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Oliver W. Holmes (Passe étroite du droit)

La passe étroite du droit

Traduction de Françoise Michaut

Traduction, par Françoise Michaut, de O. W. Holmes, « The Path of the Law »,
in Harvard Law Review, Vol. X, 1897, p.457-478
(repr. in Robert Samuel Summers (ed.), American Legal Theory, Aldershot, Dartmouth, 1992).

Ce texte est une conférence prononcée par le Juge Holmes de la Cour Judiciaire Suprême du Massachusetts, lors de l’inauguration de nouveaux locaux à l’Ecole de Droit de l’Université de Boston, le 8 janvier, 1897. (Droits de reproduction , O.W. Holmes, 1897).

1. Quand nous étudions le droit, nous ne nous penchons pas sur un mystère mais sur une profession bien connue. Nous nous mettons en quête des connaissances dont nous aurons besoin pour aller voir le juge ou pour conseiller des personnes afin de leur éviter de se trouver dans une telle situation. La raison pour laquelle c’est une profession, pour laquelle des gens vont payer des avocats pour plaider pour eux ou pour les consulter, est que, dans les sociétés telles que la nôtre, l’ordre d’user de la force publique est confié aux juges dans certains cas et toute la puissance de l’Etat sera, si nécessaire, mise au service de l’exécution de leurs jugements et ordonnances. Les gens veulent savoir dans quelles circonstances et jusqu’à quel point ils courent le risque de se trouver confrontés à ce qui est tellement plus fort qu’eux et c’est ainsi que la découverte des situations dans lesquelles le danger est à craindre, est devenu un métier. Notre objet de recherche est donc la prédiction, la prédiction de l’intervention de la force publique enclenchée par les cours.

2. Les outils disponibles sont un corpus de recueils, de traités et de lois, dans ce pays et en Angleterre, sur six siècles et croissant maintenant de centaines de volumes chaque année. Sur ces feuillets sibyllins sont rassemblés, éparses, les prophéties du passé sur les cas dans lesquels la hache va tomber. Elles ont, à juste titre, été appelées les oracles de la loi. La signification la plus importante et quasi unique de tout nouvel effort en matière de pensée juridique est de rendre ces prophéties plus précises et de les généraliser en un système parfaitement clos. Le processus est un, de la présentation d’un cas par un avocat, qui a éliminé tous les éléments pittoresques dont l’histoire racontée par son client l’avait habillé et qui n’a retenu que les faits juridiquement pertinents, jusqu’aux analyses finales et aux universaux abstraits de la théorie du droit. La raison pour laquelle un avocat ne mentionne pas que son client portait un chapeau blanc quand il a conclu un contrat, alors que Mme Rapide ne manquerait pas de s’y attarder de même que sur le gobelet orné de dorures et le chauffage au charbon de terre, est qu’il prévoit que la force publique interviendra de la même manière quel qu’ait été le couvre-chef de son client. C’est pour rendre les prédictions (ou prophéties, «  prophecies  » ) plus faciles à mémoriser et à comprendre que les enseignements des décisions du passé sont mises sous forme de propositions générales et rassemblées dans des manuels ou que les lois sont passées sous forme générale. Les droits et les devoirs primordiaux auxquels la doctrine s’intéresse ne sont encore que des prévisions. L’un des nombreux effets malencontreux de la confusion entre idées de droit et idées de morale sur laquelle je reviendrai dans un instant, est que la théorie peut mettre la charrue devant les bœufs et considérer qu’un droit («  right ») ou un devoir est quelque chose qui existe en soi, indépendamment des conséquences de sa violation et auquel certaines sanctions ont été ajoutées. Cependant, comme je vais essayer de le montrer, un devoir juridique en tant que tel n’est qu’une prédiction disant que si un homme fait ou omet de faire certaines choses, il aura à souffrir de telle manière ou de telle autre en vertu d’un jugement de la cour – et il en va de même pour un droit juridique.

3. Le nombre de nos prédictions, lorsqu’elles sont généralisées et regroupées en un système n’est pas ingérable. Elles se présentent comme un corps fini de dogmes qui peut être maîtrisé en un temps raisonnable. C’est une grave erreur de s’effrayer du nombre toujours croissant des recueils. Les recueils d’une juridiction donnée sur une génération reprennent à peu près tout le corps du droit en l’actualisant. Nous pourrions reconstituer tout le corpus à partir d’eux si tout ce qui est antérieur brûlait. L’utilisation des recueils plus anciens est principalement à des fins historiques. J’aurai quelque chose à dire sur ce point tout à l’heure.

4. Si c’est possible, je voudrais poser les premiers principes pour l’étude de ce corps de doctrines ou prévision systématisée que nous appelons le droit, à l’intention de ceux qui veulent l’utiliser comme un instrument dans leur métier, qui leur permettra de prévoir, à leur tour, et, comme relatif à cette étude, je souhaite souligner un idéal que notre droit n’a pas encore atteint.

5. La première chose pour une approche pratique (« business-like understanding  ») du sujet est de comprendre ses limites et c’est pourquoi il me paraît souhaitable de l’identifier et de rejeter d’entrée de jeu une confusion qui est faite entre la morale et le droit, laquelle se hausse parfois au niveau d’une théorie consciente mais la plupart du temps et, à vrai dire, constamment introduit localement du désordre dans la pensée sans parvenir à être perçue. Il est facile de se rendre compte qu’un homme méchant a autant de raisons qu’un homme bon de souhaiter éviter l’affrontement avec la force publique et, par conséquent, de voir l’importance, dans les faits, de la distinction entre morale et droit. Un homme qui n’a rien à faire de la règle morale à laquelle croient et se soumettent ses voisins est susceptible d’être très intéressé, par contre, à éviter une condamnation à payer et voudra, s’il le peut, ne pas se retrouver en prison.

6. Je compte sur tous mes auditeurs pour ne pas se tromper d’interprétation et considérer ce que j’ai à dire comme le langage du cynisme. Le droit est le témoin et le réceptacle externe de notre vie morale. Son histoire est l’histoire du développement moral de la race humaine. Sa mise en pratique, en dépit des railleries dont il fait communément l’objet, tend à produire de bons citoyens et des hommes bons. Quand j’insiste sur la différence entre le droit et la morale, je poursuis une fin unique, celle d’enseigner et de comprendre le droit. Pour cela, il est impératif de maîtriser ses traits spécifiques et c’est pourquoi je vous demande pour l’instant d’imaginer que vous êtes indifférents à d’autres choses plus élevées.

7. Je ne nie pas l’existence d’une perspective plus large dans laquelle la distinction entre le droit et la morale n’a plus qu’une importance secondaire ou n’a aucune importance, comme toutes les distinctions mathématiques s’évanouissent en présence de l’infini. Ce que je dis, c’est que la distinction est d’une importance primordiale pour l’objet qui nous préoccupe ici, à savoir une étude correcte et une maîtrise du droit comme métier avec ses limites bien définies, un corps de doctrine fermement circonscrit. Je viens de montrer la raison pratique pour laquelle il faut parler ainsi. Si vous souhaitez connaître le droit et lui seul, vous devez vous mettre à la place du méchant qui a pour seul souci les conséquences matérielles qu’une telle connaissance lui permet de prédire, non pas à celle de l’homme bon qui trouve ses raisons d’agir, que ce soit par rapport au droit ou en dehors de lui, dans les sanctions moins précises que lui inflige sa conscience.

8. L’importance théorique de la distinction n’est pas moindre, si vous voulez mener une réflexion adéquate sur votre sujet. Le droit est plein de phraséologie empruntée à la morale et du seul fait de la force du langage, nous sommes continuellement invités à passer d’un domaine à l’autre sans nous en apercevoir et nous sommes sûrs de le faire si nous ne gardons pas constamment présente à l’esprit la frontière entre eux. Le droit parle des droits et des devoirs, de la malveillance, de l’intention, de la négligence, etc. et rien n’est plus facile ou, je dirais, plus commun dans le raisonnement juridique que de prendre ces mots dans leur sens moral, à une étape dans l’argumentation et ainsi de tomber dans l’erreur. Par exemple, quand nous parlons des droits de l’homme dans un sens moral (« rights of man »), nous entendons marquer les limites de l’interférence avec la liberté individuelle dont nous pensons qu’elles sont prescrites par la conscience ou par l’idéal que nous avons adopté, quelle que soit la manière dont nous y soyons parvenus. Cependant, il est certain que de nombreuses lois ont été appliquées par le passé et vraisemblablement certaines le sont aujourd’hui, qui reçoivent la condamnation de l’opinion la plus éclairée de leur temps et qui, en tout cas, excèdent la limite de l’interférence par rapport au lieu où la situeraient de nombreuses consciences.

9. En conséquence, il est manifeste que rien d’autre que la confusion de pensée ne peut naître du présupposé que les droits de l’homme au sens moral sont également des droits au sens de la Constitution et du droit. Indubitablement des cas simples et extrêmes peuvent être excipés de lois imaginaires que le législateur ne se hasarderait pas à voter même en l’absence d’interdictions constitutionnelles écrites parce que la communauté entrerait en lutte et en rébellion et cela donne une certaine plausibilité à la proposition selon laquelle le droit, s’il ne fait pas partie de la morale, est limité par elle. Cependant cette limite de pouvoir ne recouvre aucun système de morale. En grande partie, elle se situe loin à l’intérieur des lignes de tout système de ce type et, dans certains cas, elle peut passer loin à l’extérieur d’elles pour des raisons tirées des habitudes d’un peuple donné à un moment donné. J’ai entendu un jour le Professeur Agassiz dire qu’une population germanique se soulèverait si vous augmentiez de deux cents le prix d’un verre de bière. Une loi, en pareil cas, ne serait que des mots vides, non pas parce qu’elle serait mauvaise mais parce qu’elle ne pourrait pas être appliquée. Personne ne niera que des lois mauvaises peuvent être appliquées et le sont et nous devrions ne pas tomber tous d’accord sur celles dont il s’agit quand nous parlions de lois mauvaises.

10. La confusion qui me préoccupe, affecte des conceptions reconnues comme juridiques. Prenez la question fondamentale de ce qui constitue le droit. Vous trouverez quelques auteurs qui affirmeront que c’est différent de la jurisprudence des cours du Massachusetts ou d’Angleterre, qu’il s’agit d’un système de raison, qui repose sur une déduction à partir de principes d’éthique ou d’axiomes ou de je ne sais encore qui peut coïncider ou non avec les décisions. Par contre, si nous nous plaçons du point de vue de notre ami, le méchant, nous allons découvrir qu’il n’attache aucune importance aux axiomes ou aux déductions mais qu’il veut savoir ce qu’en fait, les cours du Massachusetts ou d’Angleterre feront vraisemblablement. Je partage amplement son opinion. La « prédiction » de ce que feront en fait les tribunaux, et rien de plus extraordinaire, voilà ce que j’appelle le droit.

11. Prenez encore une notion qui populairement est considérée comme la conception la plus large de ce que contient le droit, la notion de devoir juridique à laquelle j’ai déjà fait référence. Nous remplissons ce mot de tout le contenu que nous tirons de la morale. Mais qu’est-ce qu’il signifie pour le méchant ? Principalement et en premier lieu, une prédiction que s’il fait certaines choses, il sera soumis à des conséquences désagréables sous la forme d’un emprisonnement ou d’une amende. Mais de son point de vue, quelle différence cela fait-il d’être condamné à une amende ou d’avoir à payer un impôt de la même somme pour faire une certaine chose ? Que son point de vue soit le test pour les principes du droit est démontré par les nombreuses discussions qui ont eu lieu devant les tribunaux à propos du caractère de sanction ou de taxe que revêt une responsabilité imposée par la loi. De la réponse à la question dépend la décision sur le caractère légal ou illégal d’une conduite et aussi sur la liberté ou l’obligation de l’acteur.

12. Mis à part le droit pénal, quelle différence y a-t-il entre la responsabilité dans le cadre des lois sur les moulins autorisant une prise d’eau par le domaine éminent et la responsabilité pour ce qui est appelé une conversion fautive de propriété quand la remise en état est hors de question ? Dans les deux cas, la partie qui a pris la propriété d’un autre homme a à payer la juste valeur de celle-ci, établie par un jury et c’est tout. Quel sens y a-t-il à parler dans un cas d’une prise à raison et dans l’autre d’une prise à tort, du point de vue du droit ? Cela n’emporte aucune conséquence au niveau de l’obligation de payer que l’acte auquel elle est attachée soit décrit comme digne de louange ou de blâme ou que le droit entende l’interdire ou, au contraire, le permettre. Si cela compte encore en se plaçant du point de vue du méchant, ce doit être parce que, dans un cas et pas dans l’autre, un désagrément supplémentaire ou tout au moins des conséquences autres sont attachées, par le droit, à l’acte. Les seuls désagréments supplémentaires ainsi attachés, auxquels j’aie jamais pu penser, se trouvent dans deux doctrines juridiques assez insignifiantes qui pourraient être abolies toutes les deux sans grande difficulté. L’une est qu’un contrat pour la réalisation d’un acte interdit est illégal et l’autre est que si l’un seul de deux ou plusieurs auteurs d’une infraction en réunion doit payer l’ensemble des dommages-intérêts, il ne peut pas revendiquer une contribution de ceux qui lui étaient associés dans l’infraction. Et je crois que c’est tout. Vous voyez comment la délimitation floue de la notion de devoir se rétrécit en même temps qu’elle se précise lorsqu’on la trempe dans l’acide cynique et qu’on exclut tout ce qui ne fait pas l’objet de notre étude, celui-ci étant les opérations du droit.

13. La confusion entre idées juridiques et morales est nulle part ailleurs plus manifeste que dans le droit des contrats. Ici encore, entre autres choses, les droits et les devoirs dits primordiaux sont investis d’une signification mystique, qui dépasse les facultés d’assignation et d’explication. Le devoir de respecter un contrat sous le régime de la common law signifie une prédiction que vous devez payer des dommages et intérêts si vous vous en dispensez – et rien de plus. Si vous commettez un dommage, vous êtes passibles d’une condamnation à payer une indemnité compensatoire. Si vous vous engagez dans un contrat, vous êtes passibles d’une condamnation à payer une somme compensatoire, sauf si l’événement promis se produit et c’est toute la différence. Cependant une telle façon de voir les choses pue aux narines de ceux qui jugent avantageux de faire entrer autant de morale qu’ils le peuvent dans le droit. Cela suffisait à Lord Coke néanmoins et ici, comme dans de nombreux autres cas, je peux le suivre. Dans Bromage v. Genning, [1] une interdiction de statuer était demandée devant le Banc du Roi à l’encontre d’une poursuite, aux confins du Pays de Galles, en exécution d’une promesse de location et Coke dit que celle-ci irait à l’encontre de l’intention du promettant qui souhaite être libre de choisir entre perdre les dommages et intérêts et signer le bail. Le sergent Harris pour le demandeur confessa qu’il avait agi en l’affaire contre sa conscience et une interdiction fut prononcée. Ceci va plus loin que nous devrions aller maintenant mais cela montre que ce que je me hasarde à dire a été le point de vue de la common law depuis le début, bien que M. Harriman, dans un très bon petit livre sur les contrats, se soit fourvoyé, à mon humble avis, dans une conclusion différente.

14. Je n’ai parlé que de la common law parce que, dans certains cas, il peut être logiquement justifié de dire de façon intelligible que la responsabilité civile impose des devoirs. Ce sont les situations relativement peu nombreuses où une injonction sera accordée en équité et que le défendeur devra respecter sous peine de se retrouver en prison ou de subir quelqu’autre sanction. Cependant, il ne me paraît guère recommandable de fabriquer une théorie générale à partir d’une exception et je pense qu’il vaudrait mieux cesser de se préoccuper des droits primaires et de leur sanction plutôt que de décrire nos prédictions en matière de responsabilités habituellement imposées par le droit en ces termes inappropriés.

15. J’ai mentionné, comme autres exemples de l’utilisation par le droit de termes empruntés à la morale, la malveillance, l’intention et la négligence. Il suffit de prendre la malveillance telle qu’il en est fait usage dans le droit de la responsabilité civile pour injustice, ce que nous juristes appelons le droit du délit civil (« tort law »), pour montrer que les significations en droit et en morale ne sont pas les mêmes et aussi que la différence a été obscurcie en donnant le même nom à des principes qui ont peu ou rien à voir ensemble. Il y a trois siècles, un pasteur dans son sermon avait raconté une histoire tirée du Livre des Martyrs de Fox à propos d’un homme qui avait assisté à la torture d’un des saints et était mort après, victime d’un tourment intérieur, compensatoire. Il se trouva que Fox avait tort. L’homme était vivant et entendit le sermon. Il intenta un procès contre le pasteur. Le Président de la Cour instruisit le jury de la non responsabilité du défendeur parce que l’histoire avait été rapportée sans intention malveillante. Il avait pris malveillance dans son sens moral, comme signifiant une intention de nuire. Mais, à notre époque, personne ne doute que quelqu’un soit responsable, même en l’absence de tout motif malveillant, pour des déclarations fausses visant manifestement à infliger un dommage temporel. En exposant le cas dans une plaidoirie, nous devrions encore qualifier la conduite du défendeur de malveillante ; cependant, à mon avis tout au moins, le mot n’a aucune implication quant aux motifs et même quant à l’attitude du défendeur face à l’avenir mais signifie seulement que sa conduite dans les circonstances connues tendait très clairement à causer un dommage temporel au demandeur. [2]

16. En droit des contrats, le recours à la phraséologie morale a conduit à une égale confusion, comme je l’ai déjà montré en partie mais en partie seulement. La morale traite de l’état interne présent de l’esprit de l’individu, de ce qu’est son intention réelle. Depuis l’époque des romains jusqu’à aujourd’hui, cette manière de faire a déteint sur le langage du droit en matière de contrats et le langage utilisé a eu un effet sur la pensée. Nous parlons du contrat comme la rencontre des esprits des parties et ainsi il est inféré dans une variété de cas qu’il n’y a pas de contrat parce qu’il n’y a pas eu rencontre des esprits : c’est-à-dire parce que les parties ont eu des intentions qui portaient sur des choses différentes ou parce qu’une partie n’a pas eu connaissance de l’accord de l’autre. Néanmoins, rien n’est plus certain que le fait que les parties peuvent être obligées par un contrat à des choses qui n’étaient dans l’intention ni de l’une, ni de l’autre et alors que l’une n’était pas au courant de l’accord de l’autre.

17. Supposez un contrat conclu en bonne et due forme et par écrit pour une conférence sans précision de temps. L’une des parties croit que la promesse sera interprétée comme signifiant dès maintenant, d’ici une semaine. L’autre pense que la signification est quand elle sera prête. La cour dit que le sens est dans une limite de temps raisonnable. Les parties sont liées par le contrat tel qu’interprété par la cour, bien que ni l’une, ni l’autre n’ait entendu dire ce que la cour déclare qu’elles ont dit. Selon moi, il est impossible de comprendre la véritable théorie du contrat ou même de discuter intelligemment certaines questions fondamentales aussi longtemps qu’on n’a pas saisi que tous les contrats sont formels, que la conclusion d’un contrat ne dépend pas de l’accord des esprits sur l’intention mais de l’accord entre deux ensembles de signes extérieurs – non pas que les deux parties aient eu l’intention de dire la même chose mais qu’elles aient dit la même chose. De plus, comme les signes peuvent s’adresser à un appareil sensoriel ou à un autre – la vue ou l’audition – le moment de la conclusion du contrat dépendra de la nature du signe. Le signe est tangible, une lettre par exemple, le contrat est formé quand la lettre d’acceptation est remise. S’il est nécessaire que les esprits des parties se rencontrent, il n’y aura pas contrat avant que l’acceptation puisse être lue – il n’y aura pas de contrat, par exemple, si l’acceptation est arrachée des mains de l’auteur de l’offre par un tiers.

18. Le moment n’est pas venu de construire une théorie dans le détail, ni de répondre aux questions et doutes en nombre que ne peuvent manquer de susciter ces considérations générales. A ma connaissance, nul n’échappe à une réponse facile cependant, pour l’instant, je voudrais me contenter d’éclairer un peu, par une série de remarques rapides, la passe étroite entre deux écueils que doit emprunter la doctrine juridique, à ce qu’il me paraît. J’ai assez signalé le premier maintenant. J’espère que mes illustrations ont démontré le danger que fait courir, à la théorie et à la pratique, la confusion entre la morale et le droit et le piège que le langage juridique tend de ce côté-là. Pour ma part, je doute souvent que nous n’aurions pas à bannir purement et simplement du droit tout terme à signification morale et à adopter d’autres mots pour exprimer des idées juridiques pures de toute coloration autre que juridique. Nous devrions renoncer aux recueils fossiles d’une bonne part d’histoire et à la majesté conférée par les associations avec la morale mais, en nous débarrassant d’une confusion non nécessaire, nous devrions gagner beaucoup en clarté de pensée.

19. Passons des limites du droit à l’autre écueil dont je veux parler : les forces qui déterminent son contenu et sa croissance. Vous pouvez supposer à la suite de Hobbes, de Bentham et d’Austin que tout le droit émane d’un souverain, même quand les premiers êtres humains à l’énoncer sont les juges, ou bien vous pouvez penser que le droit est la voix de l’esprit du temps (« Zeitgeist »), ou bien vous pouvez imaginer autre chose encore. Cela ne change rien par rapport à ce que j’ai à dire maintenant. Même si toute décision exigeait l’approbation d’un empereur au pouvoir despotique et à l’humeur fantasque, nous serions intéressés néanmoins, toujours en vue d’une prédiction, à découvrir une espèce d’ordre, une explication rationnelle et un principe de croissance pour les règles qu’il établirait. Dans tout système, il est possible de trouver de telles explications et de tels principes. C’est à leur propos qu’une seconde erreur intervient qu’il nous semble important d’exposer.

20. L’erreur à laquelle je fais référence est la notion que la seule force qui préside au développement du droit est la logique. Au sens le plus large, il est certain que cette notion serait vraie. Le postulat sous lequel nous envisageons l’univers est qu’il existe des relations quantitatives fixes entre tout phénomène, ses antécédents et ses conséquents. S’il existe une chose telle qu’un phénomène sans relations quantitatives fixes, c’est un miracle. Il échappe à la loi de la cause et de l’effet et en tant que tel transcende la capacité de notre pensée ou tout au moins c’est quelque chose vers quoi ou à partir de quoi il nous est impossible de raisonner. Nous ne pouvons penser l’univers qu’à la condition qu’il soit rationnellement saisissable ou, en d’autres termes, que chacun de ses éléments soit effet et cause dans le même sens que ceux avec lesquels nous sommes les plus familiers. Aussi, au sens le plus large, il est vrai que le droit connaît un développement logique comme tout le reste. Le danger dont je traite n’est pas l’admission que les principes gouvernant les autres phénomènes concernent aussi le droit mais la notion qu’un système donné, le nôtre, par exemple, puisse se dérouler, comme en mathématiques, à partir de quelques axiomes généraux de conduite. C’est l’erreur naturelle des écoles mais ce n’est pas limité à elles. J’ai entendu, un jour, un juge éminent dire qu’il n’avait jamais pris une décision avant d’être absolument sûr qu’elle était bonne. C’est ainsi que l’opinion judiciaire dissidente est souvent critiquée comme si elle signifiait qu’un côté ou l’autre n’avait pas bien fait son calcul et qu’en réfléchissant davantage un accord serait inévitablement intervenu.

21. Cette manière de penser est tout à fait naturelle. La formation des juristes est une formation à la logique. Les procédés de l’analogie, de la distinction et de la déduction sont ceux avec lesquels ils sont les plus familiers. Même le langage de la décision judiciaire est celui de la logique. De plus, la méthode et la forme logiques flattent le désir de certitude et de repos qui hante l’esprit humain. Néanmoins, la certitude est une illusion et le repos n’est pas la destinée de l’homme. Derrière la forme logique se trouve un jugement sur la valeur et l’importance relative de fondements législatifs concurrents, un jugement souvent inarticulé et inconscient il est vrai mais qui est néanmoins à la racine de tout le processus et en constitue le véritable nerf. Vous pouvez faire apparaître n’importe quelle conclusion sous forme logique. Vous pouvez toujours impliquer une condition dans un contrat. Mais pourquoi le faites-vous ? Vous le faites en raison d’une certaine croyance relative aux pratiques de la communauté ou d’une classe ou en raison de quelqu’opinion en ce qui concerne la politique ou, en bref, en raison d’une attitude qui vous est propre sur une question qui ne peut pas faire l’objet d’une mesure quantitative exacte et, en conséquence, est insusceptible de trouver des solutions logiques, exactes. De telles questions sont vraiment des champs de bataille où les moyens n’existent pas pour des déterminations qui seront bonnes pour toujours et où la décision ne peut rien faire d’autre qu’incarner la préférence d’un corps donné, à un moment donné, dans un lieu donné. Nous ne réalisons pas l’ampleur de la part de notre droit qui est ouverte à la reconsidération sous l’effet d’un léger changement dans les habitudes de l’esprit public. Aucune proposition concrète n’est évidente en soi, quelque soit notre propension à l’accepter. Pas même le M. Tout-Le-Monde d’Herbert Spencer n’a le droit de faire ce qu’il veut, pourvu qu’il n’interfère pas avec un droit identique de ses voisins.

22. Pourquoi une affirmation fausse et injurieuse bénéficie-t-elle d’un privilège si elle est sincère, lors de renseignements donnés sur un serviteur ? C’est parce qu’une information donnée librement a été jugée plus importante que la protection d’un homme contre ce qui, en d’autres circonstances, serait un préjudice susceptible de poursuites. Pourquoi un homme est-il libre d’ouvrir un commerce dont il sait qu’il ruinera son voisin ? C’est parce que le bien commun est censé être mieux servi par la concurrence. Il est clair que de tels jugements sur l’importance relative peuvent varier en fonction des temps et des lieux. Pourquoi un juge instruit-il un jury de la non responsabilité d’un employeur vis-à-vis d’un employé qui a été victime d’un accident au cours de son travail, sauf cas de négligence et pourquoi le jury juge-t-il en général en faveur du demandeur si le cas se fraie un passage jusqu’à lui ? C’est parce que traditionnellement la politique de notre droit a été de confiner la responsabilité aux cas où un homme prudent aurait été en mesure de prévoir le dommage ou tout au moins le danger, alors qu’une très large part de la communauté tend à exiger de certaines classes de personnes qu’elles assurent la sécurité de ceux avec qui elles traitent. Depuis que ces derniers mots ont été écrits, j’ai constaté la demande d’une telle assurance avancée dans le cadre du programme d’une des organisations de travailleurs les plus connues. Il existe un combat caché, à demi conscient, sur la question de la politique législative et si quelqu’un pense que cela peut se résoudre par la déduction et une fois pour toutes, je peux seulement dire que je pense qu’il a tort du point de vue théorique et que je suis certain que ses conclusions ne seront pas acceptées en pratique toujours, partout et par tous.

23. En fait, je crois que même maintenant notre théorie en la matière est ouverte à réexamen, même si je ne suis pas prêt à dire comment je statuerais si un revirement était proposé. Notre droit de la responsabilité délictuelle date des temps anciens, de délits isolés, non généralisés, des voies de fait, des cas de diffamation et autres choses du même genre où la charge des dommages et intérêts peut être considérée comme supportée immédiatement là où le jugement l’a assignée. Cependant les dommages qui occupent les tribunaux aujourd’hui sont essentiellement les accidents dans le fonctionnement de certaines entreprises bien connues. Ce sont des blessures infligées à des personnes ou des atteintes à la propriété par les chemins de fer, les usines et d’autres activités semblables. La responsabilité pour celles-ci est estimée et tôt ou tard se retrouve dans le prix payé par le public. C’est lui qui paie en fait les dommages et intérêts et la question de la responsabilité, si on l’approfondit assez, porte en fait sur la mesure dans laquelle il est souhaitable que le public assure la sécurité de ceux dont il utilise le travail. On pourrait dire qu’en de tels cas la chance que le jury statue en faveur du défendeur est juste une chance : une fois de temps en temps, il interrompt le cours habituel d’indemnisation, le plus souvent dans une affaire où le demandeur est d’une conscience inhabituelle et qu’il est, dès lors, plus facile de s’en débarrasser. D’un autre côté, la valeur économique d’une vie même pour la communauté peut être estimée et aucune indemnisation, pourrait-on dire, ne devrait excéder celle-ci. Il est concevable qu’un jour, dans certains cas, nous nous retrouverons en train d’imiter, à un niveau plus élevé, les barèmes pour la vie ou pour un membre qu’on trouve dans les Leges Barbarorum.

24. Je pense que les juges eux-mêmes n’ont pas convenablement pris conscience de leur devoir de peser les considérations d’intérêt social. Ce devoir est inévitable et le résultat de l’aversion souvent proclamée des juges à prendre en compte des considérations de ce type est simplement de laisser le fondement même des jugements non formulé et souvent inconscient comme je l’ai dit. Quand on a commencé à parler de socialisme, les classes aisées de la communauté se sont beaucoup effrayées. Je soupçonne que cette peur ait influencé l’activité judiciaire à la fois ici et en Angleterre. Cependant il est certain que ce n’est pas un facteur conscient dans les décisions auxquelles je me réfère. Je pense que quelque chose de similaire a conduit les gens qui n’espèrent plus contrôler les assemblées législatives à se tourner vers les cours comme interprètes des constitutions et que, dans certaines cours, de nouveaux principes ont été découverts en dehors du corps de ces instruments, qui puissent être généralisés pour aboutir à l’acceptation des doctrines économiques qui ont prévalu il y a cinquante ans et à une interdiction générale de ce qu’un tribunal de juristes ne pense pas être correct. Je ne peux m’empêcher de croire que si la formation des juristes les conduisait habituellement à envisager plus précisément et plus explicitement l’avantage social par rapport auquel la règle qu’ils établissent doit être justifiée, ils hésiteraient parfois là où ils sont si sûrs d’eux aujourd’hui et ils verraient qu’ils prennent en fait parti sur des questions controversées et brûlantes.

25. Assez parlé de l’erreur de la forme logique. Tournons-nous à présent vers l’état actuel de notre droit comme sujet d’étude et intéressons-nous à l’idéal auquel il tend. Nous sommes encore loin du point de vue que je souhaite voir atteint. Personne n’y est parvenu, ni ne peut le faire maintenant. Nous en sommes seulement au début d’une réaction philosophique et d’un réexamen de la valeur des doctrines qui, pour l’essentiel, sont considérées comme allant de soi sans un examen délibéré, conscient et systématique de leurs fondements. Le développement de notre droit s’est fait sur près d’un millier d’années, comme celui d’une plante. Chaque génération franchissant le pas inévitable de l’étape suivante, esprit, comme matière, dans l’obéissance pure et simple à une loi de croissance spontanée. Il est parfaitement naturel et bon qu’il en ait été ainsi. L’imitation est une nécessité de la nature humaine, comme l’a superbement illustré un remarquable auteur français, M. Tarde, dans un livre admirable, « Les lois de l’imitation ». La plupart des choses que nous faisons, nous les faisons pour la seule raison que nos pères les ont faites ou que nos voisins les font et il en va de même, pour une part plus large que nous le supposons, de ce que nous pensons.

26. La raison en est bonne parce que notre vie courte ne nous donne pas le temps pour une meilleure, mais ce n’est pas la meilleure. Il ne s’ensuit pas que, parce que nous sommes tous contraints à donner foi en seconde main à la plupart des règles sur lesquelles nous basons notre action et notre pensée, chacun de nous ne peut pas essayer de soumettre un coin de son monde à l’ordre de la raison ou que nous ne devrions pas tous collectivement aspirer à placer tout le domaine autant qu’il est possible sous l’empire de la raison. En ce qui concerne le droit, il est vrai, sans aucun doute, qu’un évolutionniste hésitera à affirmer la validité universelle de ses idéaux sociaux ou des principes dont il pense qu’ils devraient être incarnés par la législation. Il lui suffit de prouver qu’ils sont meilleurs pour ici et maintenant. Il peut être prêt à admettre qu’il ne sait rien d’un mieux absolu pour le cosmos et même qu’il ne sait à peu près rien de ce qui est le mieux permanent pour les hommes. Cependant il est vrai qu’un corps de droit est plus rationnel et plus civilisé quand chaque règle qu’il contient, renvoie explicitement et précisément à une fin qu’elle sert et quand les fondements pour désirer cette fin sont formulés ou ont déjà été formulés.

27. Aujourd’hui, dans de nombreux cas, si nous voulons savoir pourquoi une règle de droit a pris sa forme particulière et si nous voulons savoir, plus ou moins, simplement pourquoi elle existe, nous interrogeons la tradition. Nous suivons sa trace dans les recueils annuels de jurisprudence et peut-être en deçà dans les coutumes saliques des Francs et quelque part dans le passé, dans les forêts germaniques, dans les besoins des rois normands, dans les présupposés d’une classe dominante, dans l’absence d’idées générales, nous découvrons le motif pratique pour ce qui, aujourd’hui, est le mieux justifié par le simple fait de son acceptation et de sa familiarité aux hommes de ce temps. L’étude rationnelle du droit est encore dans une large mesure celle de l’histoire. L’histoire doit faire partie de l’étude parce que, sans elle, nous ne pouvons pas savoir la portée des règles que c’est notre travail de connaître. Cela fait partie d’une étude rationnelle parce que c’est le premier pas vers un scepticisme éclairé, c’est-à-dire la reconsidération délibérée de la valeur de ces règles.

28. Une fois que vous avez sorti le dragon de sa grotte et l’avez amené dans la prairie et à la lumière du jour, vous pouvez compter ses crocs et ses griffes et mesurer sa force. Cependant le faire sortir n’est qu’une première étape. La suivante consistera soit à le tuer, soit à le dompter et en faire un animal utile. Dans l’étude rationnelle du droit, le spécialiste des textes peut être l’homme du présent mais l’homme du futur est le statisticien et le maître en économie. Il est révoltant de ne pas avoir de meilleure justification pour une règle de droit que le fait qu’elle a été posée à l’époque d’Henry IV. Ceci est d’autant plus révoltant si les fondements sur lesquels elle a été établie ont disparu depuis longtemps et que la règle ne subsiste que par imitation aveugle du passé. Je pense à la règle technique concernant un empiètement ab initio, comme on l’appelle, et que j’ai essayé d’expliquer dans une affaire récente du Massachusetts. [3]

29. Une illustration devrait permettre en quelques mots de voir comment la finalité sociale à l’origine d’une règle de droit est obscurcie et atteinte seulement en partie du fait que la règle doit sa forme à un développement historique graduel, au lieu d’avoir été totalement refaçonnée par référence consciente, formulée, à la fin poursuivie. Nous pensons qu’il est désirable d’éviter qu’un homme soit dépouillé de sa propriété par un autre qui se l’approprie à tort et ainsi nous avons fait du vol un délit. Le mal est le même que l’homme qui s’approprie à tort le bien d’autrui le fasse alors que le propriétaire a remis le bien dans ses mains ou qu’il s’en empare lui-même injustement. Mais le droit primitif, dans sa faiblesse, n’allait pas beaucoup plus loin que s’efforcer d’empêcher la violence et faisait très naturellement du détournement injuste, une violation du droit de propriété, une part de sa définition de l’infraction. Avec les temps modernes, les juges ont un peu élargi la définition en considérant que, si le malfaiteur est entré en possession du bien par ruse ou artifice, l’infraction est constituée. C’était renoncer à l’exigence d’une violation et il aurait été plus logique et aussi plus vrai par rapport à l’objet de la loi, d’abandonner totalement l’exigence. Ceci, cependant, aurait paru trop audacieux et a été laissé à la loi. Des lois ont été adoptées qui faisaient du détournement un délit. Néanmoins la force de la tradition a fait que le délit de détournement soit considéré comme si différent du vol que, jusqu’à ce jour, dans certaines juridictions tout au moins, un espace est laissé aux voleurs pour prétendre, s’ils ont été accusés de vol, qu’ils auraient dû l’être de détournement et, s’ils ont été accusés de détournement, qu’ils auraient dû l’être de vol et d’échapper ainsi à la condamnation.

30. Des questions plus fondamentales attendent encore une réponse plus appropriée que l’explication qui consiste à dire que nous faisons comme nos pères ont fait. Qu’avons-nous de mieux qu’une supposition aveugle pour montrer que le droit pénal, dans sa forme actuelle fait plus de bien que de mal ? Je ne m’arrête pas pour traiter de l’effet que cela a eu sur l’été moral des prisonniers et sur leur tendance à replonger dans les activités criminelles ou sur la question de savoir si l’amende ou l’emprisonnement ne frappe pas davantage la femme et les enfants du condamné que lui-même. J’ai en tête des questions plus larges. Est-ce que la sanction est dissuasive ? Notre manière de traiter les auteurs d’infraction est-elle fondée sur des principes adéquats ? Une école moderne de pénalistes européens se glorifient de la formule, avancée en premier par Gall et qui veut que nous devrions porter notre attention plutôt sur le délinquant que sur le délit. La formule ne nous conduit pas bien loin mais les études qui ont débuté recherchent une réponse à mes questions, fondée sur la science pour la première fois.

31. Si le criminel typique est un dégénéré, qui escroque ou tue par nécessité organique profondément ancrée, comparable à celle qui conduit le serpent à mordre, il est inutile de parler de dissuasion par la méthode classique de l’emprisonnement. Il faut se débarrasser de lui ; il est impossible de l’améliorer ou de l’effrayer d’une façon qui le détourne de sa réaction structurelle. Si, au contraire, le crime, comme la conduite humaine normale, est principalement une question d’imitation, on peut attendre, à juste titre, de la sanction qu’elle aide à faire passer de mode la conduite. L’étude des délinquants a été considérée par des hommes de science reconnus comme venant à l’appui de la première hypothèse. Les statistiques sur l’accroissement relatif des délits dans les lieux où il y a rassemblement de foules, tels que les grandes villes, où l’exemple a le plus de chances de fonctionner et dans les endroits moins peuplés où la contagion se développe plus lentement ont été employées à grand renfort en faveur de la seconde thèse. Cependant, la croyance que, peu importe comment, « ce n’est pas la nature du crime, mais la dangerosité du criminel [qui] constitue le seul critère juridique raisonnable, propre à guider la réaction sociale inévitable contre le criminel » est revêtue d’une autorité forte. [4]

32. Les obstacles à la généralisation rationnelle que j’ai illustrés avec le droit en matière de vol, se retrouvent dans les autres branches du droit, comme ils sont présents en droit pénal. Prenez le droit de la responsabilité pénale ou de la responsabilité civile pour des dommages autres que contractuels. Y a-t-il une théorie générale pour cette responsabilité ou doit-on simplement énumérer les cas dans lesquels elle existe et expliquer chacun d’eux sur son fondement propre, comme on peut facilement le croire du fait que le droit d’agir pour certaines classes bien connues de préjudice, comme l’atteinte à la propriété ou la calomnie a une histoire particulière pour chaque classe ? Il me semble que le droit considère le fait pour une personne responsable d’infliger un dommage temporel susceptible de poursuites si, dans les conditions connues de lui, le danger de son acte était manifeste selon l’expérience commune, sauf dans les cas où, pour des raisons de politique spéciales, le droit refuse de protéger le demandeur et accorde un privilège au défendeur. [5] Je crois que, communément, la malveillance, l’intention et la négligence signifient que le danger était manifeste à un degré plus grand dans des conditions connues de l’auteur, bien que, dans certains cas de privilège, la malveillance puisse signifier un mobile réel de malveillance et qu’un tel mobile ôte la permission d’infliger un mal sciemment qui sinon serait accordée pour telle ou telle raison de bien public prédominante.

33. Cependant, lorsque j’ai exposé mon point de vue à un juge anglais très éminent l’autre jour, il a dit : « Vous discutez de ce que le droit devrait être ; dans l’état actuel du droit, vous devez prouver que vous avez un droit. Un homme n’est pas coupable de négligence à moins qu’il n’existe un devoir qui s’impose à lui. » Si notre opposition ne portait pas seulement sur les mots ou sur la proportion entre les exceptions et la règle, selon lui, la responsabilité pour un acte ne peut pas être rattachée à la tendance manifeste de l’acte à causer un dommage temporel en général, comme explication suffisante mais se rapporte à la nature spéciale du dommage ou doit être dérivée de certaines circonstance particulières, autres que la tendance de l’acte pour lequel aucune explication généralisable n’existe. Je crois qu’une telle conception est fausse mais elle est courante et, il est vrai, généralement acceptée en Angleterre.

34. Partout le principe s’appuie sur la tradition à un point tel que nous sommes même en danger d’accorder à l’histoire un rôle plus important qu’il ne l’est. Il y a peu, le Professeur Ames a écrit un article érudit pour montrer, entre autres choses, que la common law ne reconnaissait pas la défense de fraude en matière d’action portant sur un contrat formel sous seing privé et la morale pourrait sembler en être que le caractère personnel de ce motif de défense est dû à son origine dans l’équité. Néanmoins, si, comme je l’ai dit, tous les contrats sont formels, la différence n’est pas simplement historique mais théorique, entre le défaut de forme qui empêche un contrat d’être conclu et les motifs erronés qui manifestement ne pourraient pas être pris en considération dans tout système quel qu’il soit qui voudrait s’appeler rationnel, si ce n’est à l’encontre de quelqu’un qui aurait été complice de ces motifs. Ceci ne se limite pas aux contrats sous seing privé mais est d’ordre général. Je voudrais ajouter que si je ne pense pas que M. Ames avait un désaccord sur ce point.

35. Malgré tout, si nous envisageons le droit des contrats, nous y trouvons plein d’histoire. Les distinctions entre dette, convention et contrat (« assumpit  » ) sont uniquement d’ordre historique. La classification de certaines obligations de payer une somme d’argent, imposées par le droit indépendamment de tout accord de type quasi-contrat est strictement historique. La doctrine sur les contreparties est purement historique. L’effet donné à un sceau relève de l’explication historique. – La contrepartie n’est qu’une forme. Est-elle utile ? Si oui, pourquoi ne devrait-elle pas être exigée dans tous les contrats ? Un sceau n’est qu’une formalité et il se fond dans l’écrit et disparaît derrière l’affirmation qu’une contrepartie doit être fournie, sceau ou pas sceau. Pourquoi une distinction purement historique devrait-elle affecter les droits et les obligations des hommes d’affaires ?

36. Depuis que j’ai rédigé ce discours, je suis tombé sur un très bon exemple de la façon dont la tradition non seulement l’emporte sur la politique rationnelle mais a même le dessus par rapport à elle, après avoir été mal comprise et s’être vu octroyé une portée nouvelle, plus large, qu’elle n’avait quand elle avait un sens. C’est le droit établi en Angleterre qu’une altération matérielle à un contrat écrit pas l’une des parties le nullifie à son encontre. Cette doctrine est contraire à la tendance générale du droit. Nous ne disons pas à un jury que si un homme a menti un jour, sur un point particulier, il est supposé mentir sur tous. Même si un homme a essayé de tromper, cela ne paraît pas être une raison suffisante pour l’empêcher d’établir la vérité. Les objections de ce genre affectent le poids mais non l’admissibilité de la preuve. De plus, cette règle ne s’applique pas seulement à la fraude et ne se limite pas à la question de la preuve. Ce n’est pas seulement que vous ne pouvez pas utiliser l’écrit mais que le contrat est résolu.

37. Qu’est-ce que cela signifie ? L’existence d’un contrat écrit dépend du fait que l’offreur et le destinataire de l’offre ont échangé leurs expressions par écrit et non de la continuité de ces expressions. Cependant, dans le cas d’un engagement contractuel de type « bond », la notion primitive était différente. Le contrat était inséparable du parchemin. Si un tiers le détruisait ou arrachait le sceau ou altérait le parchemin, le bénéficiaire de l’obligation était dans l’impossibilité de la faire exécuter, bien qu’il fût totalement innocent, parce que le contrat du défendeur, c’est-à-dire le contrat tangible, réel qu’il avait scellé ne pouvait pas être produit dans la forme dans laquelle il le liait. Il y a environ cent ans Lord Kenyon entreprit de mettre sa raison à contribution sur cette tradition, comme il le fit parfois au détriment du droit et, ne la comprenant pas, affirma qu’il ne voyait aucun motif pour lequel ce qui était vrai du contrat de type «  bond  » ne devrait pas l’être des autres contrats. Sa décision s’est trouvée juste comme il s’agissait d’une promesse où la common law considérait encore le contrat comme inséparable du papier sur lequel il était écrit mais le raisonnement était général et, peu de temps après, a été étendu aux autres contrats écrits et divers fondements absurdes et irréels de politique ont été inventés pour rendre compte de la règle élargie.

38. Je suis sûr que personne ne confondra ma critique si libre avec un manque de respect pour le droit. Je vénère le droit et en particulier notre système juridique comme un des produits les plus ambitieux de l’esprit humain. Personne ne sait mieux que moi la quantité innombrable de grands esprits qui se sont épuisés à y apporter quelque complément ou amélioration, dont le plus grand n’est qu’un détail comparé au puissant ensemble. Il a le mérite ultime d’exister, ce n’est pas un rêve hégelien, il fait partie de la vie des hommes. Cependant on est en droit de critiquer même ce qu’on révère. Le droit est l’activité professionnelle à laquelle j’ai consacré ma vie et il me faudrait montrer moins que de la dévotion si je ne faisais pas ce qui en moi m’invite à l’améliorer quand je perçois ce qui me semble être son idéal pour l’avenir, si j’hésitais à le signaler et à avancer vers lui de tout mon cœur.

39. Peut-être en ai-je assez dit pour mettre en évidence le rôle que l’étude de l’histoire joue nécessairement dans l’étude intelligente du droit tel qu’il est aujourd’hui. Dans l’enseignement de cette école comme à Cambridge, il n’y a aucun risque de sous-estimation. M. Bigelow ici, Messieurs Ames et Thayer là-bas ont produit d’importantes contributions qui ne seront pas oubliées et en Angleterre l’histoire récente du droit anglais ancien par Sir Frederick Pollock et M. Maitland a investi le sujet d’un charme quasi-trompeur. Il nous faut nous méfier du piège que nous tend l’amour des antiquités et nous souvenir que, pour le but que nous poursuivons notre intérêt pour le passé ne se justifie que par la lumière qu’il jette sur le présent. Je suis dans l’attente d’un temps où le rôle joué par l’histoire dans l’explication du dogme sera très limité et où nous dépenserons notre énergie non pas à mener une recherche ingénieuse mais à étudier les fins poursuivies et les raisons que nous avons de les désirer. Un pas vers cet idéal pourrait consister, me semble-t-il, pour tout juriste à tenter de comprendre l’économie. Le divorce actuel entre les écrits d’économie politique et de droit me semble être la preuve de l’étendue du progrès à réaliser dans l’étude de la philosophie. Dans l’état présent de l’économie politique, on tombe encore en réalité sur l’histoire à grande échelle mais là nous sommes appelés à considérer et à peser les fins de la législation, le moyen de les atteindre et le coût pour le faire. Nous apprenons que pour n’importe quoi nous devons abandonner quelque chose et à savoir ce que nous faisons quand nous choisissons.

40. Il est une autre étude qui est quelquefois dévaluée par ceux qui ont l’esprit pratique, pour laquelle je veux dire un mot bon bien que je pense que pas mal de travail assez médiocre se présente sous ce nom. Je veux parler de l’étude de ce qui est appelé la théorie du droit (« jurisprudence »). La théorie du droit, à mes yeux, est simplement le droit dans sa part la plus générale. Toute tentative pour réduire un cas à une règle se place dans la théorie du droit, bien que le nom tel qu’il est utilisé en Angleterre, ne s’applique qu’aux règles les plus larges et aux théories les plus fondamentales. Un des signes auxquels on reconnaît un grand juriste est son aptitude à saisir la façon de s’appliquer de règles très générales. On raconte l’histoire d’un juge de paix du Vermont auquel avait été soumis le procès intenté par un fermier contre un autre à propos d’une baratte cassée. Le juge prit le temps de la réflexion, à la suite de quoi il dit qu’il avait cherché à travers toutes les lois et qu’il n’avait rien pu trouver concernant les barattes et il se prononça en faveur du défendeur.

41. La manifestation du même état d’esprit se rencontre dans l’ordinaire de tous recueils et manuels. Les applications des règles rudimentaires du contrat ou de la responsabilité sont ratatinées sous l’intitulé des Chemins de fer ou du Télégraphe ou vont grossir les divisions historiques des traités telles que le droit maritime ou l’équité ou encore sont rassemblées sous un titre arbitraire qui est supposé séduire les esprits pratiques comme le droit commercial. Si vous voulez faire du droit, vous avez intérêt à y passer maître et cela signifie parvenir, au travers de l’ensemble des incidents du drame à discerner la base véritable pour la prédiction de la décision. En conséquence, il est bon d’avoir une notion exacte de ce que vous entendez par le droit, par un droit, par un devoir, par malveillance, par intention et par négligence, par propriété, par possession, etc. J’ai présents à l’esprit des cas dans lesquels les plus hautes juridictions me semblent avoir trébuché parce qu’elles n’avaient pas d’idées claires sur certaines de ces questions. J’en ai montré l’importance. Pour une illustration supplémentaire, on peut lire l’annexe au Droit pénal de Sir James Stephen au sujet de la possession et se tourner ensuite vers le brillant ouvrage de Pollock et Wright. Sir James Stephen n’est pas le seul auteur dont les tentatives d’analyse des idées juridiques sont tombées dans la confusion en recherchant une quintessence inutile de tous les systèmes au lieu de procéder à l’anatomie précise de l’un d’entre eux. L’ennui avec Austin est qu’il ne connaissait pas assez de droit anglais. Néanmoins c’est un avantage pratique de maîtriser Austin et ses prédécesseurs, Hobbes et Bentham, ainsi que ses successeurs, Holland et Pollock. Le récent petit livre de Sir Frederick Pollock est touché par la même grâce qui marque tous ses ouvrages et échappe à l’influence perverse des modèles romains.

42. Le conseil de leurs aînés aux jeunes hommes peut très bien être aussi irréel qu’une liste des cent meilleurs livres. De mon temps tout au moins, j’ai reçu ma part de conseils de ce type et haut dans la liste de ces irréalités, je place la recommandation d’étudier le droit romain. Je suppose qu’un tel conseil signifie davantage que faire provision de quelques maximes en latin avec lesquelles orner son discours – le but pour lequel Coke recommandait Bracton. Mais si c’est tout ce qu’on veut, le titre « De Regulis Juris Antiqui » peut se lire en une heure. Je suppose que, s’il est bien d’étudier le droit romain, il est bien de l’étudier comme un système en fonctionnement. Ce qui signifie maîtriser un ensemble de techniques plus difficiles et moins comprises que les nôtres et étudier un autre cours d’histoire par lequel, encore plus que le nôtre, le droit romain doit être expliqué. Si quelqu’un a des doutes sur ce que je viens de dire, qu’il lise Der Römische Zivil Prozess und die Aktionen de Keller, un traité sur l’édit du préteur, la très intéressante Historical Introduction to the Private Law of Rome de Muirhead et, pour lui donner le maximum de chances, possible, les admirables Institutes de Sohm. Non. La façon d’acquérir une conception vaste de votre sujet ne consiste pas à lire autre chose mais à aller au fond du sujet lui-même. Pour le faire, il faut, en premier lieu, suivre le corps de doctrine existant dans ses généralisations les plus élevées avec l’aide de la théorie du droit (« jurisprudence », en anglais ») ; ensuite, il faut découvrir dans l’histoire comment il en est venu à être ce qu’il est ; et, finalement, dans la mesure où vous le pouvez, il faut examiner les fins que les différentes règles cherchent à atteindre, les raisons qui font que ces fins soient désirées, ce à quoi il est renoncé pour y parvenir et si elles en valent le prix.

43. Nous n’avons pas assez de théorie dans le droit et non pas trop, en particulier dans ce dernier domaine d’étude. Quand j’ai parlé de l’histoire, j’ai évoqué le vol comme exemple pour montrer comment le droit souffrait de ne pas avoir pris la forme claire d’une règle qui accomplirait son but manifeste. Dans ce cas, le trouble provenait de la survivance de formes venues d’un temps où une finalité plus étroite était recherchée. Je vais maintenant donner un exemple pour montrer l’importance pratique, pour la résolution des cas actuels, de la compréhension des raisons du droit, à partir de règles qui, à ce que je sais, n’ont jamais été expliquées, ni n’ont été adéquatement théorisées. Je pense aux lois sur la prescription et au droit de la prescription. La finalité de ces règles est évidente mais qu’est-ce qui justifie qu’un homme soit privé de ses droits, le mal à l’état pur, du fait qu’un lapse de temps se soit écoulé ? Quelquefois la disparition des preuves est évoquée mais c’est une question secondaire. D’autres fois, le fait que la paix soit désirable mais pourquoi l’est-elle plus après vingt ans qu’avant ? C’est de plus en plus probable de se produire sans l’aide de la législation. On dit également que si un homme néglige la défense de ses droits, il ne peut pas se plaindre si, au bout d’un temps le droit suit son exemple. Maintenant, si c’est tout ce qui peut être dit à ce propos, vous allez probablement prendre le parti du demandeur dans le cas que je me prépare à exposer ; si vous adoptez le point de vue que je suggère par contre, il est possible que vous le décidiez pour le défendeur.

44. Un homme est poursuivi pour intrusion sur le domaine d’autrui et justifie son comportement par une servitude. Il prouve qu’il a utilisé le passage publiquement et de façon opposable pendant vingt ans mais il s’avère que le demandeur avait accordé une licence à une personne qu’il supposait raisonnablement être l’agent du défendeur, bien qu’il n’en aille pas ainsi, et avait en conséquence supposé que l’utilisation du passage était permise, auquel cas aucun droit n’aurait été acquis. Le défendeur a-t-il obtenu un droit ou non ? Si son acquisition dépend de la faute ou de la négligence du propriétaire au sens ordinaire, comme cela semble être supposé en général, il n’y a pas eu de négligence de ce type et le droit de passage n’a pas été acquis. Cependant, si j’étais l’avocat du défendeur, je devrais faire entendre que le fondement de l’acquisition de droits par prescription doit être recherché dans la position de la personne qui les acquiert et non dans celle de celui qui les perd. Sir Henry Maine a mis en vogue l’établissement d’un lien entre la notion archaïque de propriété et la prescription. Néanmoins, le lien est antérieur à la première histoire recueillie. Il est dans la nature de l’esprit humain. Une chose dont vous avez eu la jouissance et que vous avez utilisée comme vôtre pendant un certain temps, qu’il s’agisse d’une propriété ou d’un sentiment, s’enracine en vous et ne peut pas vous être arrachée sans que l’acte provoque en vous le ressentiment et que vous essayiez de vous défendre, quelle que soit la façon dont vous en êtes arrivé là. Le droit ne peut pas demander de meilleure justification que les instincts les plus profonds de l’homme. Ce n’est qu’en réponse à la suggestion que vous décevez le propriétaire précédent que vous évoquez sa négligence qui a permis une dissociation graduelle entre lui et ce qu’il réclame et l’association graduelle de ceci avec un autre. S’il sait qu’un autre pose des actes qui en eux-mêmes montrent qu’il est en voie d’établir une telle association, je prétendrais que, par justice envers cet autre, il avait à trouver à ses risques et périls si l’autre agissait avec sa permission pour voir à ce qu’il soit mis en garde et, au besoin, stoppé.

45. J’ai parlé de l’étude du droit et n’ai dit presque rien de ce qu’on parle en général à ce sujet – les recueils de textes et les systèmes des cas et toute la machinerie qu’un étudiant rencontre le plus immédiatement. Je n’en dirai rien non plus. La théorie est mon sujet, pas la pratique, les détails pratiques. Les méthodes d’enseignement se sont améliorées depuis mon époque, sans aucun doute, mais le talent et le travail permettront de maîtriser le matériau brut de toute manière. La théorie est la part la plus importante des doctrines juridiques, comme l’architecte est l’homme le plus important dans la construction d’une maison. Les progrès les plus considérables des vingt-cinq dernières années sont intervenus au niveau de la théorie. Il n’y a pas de raison de craindre l’éloignement de la pratique parce que, pour celui qui est compétent, cela signifie simplement aller au fond du sujet. Pour l’incompétent, il est parfois vrai, comme il a été dit qu’un intérêt pour les idées générales signifie une absence de connaissance particulière. Je me souviens, à l’armée, avoir eu une jeune recrue qui, étant auditionnée pour le grade le plus bas et interrogé sur le mouvement d’un escadron, répondit qu’il n’avait jamais envisagé les évolutions de moins de dix mille hommes. Mais il faut laisser les faibles et les fous à leur folie. Le danger est que les esprits pratiques et talentueux considèrent avec indifférence ou méfiance les idées dont le lieu avec leur activité est éloigné. J’ai entendu, l’autre jour, l’histoire d’un homme qui avait un valet auquel il payait un salaire élevé, susceptible de déductions pour fautes. L’une de ces déductions était :’pour manque d’imagination, 5 dollars ». Ce manque n’est pas limité aux valets. L’objet de l’ambition, le pouvoir, prend en général aujourd’hui la forme de l’argent seul. L’argent est la forme la plus immédiate et fait à juste titre l’objet d’un désir. « La fortune », disait Rachel, « est la mesure de l’intelligence » C’est un bon texte pour arracher les gens au paradis du fou. Mais, comme le dit Hegel, « [e]n définitive ce n’est pas l’appétit mais l’opinion qu’il faut satisfaire. » [6] Pour une imagination de quelque envergure, la forme ultime du pouvoir n’est pas l’argent, c’est le contrôle des idées. Si vous voulez des exemples, lisez History of English Thought in the Eighteenth Century de Leslie Stephen et voyez comment cent ans après sa mort les spéculations de Descartes étaient devenues une force pratique contrôlant la conduite des hommes. Lisez les ouvrages des grands juristes allemands et voyez combien Kant gouverne davantage le monde aujourd’hui que Bonaparte. Nous ne pouvons pas être tous des Descartes ou des Kant mais nous désirons tous le bonheur. Et le bonheur, j’en suis sûr d’avoir fréquenté beaucoup d’hommes qui avaient réussi, ne peut pas venir simplement d’être un conseil auprès de grandes entreprises ou d’avoir un revenu de cinquante mille dollars. Une intelligence assez grande pour être couronnée a besoin d’une autre nourriture que le succès. Les aspects les plus reculés et les plus généraux du droit sont ceux qui font son intérêt universel. C’est par eux que non seulement vous devenez un grand maître dans votre profession mais aussi que vous reliez votre sujet avec l’univers et percevez un écho de l’infini, un aperçu de son processus insondable, une intuition du droit universel.

Notes

[1] Roll. Rep., Vol. 1, 368.

[2] Voir Hanson v. Globe Newspaper Co., in Massachusetts, Vol.29, p.293 et suiv., à p.302.

[3] Commonwealth v. Rubin, Massachusetts, Vol.165, p.453 et suiv.

[4] Ellis (Havelock), The Criminal, p.41, citant Garofalo. Voir aussi Ferri, Sociologie criminelle. Comparer avec Tarde, La philosophie pénale.

[5] Un exemple du refus, par le droit, de protéger le demandeur est lorsqu’il est interrompu par un étranger dans l’utilisation d’un passage sur lequel il a circulé pendant une semaine de moins que la période de prescription. Une semaine plus tard, il aurait acquis un droit mais, pour l’instant, il n’est qu’un intrus. Pour ce qui est des exemples de privilèges, j’en ai déjà donnés. L’un des meilleurs est le droit de la concurrence en affaires.

[6] Hegel, Principes de la philosophie du droit, §.190.

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