit de la diffamation couvre cependant une classe d’effets totalement différents de ceux auxquels il est aujourd’hui demandé de s’intéresser. Il ne s’agit que de dommages causés à la réputation, de la blessure faite à l’individu dans ses relations extérieures au cœur de la communauté, en l’abaissant dans l’estime de ses concitoyens. Ce qui a été publié à son propos, quelle que soit l’étendue de la diffusion et quelle que soit l’inconvenance de la publication, doit, pour pouvoir faire l’objet d’une action, tendre directement à lui porter préjudice dans ses relations avec les autres et fût-ce par la voie de l’écrit ou de l’imprimé, l’exposer à la haine, au ridicule ou au mépris de ses concitoyens, l’effet de la publication sur son estime de soi et sur ses propres sentiments ne formant pas un élément essentiel dans l’intérêt pour agir. En bref, les délits et les droits corrélatifs reconnus par le droit sur la calomnie et la diffamation sont par nature matériels plutôt que mentaux. Cette branche du droit étend simplement la protection entourant la propriété physique à certaines conditions nécessaires ou utiles pour réussir sa vie dans le monde. Au contraire, notre droit ne reconnaît aucun principe selon lequel un dédommagement devrait être accordé dans le cas d’une simple blessure aux sentiments. Quelle que soit l’intensité de la souffrance morale générée sur une personne par l’action d’une autre et même si l’action ressortit de la négligence voire de la malveillance, si l’acte en lui-même est cependant par ailleurs légal, la douleur infligée est damnum absque injuria. L’atteinte aux sentiments doit bien sûr être prise en compte dans l’évaluation du dommage lors de l’examen de ce qui est reconnu comme un préjudice juridique [16] mais notre système, à la différence du droit romain, ne permet pas de recours, même au cas de souffrance morale résultant d’une simple injure ou insulte, pour atteinte intentionnelle ou gratuite à l’ « honneur » de l’autre. [17]
8. Il n’est pas nécessaire cependant pour soutenir la reconnaissance par la common law d’un principe applicable aux cas d’intrusion dans la vie privée, d’invoquer l’analogie, qui n’est que superficielle, avec les préjudices subis soit du fait d’une atteinte à la réputation, soit avec ce que les civilistes appellent une atteinte à l’honneur. En effet, les doctrines relatives aux infractions qui sont ordinairement appelées le droit de common law à la propriété intellectuelle et artistique ne sont, croit-on, que des exemples et des applications d’un droit général à la vie privée qui, correctement comprises, offrent un recours contre les maux envisagés.
9. La common law garantit à tout individu, le droit à déterminer, d’ordinaire, la mesure dans laquelle ses pensées, ses sentiments et ses émotions seront communiqués aux autres. [18] Dans notre système de gouvernement, il ne peut jamais être contraint de les exprimer (sauf s’il est appelé à témoigner devant la justice) ; et même s’il a choisi de les exprimer, il conserve en général le pouvoir de fixer les limites de la publicité qui leur sera donnée. L’existence de ce droit ne dépend pas de la méthode particulière d’expression adoptée. Que ce soit par le mot, [19] le signe, [20] la peinture, [21] la sculpture [22] ou la musique [23] n’a pas d’importance. L’existence du droit ne dépend pas non plus de la nature ou de la qualité de la pensée ou de l’émotion, ni de l’excellence du moyen d’expression. [24] La même protection est accordée à une lettre occasionnelle ou aux confidences consignées dans un journal intime, au poème ou à l’essai le plus précieux, au travail loupé ou au barbouillage et au chef-d’oeuvre. Dans tous les cas, l’individu est en droit de décider si ce qui est sien sera livré au public. [25] Personne n’a le droit de publier les productions de celui-ci sous quelque forme que ce soit sans son consentement. Ce droit est totalement indépendant du support sur lequel ou du moyen par lequel la pensée, le sentiment ou l’émotion est exprimé. Il peut exister indépendamment de tout support matériel dans le cas des mots parlés, de la chanson chantée, du drame joué. Ou, s’il est exprimé sur un support, tel un poème écrit, l’auteur peut s’être séparé du papier sans avoir perdu son droit de propriété sur la composition elle-même. Le droit n’est perdu que quand l’auteur lui-même communique sa production au public – en d’autres termes le publie. Ceci vaut dans une indépendance totale par rapport aux droits d’auteurs et à leur extension dans le domaine de l’art. Le but de ces lois est de garantir à l’auteur, au compositeur ou à l’artiste, l’intégralité des profits provenant de la publication ; mais la protection de la common law lui permet de contrôler de façon absolue l’acte de publication, laisse à sa discrétion de décider s’il y aura ou non une quelconque publication. [26] Le droit accordé par la loi n’a aucune valeur à moins qu’il n’y ait publication, le droit de la common law est perdu dès lors qu’il y a une publication.
10. Quelle est la nature, la base de ce droit d’empêcher la publication des manuscrits ou des œuvres d’art ? Il est présenté comme l’application d’un droit de propriété ; [27]et il n’y a aucune difficulté à accepter ce point de vue tant qu’il s’agit de la reproduction de compositions littéraires et artistiques. Il est certain qu’elles possèdent nombre des attributs de la propriété ordinaire : elles sont transférables, elles ont une valeur et la publication ou la reproduction est une utilisation par laquelle cette valeur se matérialise. Cependant là où la valeur de la production ne se trouve pas dans le droit de faire des profits issus de la publication mais dans la tranquillité d’esprit ou le soulagement offerts par la capacité à empêcher toute publication, il est difficile de considérer le droit comme étant un droit de propriété, au sens commun du terme. Un homme consigne dans une lettre à son fils ou dans son journal intime qu’il n’a pas dîné avec son épouse un certain jour. Aucune personne dans les mains de laquelle tombe ces papiers ne pourrait les publier dans le monde, même si elle est entrée en possession de ces documents légalement ; et l’interdiction ne se limite pas à la publication d’une copie de la lettre ou de la page du journal intime en soi, la limitation couvre aussi la publication de sa teneur. Quelle est la chose protégée ? Certainement pas l’acte intellectuel de consigner le fait que le mari n’a pas dîné avec son épouse mais le fait lui-même. Ce n’est pas le produit intellectuel mais l’événement domestique. Un homme écrit une douzaine de lettres à différentes personnes. Nul n’aurait le droit de publier une liste des lettres écrites. Si les lettres et le contenu du journal intime étaient protégés en tant que compositions littéraires, l’étendue de la protection accordée devrait être identique à celle garantie pour un écrit publié dans le cadre du droit d’auteur. Mais le droit du droit d’auteur n’empêcherait pas l’énumération des lettres et la publication de certains des faits qui en font la teneur. Les droits d’auteur sur une série de peintures ou de gravures empêcheraient une reproduction des peintures sous forme d’images ; mais ils ne s’opposeraient pas à ce qu’une liste en soit publiée ou même à ce qu’une description en soi donnée. [28] Cependant, dans la célèbre affaire Prince Albert v. Strange, la Cour a considéré que la règle de common law interdisait non seulement la reproduction des estampes que le demandeur et la reine Victoria avaient fait pour leur plaisir personnel mais aussi « la publication (tout au moins par l’imprimé ou l’écrit), bien que ce ne soit pas par copie ou par ressemblance, d’une description de celles-ci, qu’elle soit plus ou moins limitée ou sommaire, sous la forme de catalogue ou autrement. [29] De même, une collection non publiée d’informations qui ne possède aucun caractère de nature littéraire est protégée de la piraterie. [30]
11. Que cette protection ne puisse s’appuyer sur le droit à la propriété littéraire et artistique en aucun sens exact du terme, apparaît tout à fait clairement quand l’objet pour lequel la protection est invoquée n’a pas même la forme de propriété intellectuelle mais a les attributs de la propriété tangible ordinaire. Supposons un homme qui a une grande collection de pierres précieuses ou de curiosités qu’il garde secrète : on prétendrait difficilement qu’une autre personne pourrait en publier un catalogue et cependant les articles énumérés ne relèvent certainement pas de la propriété intellectuelle au sens juridique, par plus qu’une collection de poêles de chauffage ou de chaises. [31]
12. La croyance qui veut que l’idée de propriété au sens étroit ait été à la base de la protection des manuscrits non publiés a conduit une cour très compétente à refuser, dans de nombreux cas, des injonctions contre la publication de correspondances privées au motif que « les lettres ne possédant pas les attributs d’une composition littéraire ne constituent pas une propriété en droit d’être protégée ; « et qu’il était évident que le demandeur ne pouvait pas avoir considéré les lettres comme d’une valeur quelconque en tant que productions littéraires parce qu’une lettre ne peut pas être envisagée comme de valeur pour son auteur alors qu’il ne consentirait jamais à ce qu’elle soit publiée. [32] Mais ces décisions n’ont pas été suivies [33] et on peut maintenant considérer comme établi que la protection offerte par la common law à l’auteur de tout écrit est totalement indépendante de sa valeur marchande, de ses mérites intrinsèques ou de toute intention de le publier et, bien sûr, aussi, parfaitement indépendante du matériau, s’il en est, sur lequel ou du mode selon lequel, la pensée ou le sentiment a été exprimé.
13. Bien que les cours aient affirmé qu’elles fondaient leurs décisions sur les bases étroites de la protection de la propriété, il existe cependant des reconnaissances d’une doctrine plus libérale. Ainsi tant l’opinion du Vice Chancelier que celle du Lord Chancelier en appel font preuve d’une perception plus ou moins bien définie d’un principe plus large que ceux qui ont été principalement discutés et sur lesquels ils se sont surtout appuyés. Le Vice Chancelier Knight Bruce a fait référence à la publication de ce qu’un homme a « écrit à des personnes particulières ou sur sujets particuliers » comme un cas possible de divulgation préjudiciable concernant des choses privées à laquelle les cours s’opposeraient le cas échéant ; cependant il est difficile de percevoir comment et pourquoi, dans un tel cas, un quelconque droit de propriété au sens strict, pourrait être en question ou pourquoi, si une telle publication était interdite lorsqu’elle menacerait d’exposer la victime pas seulement au sarcasme mais à la ruine, elle ne devrait pas l’être aussi lorsqu’elle menacerait de lui rendre la vie difficile. Priver un homme de profits potentiels, susceptibles d’être réalisés en publiant un catalogue de ses joyaux, ne peut pas en soi un mal qui lui est fait. La possibilité de profits à venir n’est pas un droit de propriété que le droit reconnaît habituellement ; ce doit en conséquence être la violation d’autres droits qui constitue l’acte délictueux et la violation est tout autant délictueuse qu’elle résulte dans la perte de profits que l’individu pourrait lui-même obtenir, en donnant au sujet une publication qui lui soit odieuse, soit qu’elle aboutisse à obtenir un avantage au prix d’une souffrance psychique ou morale pour lui. Si la fiction de la propriété en un sens étroit doit être conservée, il est encore vrai que le but réalisé par le commérage est atteint en utilisant ce qui appartient à quelqu’un d’autre, les faits relatant sa vie privée qu’il a jugé bon de garder pour soi. Lord Cottenham a posé qu’un homme « a droit à être protégé dans l’usage exclusif et la jouissance de ce qui est exclusivement sien » et il a cité en l’approuvant l’opinion de Lord Eldon, telle que rapportée dans une note manuscrite au cas Wyatt v. Wilson en 1820, à propos d’une gravure de George III pendant sa maladie, disant que si l’un des médecins du roi défunt avait conservé un journal de ce qu’il avait vu et entendu, la cour ne lui aurait pas permis, du temps du roi, de l’imprimer et de le publier » ; et Lord Cottenham déclarait, à propos des actes des défendeurs dans le cas qui lui était soumis, que « le droit auquel il a été porté atteinte est le droit à la vie privée. » Mais une fois le droit à la vie privée reconnu comme un droit qui doit être juridiquement protégé, l’interposition des cours ne peut pas dépendre de la nature particulière du dommage qui résulte de sa violation.
14. Ces considérations conduisent à la conclusion que la protection accordée aux pensées, sentiments et émotions exprimés au moyen de l’écriture ou des arts, dans la mesure où elle consiste à en empêcher la publication, n’est qu’un cas d’application d’un droit plus général de l’individu à ce qu’on le laisse tranquille. C’est un droit semblable au droit à ne pas être agressé ou battu, au droit à ne pas être emprisonné, au droit à ne pas être poursuivi avec une intention criminelle, au droit à ne pas être diffamé. Est inhérente à tous ces droits, comme à tous les autres droits reconnus par le droit d’ailleurs, la qualité de faire l’objet d’une possession ou d’une propriété et (comme cela est l’attribut distinctif de la propriété) il peut être approprié dans un sens de parler de ces droits comme d’une propriété. Néanmoins, il est évident qu’ils présentent peu de ressemblance avec ce qui est ordinairement entendu par ce terme. Le principe qui protège les écrits personnels et les autres productions personnelles contre toute forme de publication, non contre le vol et l’appropriation physique mais contre la publication sous quelque forme que ce soit, n’est pas en réalité le principe de la propriété privée mais celui de l’inviolabilité de la personnalité. [34]
15. Si notre conclusion est correcte, le droit existant offre un principe qui peut être invoqué pour protéger la vie privée de l’individu contre l’intrusion soit d’une presse trop entreprenante, le photographe, soit du possesseur de tout autre procédé moderne d’enregistrement ou de reproduction de scènes ou de sons. En effet, la protection fournie n’est pas restreinte par les autorités aux cas où un certain média ou une forme particulière d’expression a été adopté, ni aux produits de l’intellect. La même protection est accordée aux émotions et aux sensations exprimées dans une composition musicale ou une autre œuvre d’art que lorsqu’il s’agit d’une composition littéraire ; et les mots prononcés, la pantomime jouée, la sonate exécutée n’a pas moins droit à la protection que si, dans chaque cas, ils avaient été réduits à l’écriture. La circonstance qu’une pensée ou une émotion ait été enregistrée dans une forme permanente rend son identification plus facile et, dès lors, peut être importante du point de vue de la preuve mais elle ne change rien du point de vue du droit au fond. Si donc, les décisions indiquent un droit général à la vie privée en ce qui concerne les pensées, les émotions et les sensations, celles-ci doivent recevoir la même protection qu’elles soient exprimées par l’écrit, par la conduite, dans la conversation, dans les attitudes ou par le visage.
16. On peut plaider en faveur de l’établissement d’une distinction entre l’expression délibérée des pensées et des émotions dans des compositions littéraires ou artistiques et l’expression occasionnelle et souvent involontaire qui en est donnée dans la conduite de la vie ordinaire. En d’autres termes, on peut prétendre que la protection fournie est accordée aux fruits conscients du travail, peut-être en tant qu’encouragement à l’effort. [35] Cette affirmation, bien que plausible, n’est cependant guère soutenable. Si le volume de travail impliqué était adopté comme test, nous pourrions très bien découvrir que l’effort pour se bien comporter dans les affaires et dans les relations domestiques avait été beaucoup plus grand que celui requis par la peinture d’un tableau ou l’écriture d’un livre ; nous pourrions nous rendre compte qu’il est de loin plus facile d’exprimer des sentiments élevés dans son journal intime que par la conduite d’une vie noble. Si le test du caractère réfléchi de l’acte était adopté, toute une correspondance occasionnelle qui bénéficie aujourd’hui d’une totale protection serait exclue du champ bénéfique des règles existantes. Après les décisions refusant la distinction tentée entre les productions qui avaient été destinées à être publiées et celles qui ne l’étaient pas, toutes les considérations portant sur le volume de travail impliqué, le degré de délibération, la valeur du produit et l’intention de publier doivent être abandonnées et aucune base n’apparaît qui puisse servir de fondement au droit de restreindre la publication et la reproduction de telles œuvres littéraires et artistiques, si ce n’est le droit à la vie privée, en tant qu’il fait partie d’un droit plus général à l’intégrité personnelle, le droit à la personnalité.
17. Il faut dire que, dans certains cas où la protection a été accordée contre une publication fautive, le pouvoir de juger a été affirmé non pas sur la base de la propriété ou tout au moins pas entièrement sur ce fondement mais sur la base d’une violation alléguée d’un contrat implicite, de la confiance ou du secret.
18. Ainsi, dans Abernethy v. Hutcheson (in L. J. Ch., Vol.3, 1825, p.209 et suiv.) où le demandeur, un éminent chirurgien, cherchait à interdire la publication dans le « Lancet » de conférences non publiées qu’il avait données à l’Hôpital St. Bartholomew’s de Londres, Lord Eldon doutait qu’il puisse y avoir propriété sur des conférences qui n’avaient pas été mises par écrit mais il accorda l’injonction sur le fondement d’une violation de confiance, soutenant « que lorsqu’il avait été permis à des personnes, élèves ou autres, d’entendre ces conférences, bien qu’elles soient données oralement, et bien que les parties aient été autorisées dans une certaine mesure, si elles le pouvaient, à coucher sur le papier le tout en sténographie, elles ne pouvaient le faire que dans le but de leur propre information et ne pouvaient pas publier à leur profit, ce pourquoi elles n’avaient pas obtenu le droit de vendre. »
19. Dans Prince Albert v. Strange (in McN. & G., Vol.1, 1849, p.25), Lord Cottenham, en appel, tout en reconnaissant un droit de propriété sur les estampes qui, en lui-même, aurait justifié la délivrance de l’injonction, affirmait, après avoir discuté les preuves, qu’il était conduit à supposer que la possession des gravures par le défendeur trouvait « son origine dans une trahison du mandat, de la confiance et du contrat » (« beach of trust, confidence and contract ») et que sur une telle base également le titre du demandeur à une injonction était pleinement établi.
20. Dans Tuck v. Priester (in Q. B. D., Vol.19, 1887, p.639 et suiv.), les demandeurs étaient propriétaires d’un tableau et avaient employé le défendeur pour en faire un certain nombre de copies. Il l’avait fait et il avait également réalisé un nombre d’autres copies pour lui-même et les avaient offertes à la vente, en Angleterre, à un prix inférieur. Par la suite, les demandeurs avaient fait enregistrer leurs droits d’auteur sur le tableau et, de façon subséquente, avaient cherché en justice une injonction et des dommages et intérêts. Les Lords Juges s’étaient divisés sur l’application des lois sur les droits d’auteur dans ce cas mais ils avaient unanimement soutenu que, indépendamment de ces lois, les demandeurs avaient droit à une injonction et à des dommages et intérêts pour violation du contrat.
21. Dans Pollard v. Photographic Co. (in Ch. Div., Vol.40, 1888, p.345 et suiv.), le photographe qui avait pris la photographie d’une femme dans les conditions ordinaires se voyait interdire de l’exposer et d’en vendre des copies sur le fondement qu’il avait violé les termes implicites du contrat et aussi que c’était une trahison de la confiance. M. le juge North avait interposé dans l’argumentation du conseil de la demanderesse la question : « Discutez-vous que si la ressemblance en négatif avait été prise à la dérobée, son réalisateur pourrait exposer les copies ? » et le conseil avait répondu : « Dans un tel cas, il ne serait question ni de confiance, ni de violation d’un contrat. » Par la suite, le conseil du défendeur soutint que personne n’avait la propriété sur ses propres traits ; à moins de faire quelque chose de diffamatoire ou d’autrement illégal, il n’y a aucune restriction à l’usage par le photographe de son négatif. Mais la Cour, tout en trouvant explicitement une violation de contrat et une trahison de la confiance suffisante pour justifier son interposition, semble encore avoir ressenti la nécessité de faire reposer sa décision également sur un droit de propriété, [36] de façon à la mettre dans la lignée des cas qui étaient présentés comme précédents. [37]
22. Ce procédé d’implication d’une condition dans un contrat ou d’implication d’une relation de confiance (en particulier lorsque le contrat est écrit et où il n’y a pas d’usage ou de coutume établie, n’est rien de plus, ni de moins qu’une déclaration judiciaire que la morale publique, la justice privée (« private property ») [N. d. t. : la traduction « justice privée » n’est pas pleinement satisfaisante en raison de certaines connotations mais les autres candidatures rencontrées : justice simple (comme simple citoyen) ou justice toute pure ou encore justice élémentaire risqueraient d’introduire encore plus de perspectives absentes et d’éloigner de la notion de base] et la convenance générale exigent la reconnaissance d’une telle règle et que la publication dans de telles circonstances serait considérée comme un abus intolérable. Tant que ces circonstances produisent un contrat sur lequel une condition doit être greffée par l’esprit du juge ou fournissent des relations sur lesquelles une confiance ou un mandat peuvent être érigés, il ne peut pas y avoir objection à la confection de la protection désirée au moyen des doctrines du contrat ou de la confiance. Mais la cour peut difficilement s’arrêter là. La doctrine étroite peut avoir satisfait aux exigences de la société à un moment où l’abus, contre lequel il fallait se prémunir, serait rarement intervenu sans qu’il y ait eu violation de contrat ou trahison de confiance particulière ; mais maintenant que les moyens modernes offrent de multiples occasions de perpétrer de tels dommages sans participation quelconque de la partie lésée, la protection accordée par le droit doit se fonder sur une base plus large. Aussi longtemps, par exemple, que l’état de l’art photographique était tel que son image pouvait rarement être prise sans que l’on se soit consciemment « assis » dans ce but, le droit des contrats et de la confiance pouvait offrir à l’homme prudent des garanties suffisantes contre la circulation impropre de son portrait ; mais dès lors que les avancées les plus récentes dans l’art de la photographie ont rendu possible la prise de photographies à l’insu de la personne photographiée, les doctrines du contrat et de la confiance sont devenues inadéquates comme support à la protection requise et la responsabilité civile doit entrer en jeu. Le droit de propriété au sens large, couvrant toutes les possessions, y compris tous les droits et privilèges et dès lors embrassant le droit à une personnalité inviolée, est le seul à fournir la base sur laquelle la protection que l’individu demande, peut reposer.
23. Ainsi, les cours, en cherchant un principe sur lequel la publication des lettres privées pouvait être interdite, sont naturellement tombées sur les idées de trahison de la confiance et de contrat tacite ; mais il suffisait d’un peu de réflexion pour comprendre que cette doctrine ne pouvait pas suffire pour offrir toute la protection nécessaire, dès lors qu’elle ne permettrait pas à la cour d’accorder un recours contre un étranger ; et c’est ainsi que la théorie de la propriété sur le contenu des lettres a été adoptée. [38] En réalité, il est difficile de concevoir sur quelle théorie du droit le récepteur occasionnel d’une lettre, qui la publie, est responsable d’une rupture de contrat, exprès ou tacite, ou d’une trahison de confiance dans l’acception ordinaire de ce terme. Supposons qu’une lettre lui ait été adressée sans qu’il l’ait sollicitée. Il l’ouvre et la lit. Il est certain qu’il n’a passé aucun contrat ; il n’a pas accepté une quelconque confiance. Il ne peut pas, par l’ouverture et la lecture de la lettre, avoir contracté aucune obligation, si ce n’est ce que le droit déclare ; et, quelle que soit la manière de l’exprimer cette obligation est simplement celle de respecter le droit juridique de l’envoyeur quel que puisse être ce droit et qu’il s’appelle son droit de propriété sur le contenu de la lettre ou son droit à la vie privée. [39]
24. Une recherche similaire pour le principe sur lequel une publication fautive peut-être interdite se retrouve dans le droit des secrets de fabrication. En ce domaine, les injonctions ont été en général accordées sur la base de la théorie de la violation de contrat ou d’un abus de confiance. [40] Il arriverait, rarement, bien sûr, que quelqu’un soit en possession d’un secret à moins qu’on ne lui ait fait confiance. Cependant, peut-on imaginer que la cour hésiterait à reconnaître un recours contre celui qui se serait procuré les connaissances au moyen d’une intrusion banale – par exemple, en consultant illégalement un livre dans lequel le secret a été mis par écrit ou en écoutant aux portes ? Dans Yovatt v. Winyhard (in J. & W., Vol.1, 1820) où une injonction a été délivrée contre l’usage ou la communication de certaines recettes de médecine vétérinaire, il apparaît bien que le défendeur, alors qu’il était au service du demandeur, a subrepticement eu accès au livre de recettes et les a copiées. Lord Eldon « a accordé l’injonction sur le fondement qu’il y avait eu une trahison du mandat et de la confiance (« trust and confidence ») ; mais il paraît difficile d’établir une distinction juridique solide entre un tel cas et un autre où un simple étranger a obtenu illégalement accès au livre. [41]
25. Nous devons donc conclure que les droits ainsi protégés quelle que soit leur nature exacte ne sont pas des droits qui naissent du contrat ou d’une confiance spéciale mais que ce sont des droits contre tous ; et, comme indiqué plus haut, le principe qui a été appliqué pour protéger ces droits n’est pas en réalité le principe de la propriété privée, sauf à prendre cette expression dans un sens élargi et inhabituel. Le principe qui protège les écrits personnels et toute autre production de l’esprit ou des émotions est le droit à la vie privée et le droit n’a pas de nouveau principe à formuler quand il étend cette protection à l’apparence personnelle, aux dires, aux actes et aux relations – domestiques ou autres. [42]
26. Si une intrusion dans la vie privée constitue un préjudice (« injuria ») juridique, les éléments pour demander réparation existent dès lors que déjà la valeur de la souffrance morale, causée par un acte préjudiciable en lui-même, est reconnue comme entrant dans le calcul des dommages et intérêts.
27. Le droit de quelqu’un qui est resté une personne privée (« private individual ») à empêcher la circulation de son portait dans le public représente le cas le plus simple pour une telle extension, le droit de se protéger contre les portraits crayonnés, contre une discussion dans la presse de ses affaires privées serait une question d’une importance et d’une portée plus grandes. Si les assertions occasionnelles et insignifiantes dans une lettre, si l’œuvre de ses mains, quelle qu’inesthétique et sans valeur qu’elle soit, si les possessions de toutes sortes sont protégées non seulement contre la reproduction mais contre la description et l’énumération, combien plus devraient l’être les actes et les dires d’un homme dans ses relations sociales et domestiques contre une publicité débridée. Si vous ne pouvez pas reproduire le visage d’une femme sur une photographie sans son consentement, combien moins doit être tolérée la reproduction de son visage, de ses formes et de ses actions par des descriptions graphiques, colorées pour satisfaire une imagination vulgaire et dépravée.
28. Le droit à la vie privée, limité comme doit nécessairement l’être un tel droit, a aussi trouvé expression dans le droit français. [43]
29. Il reste à envisager quelles sont les limites de ce droit à la vie privée et quels recours peuvent être accordés pour l’application de ce droit. Déterminer avant expérience le tracé exact de la ligne où la dignité et la convenance de l’individu doivent céder le pas aux exigences du bien-être public et de la justice privée serait une tâche difficile, mais les règles les plus générales sont fournies par les analogies juridiques déjà développées dans le droit de la calomnie et de la diffamation et dans le droit de la propriété littéraire et artistique.
30. Le droit a la vie privée n’interdit pas la publication de ce qui est d’intérêt public ou d’intérêt général.
31. Dans la fixation de la portée de cette règle, une aide pourrait être fournie par l’analogie en droit de la diffamation et de la calomnie, avec les cas qui traitent du privilège restreint du commentaire et de la critique sur les sujets d’intérêt public général. [44] Il a a bien sûr des difficultés pour appliquer une telle règle ; mais elles sont inhérentes au sujet et ne sont certainement pas plus grandes que celles qui existent dans de nombreux autres branches du droit – par exemple, dans cette vaste classe de cas où le caractère raisonnable ou non d’un acte sert de test en matière de responsabilité. Le but du droit doit être de protéger les personnes aux affaires desquelles la communauté n’a aucun motif légitime à s’intéresser, contre le risque d’être traînées dans une publicité indésirable et non désirée et de protéger toutes les personnes quels que soient leur position et leur statut, d’avoir des choses qu’elles peuvent préférer garder secrètes, rendues publiques contre leur volonté. C’est l’intrusion dans la vie privée de l’individu qui est répréhensible et qui doit être, autant qu’il est possible, empêchée. La distinction mentionnée dans l’affirmation ci-dessus, cependant, est évidente et fondamentale. Il y a des personnes qui peuvent raisonnablement revendiquer comme droit, la protection contre la notoriété impliquée par le fait d’être les victimes de l’entreprise journalistique. Il y en a d’autres qui, à des degrés variés, ont renoncé au droit de vivre leur vie à l’abri du regard public. Des questions que les hommes de la première catégorie peuvent à juste titre prétendre ne concerner qu’eux-mêmes peuvent, pour ceux de la seconde, faire l’objet d’un intérêt légitime de la part de leurs concitoyens. Les particularités de manière et de personne qui, s’agissant de l’individu ordinaire, n’appelleraient pas de commentaires, peuvent acquérir une importance publique, si elles se trouvent chez un candidat à une fonction politique. Il est donc nécessaire d’introduire une distinction supplémentaire et de ne pas se contenter de classer les faits et les actes entre public et privé selon un standard à appliquer au fait ou à l’acte en soi. Publier à propos d’un individu modeste et retiré qu’il souffre d’un handicap dans sa manière de parler ou qu’il ne sait pas écrire correctement est une atteinte injustifiée, si elle n’est pas sans exemple, à ses droits, alors que l’affirmation et le commentaire des mêmes caractéristiques découvertes chez un aspirant à siéger au Congrès ne pourraient pas être considérés comme dépassant les limites.
32. L’objet général recherché est de protéger la vie privée et quel que soit le degré ou le rapport sous lequel la vie d’un homme a cessé d’être privée avant que la publication considérée ait été faite, la protection doit être levée dans cette mesure. [45] Dès lors donc que le caractère convenable ou non de la publication des mêmes faits peut dépendre totalement de la personne à propos de laquelle ils sont publiés, aucune formule rigide ne peut être utilisée pour l’interdiction des publications odieuses. Toute règle de responsabilité adaptée doit posséder une élasticité qui permette de prendre en compte des variations de circonstances selon les cas – une nécessité qui rend malheureusement une telle doctrine non seulement plus difficile à appliquer mais aussi, dans une certaine mesure, floue et fragile dans son fonctionnement. En outre, ce ne sont que les atteintes les plus flagrantes à la décence et à la convenance qui, en pratique, seraient sanctionnées et il n’est peut-être pas même désirable de tenter d’aller jusqu’à réprimer tout ce que le goût le plus exquis et le sentiment le plus aigu du respect dû à la vie privée condamnerait.
33. En général, donc, les sujets dont la publication serait réprimés peuvent être décrits comme ceux concernant la vie privée, les habitudes, les actes et les relations d’un individu qui sont sans lien légitime avec son aptitude à occuper une fonction publique ou quasi-publique qu’il recherche ou pour laquelle il a été pressenti et qui sont sans relation légitime avec un acte fait par lui dans l’exercice d’une fonction publique ou quasi-publique ou n’ont aucune portée sur un tel acte fait par lui. Ce qui vient d’être dit ne prétend pas être une définition tout à fait exacte et exhaustive, dès lors que ce qui, dans un grand nombre de cas, doit devenir, en définitive, une question de jugement et d’opinion individuels, ne peut pas faire l’objet d’une telle définition ; mais c’est un essai d’indication approximative de la classe de questions concernées. Il est des choses que tous les hommes sont identiquement en droit de cacher à la curiosité populaire, qu’ils soient ou non engagés dans la vie publique, alors qu’il en est qui sont privées seulement parce que les personnes en question n’ont pas exercé des fonctions qui transforment leurs activités en objet légitime de curiosité publique. [46]
34. Le droit à la vie privée n’interdit pas la communication de quoi que ce soit, qui, par sa nature, est de l’ordre du privé, dès lors que la publication est faite dans des circonstances qui en font une communication privilégiée dans le droit de la calomnie et de la diffamation.
35. Selon cette règle, il n’y a pas eu atteinte au droit à la vie privée par la divulgation faite devant une cour de justice, dans les assemblées législatives ou devant leurs commissions, dans les assemblées municipales ou les commissions de telles assemblées ou pratiquement par toute communication faite devant tout autre organisme public, municipal ou local, ou devant tout organisme quasi-public, comme les grandes associations volontaires formées pour à peu près n’importe quel but de bienfaisance, d’affaires ou d’intérêt général autre ; et (au moins dans nombre d’instances) les comptes rendus de telles réunions bénéficieront, dans une certaine mesure, d’un tel privilège. [47] La règle n’interdirait pas non plus une divulgation faite par quelqu’un dans le cadre d’un devoir public ou privé, qu’il soit de nature juridique ou morale, ou dans la conduite de ses propres affaires, sur les questions où son intérêt est concerné. [48]
36. Le droit n’accorderait probablement pas une réparation pour violation de la vie privée par divulgation orale en l’absence de dommage spécial.
37. La même raison existe pour faire la distinction entre divulgations orales et écrites de choses privées que, dans le cadre du droit de la diffamation, avec la responsabilité restreinte pour la diffamation verbale (« slander ») comparée à la responsabilité pour la diffamation par écrit (« libel »). Le dommage causé par de telles communications orales serait en général si léger qu’il serait possible pour le droit, sous couvert de l’intérêt à la liberté d’expression, de ne pas intervenir. [49]
38. Le droit a la vie privée cesse lors de la divulgation des actes par l’individu ou avec son consentement.
39. Ce n’est qu’une autre application de la règle qui est devenue familière dans le droit de la propriété littéraire et artistique. Les cas décidés ici établissent aussi ce qui doit être considéré comme une publication – le principe important sur ce point étant qu’une circulation privée dans un but restreint n’est pas une publication au sens de la loi. [50]
40. La vérité de la chose publiée ne fournit pas une défense.
41. Il est évident que cette branche du droit ne doit pas s’intéresser à la vérité ou à la fausseté de ce qui fait l’objet de la publication. Ce n’est pas pour un préjudice au caractère de l’individu que la réparation ou l’interdiction préventive est recherchée mais pour l’atteinte au droit à la vie privée. Dans le premier cas, le droit contre la calomnie fournit peut être une garantie suffisante. Le second n’implique pas seulement d’empêcher une représentation inexacte de la vie privée mais d’empêcher qu’elle soit décrite purement et simplement. [51]
42. L’absence de malveillance ne constitue pas une défense.
43. La volonté personnelle de nuire n’est pas un élément constitutif de l’infraction, pas plus que dans un cas ordinaire d’atteinte à la personne ou à la propriété. Une telle intention malveillante n’a jamais à être démontrée dans une action en diffamation ou pour calomnie en common law, si ce n’est en réponse à une défense, par exemple, que l’occasion a rendu la communication privilégiée, ou, selon les lois de cet Etat ou d’ailleurs, que la déclaration qui fait l’objet du recours était vraie. L’intrusion dans la vie privée contre laquelle protège le droit à la vie privée est tout autant complètement réalisée et constitue la même infraction que les motifs qui ont poussé l’auteur des propos parlés ou écrits aient été en eux-mêmes coupables ou non au regard du droit ; tout comme l’atteinte au personnage (« character ») et, dans une certaine mesure, la tendance à provoquer une atteinte à la paix résultent de manière identique de la diffamation quels que soient les motifs qui ont conduit à sa publication. Du point de vue du tort fait à l’individu, c’est la même règle qui court à travers tout le droit de la responsabilité, par elle on est tenu responsable pour ses actes entrepris délibérément, même s’ils ont été commis sans mauvais intention ; et du point de vue du tort fait à la société, c’est un même principe qui régit une vaste catégorie d’infractions prévues par la loi.
44. Les recours contre une violation du droit à la vie privée sont suggérés également par ceux offerts dans le droit de la diffamation et dans le droit de la propriété littéraire et artistique, à savoir :
une action en responsabilité pour dommage dans tous les cas. [52] Même en l’absence de dommages spéciaux, une compensation substantielle pourrait être offerte pour atteinte aux sentiments comme dans l’action pour calomnie ou diffamation ;
une injonction, dans peut-être une classe de cas très limitée. [53]
Il serait sans aucun doute désirable que la vie privée de l’individu puisse recevoir la protection additionnelle du droit pénal mais pour cela l’intervention du législateur serait nécessaire. [54] Il est possible qu’on en arrive à juger approprié de faire jouer la responsabilité pénale pour une telle diffusion à l’intérieur de limites étroites ; mais que la communauté ait un intérêt à prévenir de telles violations du droit à la vie privée, qui soit suffisamment fort pour justifier l’introduction d’un recours contre elles, ne peut pas faire de doute. En outre, la protection de la société doit provenir principalement d’une reconnaissance des droits de l’individu. Tout homme est responsable de ses actes et de ses abstentions uniquement. S’il permet ce qu’il réprouve, alors qu’il a une arme adaptée à sa défense à portée de main, il est responsable des résultats. S’il résiste, l’opinion publique se ralliera à sa cause. Dispose-t-il alors d’une telle arme ? La common law est considérée lui en fournir une, forgée au feu lent des siècles et aujourd’hui convenablement façonnée pour sa main. La common law a toujours reconnu la maison d’un homme comme son château, imprenable, souvent même pour ses propres agents, chargés d’exécuter ses ordres. Les cours vont-elles ainsi fermer la porte de devant à l’autorité constituée et, dans le même temps, ouvrir grande la porte de derrière à une curiosité oisive et malsaine ?