1. L’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle connaît en France, depuis quelques années, d’importants développements, et même, osons le mot, une véritable renaissance [1]. L’intérêt des historiens du droit français pour les doctrines et les idées de cette période cruciale n’est certes pas neuf. Au XIXe siècle, la Renaissance apparaissant comme un moment fondateur de l’histoire juridique française, celui de « l’âge d’or de la jurisprudence en France », celui de « l’immense travail de la rédaction des coutumes » comme de « toutes les grandes ordonnances », bref, celui d’une pléiade de jurisconsultes illustres dont « notre droit moderne est sorti » et par lequel eut lieu « le grand essor de l’esprit juriste français », les auteurs et les œuvres de la période avaient déjà attiré l’attention [2]. Bien que l’inventaire de la place occupée par la Renaissance dans l’histoire de la pensée juridique contemporaine reste à faire [3], il faut constater à quel point cette période a pu constituer alors pour les juristes français une sorte d’idéal, ouvrant la voie au développement d’études portant non seulement sur les grands jurisconsultes et leurs œuvres mais aussi sur des auteurs plus modestes, et incluant la mise en perspective de leurs doctrines par l’histoire des institutions dans lesquelles ils pouvaient officier [4].
2. De ces travaux et de leurs orientations le XXe siècle devait longtemps conserver la marque. Il faut dire qu’embrigadée « dans un discours historiographique téléologique dont la vocation essentielle demeure de paver la voie à la formation d’un droit national français qui culmine dans l’ère des codes » [5], la pensée des auteurs de la Renaissance permet de contribuer à la mise en place d’un schéma d’interprétation de la construction de l’État et du droit français faisant la part belle à une vision tout aussi évolutionniste que continuiste [6], et même de servir une forme d’auto-célébration pour la doctrine contemporaine [7]. Et il faut dire aussi qu’en dépit des espoirs générés par « le mouvement qui a réveillé, à la fin du XIXe et au commencement du XXe siècle, la jurisprudence et la doctrine françaises, et remis en honneur parmi les juristes les études théoriques et la réflexion philosophique » [8], au XXe siècle, de longues décennies durant, l’heure est au repli opéré par les juristes vers le droit positif et la technique juridique : l’ambition de construire une véritable science juridique fondée sur un empirisme descriptif et servi par le dogme de la neutralité axiologique justifie, avec la dépolitisation des normes, l’évacuation des problèmes posés par les valeurs inhérentes au droit, et l’établissement d’une séparation étanche avec une philosophie du droit souvent assimilée aux doctrines du droit naturel [9]. Dans un tel contexte, l’histoire de la pensée juridique française peine à se développer. Ceux qui s’y consacrent, tel Bonnecase, se voient manifestement reprocher « de ne pas respecter l’autonomie du droit » [10], et la Renaissance n’attire l’attention des historiens du droit que dans le cadre de réflexions mettant prioritairement en valeur, avec « l’esprit du droit français », une certaine forme de nationalisme juridique qu’illustre notamment le droit commun coutumier, comme l’attestent les thèses de Reulos, Brejon et Filhol, donnant à voir une France qui aurait pris, « à partir du XVIe siècle », « la direction de la pensée juridique » (J. Brejon) [11].
3. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le maintien de cloisonnements disciplinaires rigides au sein des universités comme celui de positionnements idéologiques forts continuent de peser, nuisant au renouvellement de l’historiographie. La remise à l’honneur de la doctrine et le développement de travaux sur la pensée juridique dans les facultés de droit [12] comme la multiplication d’études portant sur la philosophie et liées à un certain nombre de problématiques juridiques dans les facultés des lettres [13] vont toutefois faire évoluer les choses, et permettre la naissance de séminaires et de perspectives communes, à l’instigation notamment de Pierre Mesnard, fondateur et directeur du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours [14]. Mais les graines semées seront longues à germer. Il faut dire qu’en matière de philosophie du droit, diverses études, tout en reconnaissant que la matière soulève des problèmes d’ordre historique, assument une dimension positiviste [15]. Et il faut dire aussi que, du côté des historiens du droit, le renouvellement des perspectives historiographiques n’est pas à l’ordre du jour. En 1972, attaché à dresser un bilan bibliographique des travaux récents (depuis 1950) consacrés en langue française en matière d’histoire de la pensée juridique moderne pour l’ouverture des Quaderni Fiorentini, André-Jean Arnaud ne relève l’existence d’aucun travail dédié aux auteurs ou au droit français du XVIe siècle, à l’exception d’un article de Villey sur Bodin [16]. Les travaux conduits par Reulos, Brejon, et Filhol ne vont pas tarder cependant à permettre la venue d’une nouvelle génération de chercheurs dont les thèses sont consacrées à plusieurs grands noms de la doctrine, praticiens et juristes « coutumiers » tels D’Argentré, Du Moulin, Chasseneuz [17], à l’étude des projets novateurs de réforme judiciaire de Raoul Spifame [18] comme à celle des origines des fondements du droit public et privé moderne via les contributions de Loyseau sur l’État, et celle de la Seconde scolastique sur les origines théologiques du concept moderne de propriété [19]. Et chacun sait aujourd’hui à quel point ces travaux, portés par le mouvement tendant à remettre à l’honneur l’histoire des doctrines juridiques [20], ont été bénéfiques pour notre connaissance de la pensée juridique [21].
4. Dans la continuité de cet élan salvateur, depuis les années 2000, les travaux consacrés par les historiens du droit français à cette période se sont à nouveau considérablement développés. De l’intensité de cette actualité historiographique témoignent sept thèses exclusivement consacrées à l’étude et l’analyse des idées et doctrines d’auteurs du XVIe siècle français, ce qui, à l’échelle de la production d’un groupe de chercheurs dont la démographie est déclinante, et porte de moins en moins souvent sur les périodes anté-révolutionnaires, n’est pas mince [22]. Dès lors, malgré le caractère nécessairement partiel et irrémédiablement partial que revêt l’exercice [23], n’a-t-il pas semblé inutile de se pencher sur cette actualité ou, pour employer à nouveau le terme, cette renaissance des études seiziémistes portant sur la pensée juridique par des historiens du droit français, pour faire un bilan des perspectives et enjeux qui peuvent être les siens. Le premier constat qui semble s’imposer est celui d’un épanouissement des études portant sur les doctrines, via l’analyse des contributions personnelles d’un certain nombre d’auteurs et d’acteurs de la période (I. Des doctrines et des hommes). Le second porte sur un élargissement de la focale de départ qui permet une prise en considération grandissante des contextes comme de la matérialité des textes, dans le cadre d’approches désormais pluridisciplinaires (II. Des contextes et des textes).
I. Des doctrines et des hommes
5. C’est par l’étude des doctrines [24] que s’illustre en premier lieu le renouveau contemporain de l’étude de la pensée juridique du XVIe siècle français. Suivant les perspectives de ce champ de la recherche, et au-delà des controverses qui agitent ce dernier, plusieurs présupposés conditionnent la reconnaissance et l’identification des objets susceptibles d’être étudiés [25]. Si l’on suit la définition générale qui en a été donnée par Jacques Chevallier, la doctrine est œuvre dogmatique, contribution à la production de la normativité juridique :
il s’agit d’apporter une contribution, de toute première importance, au bon fonctionnement de l’ordre juridique, par un travail de mise en cohérence, d’élimination des dissonances, de résorption des contradictions [26].
Contrairement à la science juridique, se plaçant en position d’extériorité par rapport au droit, et qui entend adopter un point de vue réflexif et analytique sur ce dernier, la doctrine émet un point de vue interne, étant partie prenante au processus de production du droit [27]. Bien qu’elle soit accusée d’adopter une posture non critique, d’assumer, de manière plus ou moins consciente, une fonction de légitimation [28], il faut relever qu’en principe l’autorité qui lui est attribuée implique l’adoption d’une certaine distanciation, qu’« elle suppose aussi la détention d’une certaine compétence, attestée, généralement mais pas exclusivement, par la possession de titres universitaires » [29]. « Discours homologué par les pairs », la doctrine doit en outre répondre aux exigences de forme reconnues par la doctrine contemporaine, voire emprunter les canaux de diffusion spécifiques à l’édition juridique [30], avec comme perspective celle de contribuer au développement de solutions pratiques, sans qu’en elle le parfaitement honorable docteur Jekkyl ne laisse « surgir Mister Hyde sous les espèces du pur théoricien, celui qui systématise à outrance et sans aucune prise directe sur le réel » [31].
6. Sous cet angle, plusieurs perspectives peuvent être envisagées et ont été adoptées par les travaux récents, à commencer par l’étude des contributions apportées, sur de nombreux points techniques et pratiques, par les auteurs de la Renaissance, puis par l’analyse approfondie de plusieurs œuvres particulières du temps, même si le bilan de ces travaux penche en faveur de la reconnaissance d’une vision large et différenciée de l’objet considéré : en faveur de la reconnaissance, en définitive, de doctrines plurielles.
7. Sur divers points particuliers, ces doctrines du XVIe siècle français ont été examinées en lien avec l’étude technique d’un certain nombre d’institutions ou de problèmes juridiques. Sans pouvoir ici lister l’ensemble des études relevant de ce cadre, il faut mentionner les importantes thèses auxquelles cela a pu donner lieu non seulement en matière de droit privé, sur des questions aussi centrales que la réserve héréditaire [32], le lien conjugal [33] ou les donations [34] mais aussi en matière d’idées politiques, sur des thèmes tels que la famille [35], l’idéal vénitien [36], le tyrannicide [37], ou encore d’un point de vue général sur la normativité et l’ordre juridique [38], sans pouvoir traiter ici de tous ces thèmes ni des études ponctuelles évoquant tel ou tel autre sujet comme le gallicanisme [39], le poids de l’histoire dans l’argumentation juridique [40], la solidarité [41], le droit de résistance [42] ou le consensualisme [43], à titre d’exemple.
8. Bien qu’ils ne portent pas à titre premier sur la mise en exergue et l’analyse des doctrines du XVIe siècle français, ces dernières n’étant mobilisées que pour saisir des généalogies plus longues, courant tantôt du XIIe au XVIe siècle, tantôt du XVIe au XVIIIe siècle sinon du XVIe au XXIe siècle, ces travaux ont permis d’affiner nos connaissances, pour les points de droit susvisés, sur divers auteurs [44], tout en permettant aussi de réfléchir à notre approche de la pensée juridique du temps. Ainsi, et sans pouvoir ici rentrer dans le détail des apports qui sont les leurs sur de nombreux points particuliers, faut-il souligner que, d’un point de vue général, ces travaux relèvent l’importance de compléter une approche technique du droit par l’appréhension de ses soubassement philosophiques, théologiques et politiques [45]. Ils ont également permis, à l’égard des problématiques étudiées, de penser et d’éviter des anachronismes dans l’appréhension des doctrines et la mobilisation des concepts [46], montrant à quel point les incertitudes sémantiques, ambiguïtés et équivoques liées à l’analyse des textes révèlent les difficultés soulevées par l’application rétrospective du modèle étatique à l’histoire [47].
9. Toutefois, il faut reconnaître que les perspectives qui les structurent, et notamment l’analyse de la longue durée historique, ne permettent guère d’identifier avec précision, et dans toutes ses nuances, l’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle. Dans ces études, la Renaissance apparaît surtout comme une étape, plus ou moins significative, de l’évolution des doctrines, les auteurs insistant tantôt sur les continuités, tantôt sur les ruptures qu’ils relèvent à l’échelle plus globale du temps qu’ils ont choisi de privilégier. Ici, il est insisté sur la continuité existant entre pensée médiévale et pensée contemporaine ; il est montré comment, au XVIe siècle, divers juristes reprennent dans leurs grandes lignes les développements tirés d’œuvres médiévales, avant que les solutions par eux dégagées ne soient ensuite retenues par les rédacteurs du Code civil [48]. L’analyse de la manière dont se trouve ainsi relayée la doctrine médiévale masque cependant parfois les spécificités qui apparaissent dans certaines œuvres, et sur lesquelles on reste peu renseigné [49]. Ailleurs, c’est toute la pensée juridique d’Ancien Régime qui apparaît comme constituant un bloc à l’intérieur duquel les idées sont envisagées de manière problématique et essentiellement abstraite, sans que différents évènements pourtant évidemment centraux pour l’analyse et l’évolution des concepts ne soient envisagés [50]. Ailleurs encore, à l’inverse, est prioritairement pointée la rupture qu’est censée constituer le XVIe siècle, la Renaissance apparaissant comme une période de renversement [51], voire comme la période d’un virage « particulièrement brutal », illustré par des ruptures radicales, un choc, source de traumatismes [52], alors même que divers éléments contredisent cette thèse [53]. Or, ce faisant, seuls quelques auteurs sont parfois mobilisés, souvent, il faut le reconnaître, ceux que l’on considère comme des « classiques » du temps, ceux qui sont vus, au regard de leur notoriété, comme étant « les grands penseurs de la modernité juridique, c’est-à-dire ceux dont les idées ont majoritairement triomphé, qui ont retenu l’attention » [54]. Parfois, quelques fragments d’œuvres seulement sont interrogés, quelques pages, quelques paragraphes, voire quelques lignes, dans le cadre de ce que l’on appelle parfois des lectures symptômales [55]. Les perspectives générales éclairant les développements tirés de ces auteurs proviennent en outre la plupart du temps de travaux de seconde main, sans que les perspectives historiographiques pourtant nécessaires à leur intelligence ne soient évoquées.
10. Peu favorables au renouvellement de perspectives historiographiques ainsi parfois reprises sans être questionnées, ces travaux peuvent dès lors véhiculer une vision paradoxale, sinon réductrice, de la pensée juridique de la Renaissance française. Comment croire, en effet, quand on s’intéresse au XVIe siècle, qu’illustrée par le développement d’une morale strictement individuelle, la pensée juridique du temps s’avère marquée par un « désenchantement du monde » et un « refus de la transcendance » ? [56] Comment considérer aussi, qu’après avoir relevé la nécessité d’éclairer les évolutions relatives à l’appréhension des normes pratiques par celle des facteurs économiques, intellectuels et philosophiques ayant joué un rôle dans la divulgation de ces dernières, s’impose la nécessité de maintenir une opposition frontale entre ce qui serait censé constituer intrinsèquement la norme (facteurs propres aux milieux juridiques, doctrine savante, romaine et canonique) et ce qui lui serait étranger (lesdits facteurs économiques et intellectuels), bien que « d’un grand intérêt », les « méandres philosophiques, politiques et religieux » étant finalement vus comme s’écartant « excessivement » de l’optique juridique, et la question de l’humanisme de la Renaissance étant jugée périphérique au droit ? [57]
11. En fin de compte, et sans vouloir méconnaître ni le grand intérêt de ces travaux, ni celui du choix de la longue durée dans l’appréhension des phénomènes juridiques [58], les perspectives qui les sous-tendent nous semblent, lorsque l’on les envisage du point de vue spécifique de la pensée juridique de la Renaissance, et avec un regard historiographique, problématiques. En se focalisant sur des thématiques choisies au regard d’institutions contemporaines, ils nous semblent en outre participer du maintien d’un champ de vision réduit sur l’histoire de la pensée juridique de la période. S’agissant de coller aux différentes branches d’un droit positif dont il s’agit de trouver les « origines », de « saisir les mouvements de fond de la pensée juridique, pour présenter dans tout leur relief les grandes mutations actuelles » [59], l’histoire qu’ils retracent se limite à étudier les précédents reconnus des institutions actuelles, en suivant les catégories juridiques en usage, et en faisant parfois l’économie d’un travail épistémologique, suivant une perspective téléologique de « rétrodiction » [60]. « Aide à l’élaboration et à l’interprétation du droit positif », elle se ferme à des curiosités non liées aux enseignements positifs du droit pour suivre une intrigue resserrée autour de « la genèse du droit et de ses transformations », comme cela est régulièrement dénoncé [61]. Ce faisant, se trouve en quelque sorte légitimée l’idée que le droit est tout entier contenu dans un droit positif saisi au prisme du primat étatico-légaliste [62], légitimé aussi, en filigrane, ce postulat de l’autonomie disciplinaire qui contribue à enfermer le droit et à le couper de ses soubassements intellectuels. Pour l’histoire du droit et de la pensée juridique, en définitive, cette position d’« auxiliaire du droit » exige le sacrifice d’un travail plus original seul permis, au fond, par des études plus spécifiques sur la période.
12. D’un autre intérêt pour le renouvellement des perspectives historiographiques sur l’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle se révèlent donc les travaux proprement centrés sur les auteurs et les œuvres de la période.
13. Dans le cadre des récentes thèses évoquées plus haut, ceux-ci se sont focalisés sur des œuvres marquantes, relevant d’un genre doctrinal identifiable par la critique contemporaine et bien souvent signées par des auteurs de stature académique ou ayant exercé des fonctions notables dans l’appareil d’État, bien souvent, donc, de « grandes » œuvres et des juristes dont les noms sont familiers à qui s’intéresse à la littérature juridique, pour ne pas dire, de « grands » juristes [63]. Plusieurs « best-sellers » du XVIe siècle voire des siècles postérieurs ont ainsi donné lieu à étude approfondie, à l’instar de la Repetitio consacrée par Guillaume Benoît à la décrétale Raynutius [64] ou de l’œuvre de Rebuffe [65], tandis que les contributions de grands chanceliers et jurisconsultes renommés comme Antoine Duprat, Guillaume Poyet et Michel de L’Hospital [66], Guy Coquille [67] ou Jacques Cujas [68] se trouvaient minutieusement examinées.
14. Au plan historiographique, les avancées permises par ces différents travaux sont importantes, qui contribuent à la remise en question de certains schémas interprétatifs à la vie longue et à la démonstration de plusieurs phénomènes que l’on connaissait bien, et de longue date, à l’échelle européenne [69], mais dont l’observation en France manquait.
15. Impossible aujourd’hui de le nier :
1) Non, en France, le bartolisme n’est pas mort avec la Renaissance : non seulement les méthodes et les œuvres relevant de ce courant de pensée ont survécu à cette période mais elles se sont trouvées partiellement renouvelées par le renouveau humaniste [70] ;
2) Non, en France, l’humanisme juridique ne s’est pas construit sur la base d’un rejet radical des méthodes traditionnelles. Il faut même reconnaître qu’il y a eu, dans les œuvres des juristes de la Renaissance, une cohabitation apaisée des références aux antiquiores ou aux recentiores, sans opposition systématique entre des auteurs ou des opinions catégorisés par l’historiographie ultérieure [71] ;
3) Non, l’humanisme n’a pas ici non plus abouti à une césure frontale entre appréhension intellectuelle du droit et appréhension pratique de ce dernier, la plupart des auteurs, même ceux censés relever d’un prétendu « humanisme historiciste », ayant aussi œuvré en faveur d’une intelligence pratique du droit [72] ;
4) Bref, et pour conclure, puisque la radicalité comme l’emprise du mos gallicus doivent être nuancées, il convient aussi de reconsidérer la manière dont s’est construit le droit français aux derniers siècles de l’Ancien Régime, et ce en particulier à l’égard de la culture du jus commune, comme l’atteste même le développement du droit commun coutumier [73].
16. De ce fait un autre constat s’impose d’évidence, qui engage à rompre avec le postulat considérant qu’en France, à l’avènement de la Renaissance, sous le poids d’une jurisprudence humaniste se construisant en opposition avec la science du jus commune médiéval, l’histoire de la pensée juridique des temps modernes s’inscrit dans un strict cadre national [74]. Ce constat doit être prolongé par l’analyse de l’historiographie qui a conduit à ériger ce postulat en dogme, comme y invitent d’ailleurs les travaux précités [75], lesquels démontrent notamment que, déjà au XVIe siècle, la méthode dite « de droit français » repose sur les affirmations nationalistes du gallicanisme politique et de l’humanisme ; le jurisconsulte nivernais Guy Coquille, dont la doctrine se veut émancipée du système du jus commune mais demeure en réalité fidèle à l’héritage de la scientia juris européenne, restant ainsi tributaire de l’interpretatio juris traditionnelle [76]. Pour l’histoire de la pensée juridique française, l’enjeu n’est pas mince : il en va en effet de la manière dont s’est édifiée toute notre vision de la période moderne, laquelle repose en fin de compte sur des grilles de lecture en leur temps jugées commodes, ou opportunes, mais qui s’avèrent en définitive quelque peu simplistes, à l’instar des antagonismes entre mos italicus/mos gallicus, droit commun/droit français, comme au regard des diverses « écoles » qui sont encore censées structurer la doctrine du XVIe siècle français alors même que les auteurs du temps eux-mêmes ignoraient « les catégories arbitraires dans lesquelles l’historiographie aime à enfermer les caractères singuliers » [77].
17. À cet égard les travaux récents portant sur les différentes « Écoles » de pensées jusqu’alors identifiées ont en effet permis de nuancer des vues encore communément admises [78]. L’« École de Toulouse » [79] apparaît ainsi désormais d’autant moins comme l’école ayant produit les grands absolutistes de l’État que l’étude approfondie des œuvres de plusieurs de ses membres présumés révèle, au-delà d’un particularisme marqué et de questions communes, des messages pluriels [80] ainsi que des considérations critiques sur les pouvoirs de nature absolue [81]. L’évocation d’une « École de Bourges » apparaît également comme une expression trompeuse, laissant croire à l’existence d’une doctrine homogène quand, au contraire, il convient de distinguer entre les maîtres au moins deux courants dont l’opposition déchire l’université [82]. À n’en pas douter, une étude approfondie de l’« École doctrinale de droit public de Pont-à-Mousson » [83] aboutirait également à un constat similaire sur la nécessité de reconsidérer une vision ancienne et quelque peu datée [84]. Bien que l’« École des ‘‘Politiques’’ » ait été encore récemment regardée avec des perspectives unitaires [85], la notion d’École semble désormais devoir être d’autant plus relativisée que, comme l’ont montré ces travaux, les enjeux croisés qui se jouaient entre les disciplines brouillent les pistes, les maîtres usant à plein de leurs libertés pédagogiques pour se livrer, par exemple, dans le cadre de raisonnements consacrés au droit privé de la famille ou des biens à un enseignement de la science politique [86], et qu’il convient de prendre en compte différents éléments contextuels dans l’appréciation du rôle joué par les universités, telle l’internationalisation des facultés de droit françaises au début du XVIe siècle, faisant de nombreux maîtres et élèves des itinérants [87], ou les relations personnelles entre maîtres et élèves, lesquelles ont pu jouer un rôle de premier plan dans la formation intellectuelle et le développement des idées, en dehors des cursus universitaires [88]. On sait bien aujourd’hui à quel point l’humanisme juridique lui-même constituait un mouvement diversifié et surtout pas une École [89].
18. Le tout participe, en définitive, de la mise en exergue de la complexité des conceptions et des notions envisagées par les auteurs étudiés [90], de la mise en avant des subtilités différenciant ces derniers, lesquelles indiquent les avancées, reculs, compromis et autres oppositions tactiques ou stratégiques, bref, la pluralité des positionnements adoptés, y compris parmi les membres d’une même institution ou chez les titulaires de mêmes fonctions, comme chez les chanceliers [91]. Ceci justifie l’attention croissante accordée à titre individuel aux auteurs, et non seulement à des personnalités de stature reconnue, mais aussi à certains qui ne sont pas considérés comme étant de « premier plan ».
19. L’étude de la pensée juridique, c’est bien entendu, ne saurait être celle des seuls « sommets » ou « monuments » constitués par de grandes œuvres ou de grands juristes identifiés comme tels pour des raisons circonstancielles ou historiographiques par la critique contemporaine [92]. Comme le montrent encore les travaux récents, il convient non seulement de dépasser l’��tude des plus fameux maîtres universitaires pour s’intéresser aux œuvres des praticiens et autres auteurs dits « mineurs » ou « secondaires », en dépassant d’anciens clivages dressés notamment entre l’École et le Palais, comme en regardant au-delà des seules œuvres imprimées, de nombreux manuscrits et autres sources sommeillant encore dans les archives publiques ou privées.
20. L’intérêt qu’il y a à porter le regard sur ces auteurs dits « mineurs » ou « secondaires » s’est illustré récemment à l’égard de juristes ayant déjà de longue date attiré sur eux l’attention des historiens du droit, tels Chasseneuz [93] ou Loyseau [94], comme à l’égard d’autres qui avaient été jusque là négligés par l’historiographie, tels La Perrière [95], Roaldès [96], Forcadel [97], Papon [98], Le Maistre [99] ou Expilly [100]. Sans pouvoir ici rentrer dans le détail des travaux conduits sur ces différents auteurs, il faut souligner qu’en ressort une vision beaucoup plus nuancée et beaucoup moins convenue de l’histoire de la pensée juridique, les œuvres de ces derniers révélant ainsi, par exemple, l’existence d’un humanisme attaché à penser le politique à l’échelle de la cité (La Perrière) comme à l’échelle régionale (Roaldès), les ambitions d’un humanisme juridique attaché à l’ordonnancement et à l’historicisation du droit mais en langue vernaculaire et à destination du plus grand nombre, des formes de codification du droit à partir de la jurisprudence (Papon, Le Maistre), l’élargissement des horizons intellectuels de jurisconsultes érudits désireux de faire du droit une science hors norme (Forcadel) et dont l’univers s’élargit grâce aux grandes découvertes des temps modernes à la connaissance des peuples récemment découverts (Expilly).
21. D’un incomparable prix se révèle ce faisant l’exploitation de sources manuscrites et de documents d’archives, lesquels, pour n’être pas, pour l’essentiel, des œuvres de l’esprit destinées à divulgation et publication, même s’ils répondent à des contextes d’énonciation très variés, nous projettent de plain-pied dans l’activité quotidienne des juristes, échappant à des reconstructions a posteriori [101]. Permettant de mesurer le caractère opératoire de la théorie, le moment d’émergence de certains discours, les sources de la pratique, registres des cours de justice, registres du conseil, registres des plaidoiries, livrent ainsi par exemple, au jour le jour, les prises de position des chanceliers comme celles de nombreux autres praticiens [102]. Alors que l’on sait bien aujourd’hui que l’invention de l’imprimerie n’a pas supplanté les manuscrits, bien au contraire, et que, jusqu’au XVIIIe siècle manuscrits et imprimés ont continué de cohabiter [103], l’étude de la pensée juridique reste encore trop souvent focalisée sur les œuvres imprimées, et ceci malgré les lacunes qui sont encore les nôtres en matière d’histoire de l’édition juridique [104]. Mettre sur pied de véritables chantiers dans ce dernier domaine, dresser des inventaires bibliométriques de sources imprimées et manuscrites, des inventaires de bibliothèques [105], serait ainsi d’une immense utilité, ne serait-ce que pour inventorier les œuvres produites à l’ombre de telle ou telle institution, parlement ou université pour commencer [106].
22. Tout ceci invite à pousser plus avant les enquêtes biographiques portant sur les auteurs et acteurs de la pensée juridique. Chacun sait aujourd’hui quel renouveau historiographique connaît la biographie en histoire. Si ce renouveau n’a pas encore touché l’histoire du droit, il faut reconnaître que les travaux récents mettent l’accent sur le rôle joué par les parcours biographiques, l’engagement personnel des hommes dans le déploiement de la pensée [107], et que développer des recherches biographiques en histoire du droit s’avèrerait dès lors d’un grand intérêt. L’idée ne saurait être ce faisant, bien sûr, de faire comme au XIXe siècle l’histoire de « grands jurisconsultes » pour dresser des portraits de juristes illustrant un idéal contemporain dans une perspective nationaliste [108]. Intégrant désormais les acquis de l’histoire sociale et intellectuelle, la biographie aujourd’hui contribue à une « personnalisation » de la pensée, à une « humanisation » de celle-ci, comme à une plus fine identification de cette dernière, facilitant la découverte des généalogies, des voies de transfert et d’échange d’idées.
23. En matière d’histoire de la pensée juridique, il se pourrait bien que les biographies parviennent à nous éclairer sur diverses évolutions doctrinales sur lesquelles nous sommes encore mal renseignés. Ainsi en est-il au plan typologique. Certains types d’œuvres en effet semblent clairement liées à certains moments particuliers de la vie, les unes reflétant des modalités de l’apprentissage du droit, du temps des études, d’autres révélant les rôles plus tardifs joués par leurs auteurs dans le cadre de fonctions professionnelles, reflétant alors par exemple des querelles universitaires [109] comme l’exercice de telle ou telle pratique [110]. Mettre en regard parcours professionnels et production livresque pourrait ainsi se montrer riche de sens. Comment, du reste, ne pas faire de lien entre l’importance prise, au XVIe siècle, par les recueils d’arrêts, et celle prise alors par les parlements, au sein desquels se réfugient nombre d’universitaires ? Comment ignorer l’importance des échanges et des correspondances humanistes dans la diffusion des idées et de la pensée ? [111] Comment ne pas relier l’importance de la production d’œuvres imprimées et manuscrites du XVIe siècle avec les ambitions personnelles des auteurs ? L’étude des parcours institutionnels, biographiques, celle des correspondances précisant le rôle joué par les réseaux dans la circulation des pratiques intellectuelles, des œuvres et des idées serait ainsi extrêmement utiles.
24. En approchant au plus près les personnalités considérées, la biographie pourrait également éclairer les présupposés religieux, philosophiques et même, anthropologiques, qui innervent leurs œuvres, et dont l’identification s’avère essentielle à la compréhension de ces dernières, qu’il s’agisse de mettre au jour des convictions catholiques [112], de considérer les réformes et contre-réformes dans leurs effets sur le droit [113], ou de savoir quel rôle précis les philosophies antiques, le stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme, comme les évolutions scientifiques ont pu jouer dans l’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle. L’étude du legs romain à la construction du droit français a jusqu’à ce jour par trop occulté celle du poids d’autres cultures, philosophies et traditions. Or, à la Renaissance, le renouveau des cultures antiques comme la découverte des nouveaux mondes amènent un élargissement extraordinaire de l’univers mental des hommes, y compris des juristes. Ce n’est pas hasard si le XVIe siècle est le siècle du développement du comparatisme juridique, et si la période est cruciale pour l’histoire de l’anthropologie juridique [114]. L’essor des sciences et des techniques conduisant à reconsidérer le rapport au savoir, les progrès accomplis dans le domaine des mathématiques, grâce à de nombreux juristes, ne sont pas non plus sans incidence en matière juridique. L’attestent les discours, sans cesse plus nombreux, révélant la volonté de faire désormais du droit une science aussi assurée que les mathématiques [115], l’affirmation d’un esprit de système renforcé par un désir de stabilité et d’uniformité du droit, attaché à combattre certaines formes de pluralisme [116]. À l’arrière plan de toute pensée juridique se trouve une vision de l’homme, et de l’univers. La mettre au jour constitue aussi l’un des enjeux de l’histoire de la pensée juridique.
25. En dépit des importantes avancées permises par les travaux récents, de nombreux auteurs et de nombreuses œuvres restent à découvrir ou à redécouvrir. À commencer par des juristes pourtant considérés comme les plus fameux du XVIe siècle. Que l’on songe seulement à cet égard que Guillaume Budé, pourtant partout mentionné comme l’un des maîtres fondateurs de l’humanisme juridique, ou Jean Bodin, pourtant glorifié par chacun pour les formulations notables qu’il a faites de la théorie de la souveraineté, sont, de longue date, délaissés par les historiens du droit français, n’ayant suscité aucune étude monographique d’importance, alors même qu’à l’étranger, et/ou chez les philosophes et littéraires, les études budéennes et bodiniennes se portent plutôt bien. Que l’on songe encore que les œuvres de Rabelais ou de Montaigne, dont les historiens des lettres ne cessent de montrer l’importance au plan juridique, attendent encore des études d’ampleur dans ce domaine. Saluons dès lors la constitution récente d’un groupe de travail pluridisciplinaire autour de l’humanisme juridique, ainsi que dans son sillage l’organisation de deux importants colloques sur Budé et La Ramée [117].
26. Comme le relevait voilà quelques années Jean Hilaire :
s’attacher aux hommes en même temps qu’aux faits marquants, c’est à dire à l’histoire générale, permet alors de corriger l’excès de rigidité de vastes cadres chronologiques, de rendre plus exacte et plus vivante l’analyse de l’évolution juridique [118].
Abordée dans une perspective globale, en mettant en résonnance le parcours individuel et les enjeux collectifs, la biographie donne à voir une approche concrète capable de résoudre la contradiction qui a été longtemps soulignée entre histoire des idées et histoire sociale, offrant une solution méthodologique aux problèmes posés par une approche dogmatique en réinscrivant, au fond, les doctrines dans leur contexte [119].
II. Des contextes et des textes
27. Dans un certain nombre de travaux récents consacrés à la pensée juridique du XVIe siècle français, saute aux yeux désormais l’envie d’en finir avec une histoire désincarnée des idées, comme avec des méthodes de travail isolant l’histoire du droit des autres disciplines s’intéressant à des problématiques proches, et bien souvent non seulement aux mêmes auteurs, mais aussi aux mêmes œuvres, l’histoire comme la littérature. Comme le rappellent les travaux issus des facultés de sciences humaines, les textes, et y compris les textes sur lesquels travaillent les historiens du droit, constituent des réalités tangibles, dont il convient d’analyser les différents aspects, sans se contenter d’en analyser la lettre telle qu’elle semble apparaître dans tel et tel opus, en négligeant l’étude des formes matérielles par lesquelles elle nous est transmise. Au fondement de la pensée juridique comme au fondement de toute pensée, il y a des textes, des auteurs et encore des lecteurs. Les historiens du droit intéressés par l’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle français ne peuvent plus l’ignorer. Aussi se sont-ils parfois attachés non seulement à identifier les auteurs mais aussi à comprendre d’où ils parlent, ce qu’ils entendent dire comme encore à déterminer les lecteurs qu’ils modélisent et qui sont finalement les leurs. Si la quête des intentio auctoris, intentio operis et intentio lectoris pose d’importants problèmes d’interprétation et exige de regarder vers les travaux de théorie philosophique, historique et littéraire, les avancées permises par la mise au jour des contextes d’énonciation comme de la réalité matérielle et la diversité des textes montre qu’il y a là des perspectives extrêmement fructueuses pour les recherches en cours et à venir [120].
28. Sur la prise en compte du contexte en matière d’histoire, depuis les remarques de Dewey dans les années 1930 jusqu’à l’école de Cambridge, beaucoup a été écrit, et les controverses sont loin d’être closes, qui révèlent différentes manières de faire de l’histoire [121]. En histoire du droit et de la pensée juridique, lorsque ces controverses ne sont pas ignorées, elles peuvent s’avérer d’autant plus vives qu’il en va une nouvelle fois de la question de l’autonomie du juridique [122], de la distinction établie suivant Kelsen entre la « norme » et l’« acte de volonté » qui la pose, et de la différenciation que cela emporte entre une norme qui serait l’objet exclusif de la science du droit, et un acte de volonté relégué du côté de la science politique [123]. Aux enjeux portant sur la nécessité de reconnaître l’autonomie, l’universalité et l’atemporalité de la pensée et des controverses juridiques [124] répondent ainsi ceux portant sur la nécessité d’ouvrir le droit au monde social dans lequel se construisent les normes, d’ouvrir les yeux sur les processus sociaux et politiques de production et d’application du droit [125].
29. Au vrai, tous ces enjeux s’avèrent tour à tour cruciaux pour l’intelligence des textes de la Renaissance. Les travaux portant en Italie sur le « moment machiavélien » l’ont montré s’il en faut [126]. Il ne saurait en être différemment en matière de pensée juridique du XVIe siècle français. Certes, d’un côté, il reste encore permis de regarder les textes intéressant ces questions (comme tous textes en général) sans chercher à les réinscrire à tout prix dans la temporalité qui fut la leur, en prenant en compte en premier lieu le caractère immuable des perspectives qui s’y trouvent consignées, en se laissant même aller à l’occasion au plaisir du verbe sans aller au-delà, la réponse à la question de l’identité d’un auteur n’étant ainsi pas absolument indispensable pour apprécier, jouer, ou étudier son œuvre [127]. D’un autre côté, la mise au jour de la conjoncture doctrinale dévoilant l’inscription sociale et historique d’une trajectoire intellectuelle, l’intertextualité savante dans laquelle s’inscrit l’œuvre étudiée, l’intention de signifier incarnée par cette dernière ainsi que les enjeux par elle portés s’avèrent éclairer les œuvres d’un jour incomparable [128]. Et les travaux récents sur l’histoire de la pensée juridique de la Renaissance l’ont montré : s’agissant de textes vieux de près de cinq cents ans, seul cet éclairage, seule la reconstitution minutieuse du contexte intellectuel ayant permis l’émergence et l’énonciation des idées permet d’éviter des contresens portant sur divers usages linguistiques ou terminologiques comme sur la nature de certains concepts, pour saisir au mieux l’intentionnalité des auteurs comme les champs discursifs dans lesquels s’inscrivaient leurs œuvres.
30. De tels résultats apparaissent s’il en faut dans les études ayant prêté une attention toute particulière aux contextes [129]. Ainsi en est-il notamment à propos du Miroir politicque de Guillaume de La Perrière. Longtemps considérée comme l’une des œuvres illustrant cette École de Toulouse ayant formé de valeureux partisans de l’absolutisme, l’œuvre s’avère en effet constituer l’aboutissement de vingt années de collaboration entre l’humaniste et les magistrats municipaux de la ville de Toulouse, étant composée à destination de ces derniers, dans le but de leur apprendre l’art politique. Dès lors, bien éloigné de ces légistes qui s’adressaient au prince ou à leurs pairs, plus qu’à la « République de France », c’est à la « République de Toulouse » que La Perrière prête dans cette œuvre corps et vie. Et, ce faisant, il s’inscrit dans une tradition d’humanisme « municipal » que l’on pourrait bien qualifier de civique, mais dont, à défaut d’étude approfondie en France, on ignore encore tout [130]. L’analyse du contexte intellectuel et religieux présidant à la composition du Theatre des Bons Engins du même La Perrière invite de son côté à reconsidérer totalement des vues encore récemment admises, reconnaissant dans l’œuvre une coloration « ouvertement machiavélienne », un « portrait allusif et audacieusement laudatif du véritable prince régnant », alors que l’œuvre n’est pas dédiée à François Ier mais à Marguerite de Navarre, au lendemain de l’affaire des placards, et qu’à l’attention de cette dernière, c’est un message fortement influencé par la philosophie stoïcienne récemment remise au goût du jour par Calvin qu’elle délivre [131]. Au-delà du cas spécifique de La Perrière, des constats similaires, démontrant l’importance du contexte peuvent être faits à propos de bien d’autres œuvres. Ainsi la Repetitio de Guillaume Benoît témoigne-t-elle de l’actualité politique et notamment parlementaire, des soubresauts gallicans qui agitent l’Église gallicane aux tournants des XVe et XVIe siècles, reflétant une forte conscience méridionale qu’il convient de replacer dans la continuité de constructions historico-juridiques défendant avec les privilèges de la province une vision « particulariste » aux plans juridiques et politiques [132]. Les œuvres des chanceliers Antoine Duprat, Guillaume Poyet et Michel de L’Hospital démontrent aussi à quel point l’exercice de leurs fonctions au sein de la chancellerie entraîne leurs titulaires à modifier leurs positions [133]. Le Nouveau Cynée d’Émeric Crucé révèle quant à lui les ambitions et les projets de la bourgeoisie commerçante, faisant probablement écho à des théories agitées à la Chambre des Comptes de Paris, bientôt reprises par Sully [134].
31. Inscrivant les œuvres étudiées dans les contextes institutionnels locaux, provinciaux ou centraux qui non seulement les ont vu éclore mais en outre les ont en partie engendrés, ces recherches invitent à travailler davantage sur ce que l’on a pu appeler la « domiciliation » des discours, la corrélation entre ces derniers et l’espace institutionnel qui a permis leur émergence et constitue leur assise, l’analyse des conditions d’énonciation du savoir scientifique, dans le prolongement de la féconde épistémologie historique française attachée à relier questionnements d’ordre scientifiques mais aussi sociologiques et moraux [135]. Bien des lieux demandent ainsi à être interrogés, concernant non seulement les institutions municipales et provinciales [136] mais aussi les différentes institutions du royaume que sont la royauté ou les parlements [137], voire concernant ces différentes institutions de manière croisée, puisque l’on sait bien aujourd’hui qu’aucune frontière étanche n’existait ni entre l’École et le Palais, ni entre juridictions inférieures et juridictions supérieures, ni même entre différentes institutions souvent présentées de manière antagoniste (telles les municipalités et les parlements), ces institutions se trouvant au centre d’enjeux communs [138], et bien souvent peuplées par les mêmes familles [139].
32. Pousser plus avant un tel travail sur la « domiciliation » des discours devrait à n’en pas douter permettre de jeter un œil neuf sur les textes. Non seulement pour débusquer les idéologies à l’œuvre à l’ombre des institutions, mais aussi pour mieux cerner les intentionnalités des auteurs et de ce fait apprécier la portée des messages par eux délivrés comme la forme d’expression par eux employée. Certaines œuvres restent en effet très marquées par les contextes qui les ont vues éclore. C’est notamment le cas d’ouvrages composés dans un cadre universitaire, dans un contexte qui est, comme on le sait bien aujourd’hui, éminemment conflictuel, les modes de recrutement comme les différences de traitement accordés aux maîtres générant antagonismes et jalousies, et débordant parfois sur des échanges de grande violence lorsqu’entrent en jeu des caractères déjà naturellement emportés [140]. Les ambitions personnelles que développent les auteurs au plan des carrières, l’envie que d’autres peuvent avoir de se faire une place dans le monde des lettres incitent à cultiver les joutes intellectuelles, l’adoption de postures de « gladiateurs de la République des lettres » jouant dès lors sur l’écriture et favorisant les outrances comme la culture de diverses spécificités formelles [141]. Réinscrire de tels ouvrages dans de tels contextes permet de ne pas prendre à la lettre des propos circonstanciels pour ne pas succomber à de trop faciles stigmatisations. Pour avoir été longtemps prises au premier degré, les outrances d’un Dolet ou d’un Boyssoné sur l’université de Toulouse et le contexte institutionnel de la ville ont favorisé le développement d’une historiographie biaisée [142]. Par ailleurs certaines œuvres restent influencées par le cadre de l’enseignement universitaire et de ses méthodes. Reflétant les ambitions universitaires de Bodin, l’Oratio de instituenda in republica juventute comme également la Methodus véhiculent une vision du droit et de l’histoire que la pratique de l’avocature infléchira par la suite [143]. La composition d’utopies au XVIe siècle pourrait bien s’inscrire aussi dans un cadre scolaire [144]. La fuite de nombreux humanistes vers les offices n’est pas sans lien par ailleurs avec le développement de nouvelles formes d’expression du juridique, en particulier l’essor d’un genre arrestographique qui intègre allègrement des méthodes justement éprouvées dans les universités, dans lesquelles se développe une argumentation savante inspirée par le droit commun comme influencée par les goûts littéraires, les ambitions personnelles et institutionnelles des auteurs [145].
33. Ce faisant, s’affirme à nouveau la nécessité de pouvoir disposer d’instruments bibliométriques à l’échelle des différents « lieux de domiciliation » des discours. Des plus utiles, le Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVIe siècle, ville par ville, s’avère désormais quelque peu daté, et reste insuffisant [146]. Il faudrait pouvoir disposer des inventaires des œuvres produites à l’échelle de telle et telle institution, université, parlement et autres juridictions, souveraines ou inférieures, quelle que soit leur importance, ce qui permettrait de travailler sur les processus de production des œuvres comme sur leurs usages, avec une optique sociologique affinée [147]. Contextualiser l’histoire de la pensée juridique suppose en effet non seulement de voir quel type d’œuvres pouvait être produit dans tel type de contexte, c’est-à-dire comment s’opère la création en amont, en envisageant les finalités poursuivies par les auteurs, l’intentionnalité de ces derniers ainsi que les contextes discursifs dans lesquels leurs œuvres sont produites, comme les conventions, sociales, littéraires, juridiques et politiques auxquelles elles répondent [148], en regardant quel type d’œuvre pouvait être conservé, reçu, dans quel type de contexte, c’est-à-dire envisager cette fois la création en aval, en élargissant la recherche aux différents acteurs de sa production et diffusion, sans oublier encore ses lecteurs.
34. Un autre écueil de l’histoire de la pensée juridique serait en effet de ne pas conduire l’enquête jusqu’à la réception des idées et des théories. Dans les œuvres destinées à être diffusées, les auteurs s’adressent en général explicitement à des lecteurs (voire des lectrices) devenus plus nombreux depuis les progrès de l’instruction des laïcs et le développement de l’imprimerie [149]. Ni ces perspectives ni la réalité de la réception des œuvres ne peuvent être ignorées. Or, il faut le constater, plusieurs auteurs et œuvres aujourd’hui considérés comme de grands auteurs et/ou de grandes œuvres ayant marqué la pensée juridique moderne n’ont pas eu en leur temps l’importance primordiale qui leur est désormais accordée. Emblématique de cet état de fait est sans nul doute le cas des œuvres de Machiavel et de Bodin. De fait, ces dernières sont bien souvent les seules de la Renaissance citées dans les manuels contemporains d’histoire de la pensée politique ou juridique, mais il suffit d’ouvrir les œuvres des juristes d’Ancien Régime et de scruter les quelques inventaires de bibliothèques du temps dont nous disposons pour savoir que, bien que fréquemment rééditées jusqu’au XVIIIe siècle, elles n’étaient ni de celles qui étaient les plus citées ni de celles qui constituaient les livres de chevet de la plupart des juristes du temps [150]. Le constat s’impose encore à propos de l’œuvre de Suarez, certes d’une profondeur remarquables, mais qui ne figurait pas dans tous les cabinets et bibliothèques sous l’Ancien Régime [151]. La science du droit, la plus subtile soit-elle, n’est pas toujours influente [152].
35. À défaut de pouvoir apprécier la présence de telles œuvres dans les bibliothèque, à défaut de mesurer avec précision leur réception et leur portée par les praticiens et juristes du temps, il reste en définitive difficile d’indiquer la place qu’elles ont pu avoir dans l’histoire de la pensé juridique moderne. Si leur caractère fort, voire marquant, ne saurait être dénié, c’est ainsi bien souvent par un jugement a posteriori, qui ignore parfois les réalités de l’histoire. C’est manifestement ailleurs que la plupart des juristes cherchaient, et trouvaient, les premiers rudiments du juridique, et notamment dans ces œuvres extrêmement communes qu’ils avaient pu utiliser du temps de leurs études et qui continuaient à leur être des plus utiles dans le cadre de l’exercice pratique de leurs charges. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher en partie les œuvres qui jouèrent un rôle majeur dans l’histoire de la pensée juridique en leur temps. Et celles-ci ne sauraient être réduites à celles dont des idées exceptionnelles ont en quelque sorte annoncé la modernité, alors même que ces dernières restèrent confinées dans des sphères restreintes, tandis que bien des œuvres plus modestes mais davantage représentatives de leur temps, jouaient, elles, un rôle premier. Ceci se révèle notamment par l’étude de la postérité d’une œuvre comme la Repetitio de Guillaume Benoît, éditée de 9 à 10 fois entre 1523 et 1611, citée jusqu’au XVIIIe siècle, et de laquelle bien des juristes tirent alors des enseignements fondamentaux, à commencer par François Hotman, qui puise là un certain nombre des règles fondamentales de son De jure successionis regiæ in regno Francorum [153]. Ceci se révèle encore dans l’intérêt suscité jusqu’au XVIIIe siècle par les œuvres de Rebuffe, dont la Praxis beneficiorum est encore « si connue » et dont l’influence sur les « simples professionnels » reste à préciser [154], ou le Catalogue gloriae mundi de Chasseneuz, laquelle influence longtemps les conceptions de l’ordre et des hiérarchies [155].
36. Au fond, tout ceci invite une nouvelle fois à élargir le spectre à partir duquel s’écrit l’histoire de la pensée juridique de la Renaissance, et à regarder au plus près les textes, dans leur diversité comme dans leur textualité.
37. Chacun le sait aujourd’hui : si le mouvement Law and literature, après avoir suscité bien des travaux à l’échelle internationale [156], a éprouvé quelques difficultés à convaincre les historiens du droit de l’intérêt qu’il pouvait y avoir à développer ce type de perspectives dans notre discipline [157], le dialogue est désormais ouvert [158]. Or, nulle autre période que la Renaissance ne semble plus fertile à de telles études, qu’il s’agisse de l’étude du droit en lettres ou de celle des lettres en droit que de celle du droit comme littérature. Les historiens des lettres de l’Ancien Régime ont de longue date compris l’importance de prendre en considération les aspects juridiques innervant les œuvres qu’ils ont pour tradition d’étudier [159]. Ceux qui se consacrent à la Renaissance tout particulièrement. Comment eut-il pu en être autrement ? Les juristes sont à l’origine, au XVIe siècle, d’une très grande part de la production imprimée [160], y compris des œuvres considérées comme ressortissant de genres dits « littéraires », et, dans ces dernières, la culture et les problématiques juridiques opèrent sur le style comme sur le fond du discours, jouant un rôle de premier plan [161]. Mais, au vrai, dans les œuvres considérées comme plus spécifiquement juridiques, la culture « littéraire » est toute aussi présente. Pétris de culture antique, les jurisconsultes humanistes en effet prennent soin de l’élégance de leurs écrits, usant de toutes les techniques et subtilités mises à leur disposition par la littérature et la rhétorique antique pour bâtir et nourrir leurs propos [162]. Par leurs écrits, imprimés comme manuscrits, lesquels sont parfois amenés à circuler dans les cercles érudits de l’Europe entière, ils espèrent acquérir une stature auctoriale et une notoriété capable d’appeler sur eux l’admiration et la protection des puissants de ce monde [163]. La prise de conscience de l’intérêt présenté par ces différentes dimensions a donc justifié ces dernières années le développement de recherches croisées entre littéraires et juristes, ainsi que quelques études plus spécifiques d’historiens du droit. Celles-ci ont permis d’étudier au plus près l’écriture des juristes et les formes prises par l’expression du droit, la narrativité mise en œuvre autour des « procès exemplaires » et dans les recueils d’arrêts, le rapport entre les formes brèves et la normativité comme l’éloquence judiciaire dans les plaidoyers [164]. Et les chantiers ouverts restent d’autant plus nombreux que les spécialistes incitent à élargir encore le propos, considérant, à l’invite de Christian Biet, que c’est le droit tout entier qui peut être lu comme comparution théâtrale [165].
38. De fait, si l’étude du droit dans la littérature comme celle de la littérature dans le droit constituent des champs d’études particulièrement fertiles pour la Renaissance, il semble que, s’agissant de cette période, il faille pousser bien plus avant les questionnements liés aux liens entre droit et littérature sans continuer à opposer systématiquement des domaines de savoir ou des typologies d’œuvres ne répondant guère aux classifications contemporaines que la critique se plaît à opérer. Au XVIe siècle, si les « genres littéraires » existent, ils ne correspondent pas forcément à la vision que nous en avons [166]. Certes, certains juristes distinguent, et qui plus est opposent, muses et droit, tendant à reconnaître ainsi deux registres distincts voire antagonistes et irréconciliables [167]. Mais il faut en leurs propos mesurer la part prise par la conjugaison entre topos d’humilité et captatio benevolentiae à l’attention de lecteurs qu’ils souhaitent amadouer. Le projet humaniste est, intrinsèquement, celui d’une réappropriation de tous les savoirs dans une perspective circulaire (orbicularis eruditio) :
[C’est ce] qu’on appelle en Grec, Encyclopedia, qui veult autant à dire (pour le declairer brievement) comme erudition circulaire : ayant lesdictes sciences & disciplines connexité mutuelle & cohérence de doctrine & affinité d’estude, qui ne se doibt ny peult bonnement separer ny destruire par distinction de facultés ou professions, en la façon que pour le jourdhuy on en use : Pource que toutes les sciences s’entretiennent, comme font les parties d’un cercle, qui n’a ny commencement ny fin : & toutes tendent & regardent de leur naturelle inclination vers le centre du cercle, lequel centre nous pouvons icy imaginer estre congnoissance du bien souverain & desir de parvenir à icelluy [168].
39. Certes, un certain nombre d’ouvrages juridiques de la Renaissance s’en tiennent à une érudition toute juridique, tels ceux de Le Maistre [169]. Mais, de la fin du XVe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle pour le moins, nombreux sont aussi les juristes qui revendiquent ou qui font montre d’une culture ouverte, non réduite à ce que l’on pourrait considérer comme la technique juridique. Dès 1499, pour la réception au parlement de Bordeaux de Guillaume Benoît, Du Fau célèbre l’ensemble des sources du droit maîtrisées par le nouveau conseiller et, en dépit d’un style « rocailleux », la fameuse Repetitio du maître évoque les œuvres de 124 « juristes » comme celles de 158 « autres » auteurs, Latins, Grecs et Modernes, théologiens, historiens, moralistes et philosophes [170]. Pour Alciat, la nécessité d’adjoindre à la connaissance du droit civil celle des belles lettres n’est pas purement ornementale, qui résulte de la conscience que toute la matière du droit ne réside pas chez les juristes [171]. Un Forcadel ne pense pas différemment, qui constitue son lexique en empruntant à tous les langages techniques aussi bien qu’au langage ordinaire, même si pour lui le droit subsume tous les savoirs, et s’il défend l’idée d’un « panjurisme », ou d’un droit pensé comme macrocosme, qui internalise tous ces autres savoirs, sans en exclure [172].
40. L’image du cercle interdisant le cloisonnement rigide entre plusieurs types de savoirs pourrait être appliquée aux genres d’écriture. Au XVIe siècle, bien des « genres » d’écriture sont questionnés, qui donnent lieu à des formes d’écritures extrêmement diversifiées. Telle repetitio s’apparente à « un de ces monstres fabuleux que l’on nomme chimère, un hybride composé à la fois d’un cours rédigé (et sans doute réécrit) et de la lointaine esquisse d’un traité sur les successions » [173]. Tel recueil d’arrêt tient tout à la fois des questiones et des gloses, du traité, du plaidoyer, voire de la nouvelle [174]. Et les exemples pourraient être multipliés. Ni les traités ni les paratitla ne présentent au XVIe siècle toujours les mêmes caractéristiques, étant revus et réinterprétés par les jurisconsultes des temps modernes [175]. Or force est de constater que si ce projet circulaire s’exprime dans des œuvres dont la nature n’a pas jusqu’ici fait doute [176], il prend aussi corps en des textes qui ont pour l’essentiel été rapportés au domaine littéraire, alors même qu’il s’avère au fond difficile de les classer en fonction de codifications contemporaines [177]. Les œuvres des jurisconsultes humanistes ne sont pas rares qui participent non seulement de savoirs mais aussi de genres mêlés, faisant à l’occasion montre d’une inventivité particulière. Après que Thomas More a composé l’Utopia, plusieurs juristes se consacrent à la rédaction d’ouvrages aujourd’hui considérés comme des utopies [178]. L’invention de l’emblème par Alciat (et ses imprimeurs) inaugure la facture de très nombreux ouvrages de type emblématique par des juristes, avant que les théologiens ne se saisissent des immenses possibilités permises par le genre [179]. Les dialogues mythologico-ésotérico-juridiques de Forcadel illustrent le développement de formes philosophiques dialoguées chez les juristes [180]. La poésie apparaît comme une pratique extrêmement fréquente chez les juristes, s’agissant de poésies néo-latines dans la première partie du siècle, comme ensuite de poésies françaises après la Brigade [181], et les problématiques judiciaires sont chez certains auteurs à ce point centrales que l’on pointe l’émergence, à la Renaissance, d’une « poésie judiciaire » [182]. Les œuvres théâtrales intéressant le droit ou composées par des juristes se multiplient aussi, même si l’on peine encore à identifier les pratiques théâtrales au sein des collèges et des universités [183]. À n’en pas douter, des recherches sur les romans pourraient aussi révéler l’importance de ce mode d’écriture pour les juristes [184], sans qu’il faille s’offusquer des latitudes prises par ces œuvres à l’endroit de la réalité : on connaît de longue date le rôle des fictions dans l’écriture du droit [185].
41. Bien que ces œuvres aient été bien souvent délaissées dans le cadre d’une histoire du droit et de la pensée juridique tout entière mobilisée par des sources plus rapidement identifiées par la critique contemporaine comme relevant de la doctrine, il faut aujourd’hui reconnaître que leur composition relève de projets qui, loin d’être étrangers au droit, participent de questionnements juridiques, voire expriment peut-être davantage que d’autres œuvres plus techniques diverses évolutions marquant l’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle. Ainsi les utopies ont elles fort à voir avec des traités de philosophie politique [186]. Nés du développement de travaux épigraphiques conduits par Alciat sur les antiquités milanaises, participant d’un travail de traduction d’épigrammes grecques lié à l’apprentissage d’une langue essentielle au travail conduit sur les sources antiques, résultant encore d’un travail de déconstruction du texte des compilations justiniennes, les emblèmes s’inscrivent indubitablement dans le cadre du développement de l’humanisme juridique [187]. Les dialogues de Forcadel sont quant à eux à verser du côté de la méthodologie et de l’idéologie du droit [188]. La poésie comme le théâtre jouent un rôle particulier dans l’apprentissage du droit, non seulement au sein des basoches ou des lieux de sociabilités littéraires comme les jeux-floraux ou les puits [189], mais au-delà, contribuant à la vulgarisation des doctrines savantes et prenant part à d’importantes controverses publiques, comme cela apparaît dans les Controverses des sexes femenins et masculins de Gratien Du Pont de Drusac [190]. Le tout permet en outre, bien mieux que ne pourraient le faire des œuvres techniques, d’explorer « les dimensions humaines des institutions et pratiques judiciaires », « les règles dans leur application : la réalité de leur application », pour faire apparaître de manière privilégiée les dimensions anthropologiques, politiques et philosophiques des normes [191].
42. Si ces œuvres posent des questions essentielles de philosophie du droit [192], ce n’est pas hasard. Pour avoir érigé, depuis le XIXe siècle et sans doute précédemment, des frontières que nous avons voulu significatives entre le droit et la littérature, sans doute sommes-nous aujourd’hui heurtés par elles, et incités par le conditionnement disciplinaire qui est le nôtre à les questionner comme relevant de formes textuelles hybrides, comme figurant un dialogue interdisciplinaire, une esthétisation du droit signant une « littérarisation » du droit, des formes de « jurislittérature », « jurisfiction » [193]. Il ne pouvait qu’en être différemment pour des jurisconsultes du XVIe siècle attachés au développement d’une pensée circulaire, conscient de la complexité voire de la noblesse [194] des phénomènes juridiques, animés du souffle par lequel la poésie, le théâtre, la littérature antique pouvaient faire vivre et questionner ces phénomènes, et maîtrisant en outre les techniques formelles capables de leur permettre d’explorer les différentes formes textuelles qui pouvaient leur sembler les plus à même de révéler leur pensée. Pour ces auteurs, le droit s’inscrit logiquement dans le champ linguistique, et l’appréhension linguistique des phénomènes juridiques s’impose tout autant [195]. Sans qu’ils aient forcément conscience d’opérer ce faisant une quelconque forme de transgression [196]. Dès lors, pour l’histoire de la pensée juridique, l’enjeu, en explorant ces textes, n’est pas d’envisager des formes de littérature apparaissant comme constituant des éléments extrinsèques au droit, dont l’étude permettrait d’agrémenter, de sortir le juriste de « l’enfer » de la technique juridique, ou de libérer le droit « des passions tristes qui le rongent », comme un rafraichissement [197]. Il ne s’agit pas davantage de trouver là des illustrations ou représentations du droit avec des perspectives similaires. Sans vouloir à tout prix tout ramener au droit ou à la politique [198], il s’agit en définitive de redonner à ces textes les rôles et les fonctions qui pouvaient être les leurs en leur temps. De leur redonner des rôles et des fonctions qui du reste avaient pu être assignées depuis l’Antiquité à la poésie comme au théâtre. Les jurisconsultes humanistes ne se trompent pas de registre, en se consacrant à la rédaction d’œuvres qui apparaissent tels des « jugements réfléchissants », explorant les potentialités et les limites de telle ou telle théorie du droit « en les mettant en scène, en les performant dans le geste artistique lui-même », et nous mettant « sur la voie de ce qui s’y joue réellement » [199].
43. Cette analyse de la textualité du droit [200] contribue ainsi à nous redonner à voir une vision plénière du droit avant sa réduction par les clivages disciplinaires contemporains, une vision plénière de la pensée juridique avant son formatage par une esthétique du droit issue du rationalisme et du classicisme, voire de la dogmatique contemporaine [201], une vision plénière d’une pensée juridique ouverte à l’imaginaire [202]. S’il y a clairement là une des clés de compréhension nécessaire à l’intelligence de certains textes de la Renaissance, dans la mesure où la créativité « littéraire » des juristes de la Renaissance semble atteindre à cette période une sorte d’apogée, il y a peut-être aussi là un élément permettant de singulariser ce moment constitutif de la Renaissance dans l’histoire de la pensée juridique [203], de quoi faire là, en la matière, de la Renaissance un « moment historique » pertinent [204].
44. Le XXe siècle a-t-il annoncé la mort des doctrines, celle des textes et celle des auteurs ? Pour l’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle français, les perspectives ouvertes par les travaux qui se sont développés ces dernières années signent bel et bien une seconde naissance, promettant par le biais des recherches en cours de beaux jours à venir.
45. En s’ouvrant à des perspectives élargies, en œuvrant à l’élucidation des doctrines et des idées d’auteurs jugés notables comme à celle d’auteurs dits « mineurs » voire à celles produites par des anonymes, en s’attachant à celles relevant de genres d’ordinaires disqualifiés du champ juridique, en s’attelant à un travail de contextualisation, d’inventaire et de bibliométrie capable de nous renseigner sur la production des textes et leur écriture comme sur leur transmission et leur réception, en ne négligeant pas enfin d’interroger le droit dans sa textualité et dans sa plus grande diversité, elle parviendra peut-être à éviter les écueils qui la menacent, l’écueil téléologique tendant à la réduire à l’étude des éléments caractéristiques ou précurseurs de la modernité juridique, l’écueil aboutissant à la réduire à une histoire des techniques et des normes déconnectée de ses présupposés philosophiques ou métaphysiques pour sortir d’un cadre conditionné par l’autoréférencement de la doctrine par elle même [205] et s’émanciper de mythologies à la vie dure [206]. Ainsi, pouvons-nous l’espérer, en matière d’histoire de la pensée juridique de la Renaissance aussi, une histoire antiquaire fera-t-elle davantage de place à une histoire critique, permettant de resituer le droit dans un espace culturel plus vaste pour le faire sortir de l’isolement dans lequel des clivages contemporains ont pu le placer [207]. Isolement disciplinaire comme isolement nationaliste en particulier.
46. On sait bien à quel point, en histoire du droit comme dans bien d’autres domaines de la recherche en sciences humaines et sociales, le cloisonnement disciplinaire à outrance qui s’est développé au XXe siècle a nui à l’appréhension précise des objets que nous cherchons cependant à appréhender [208]. Pour qui travaille sur la Renaissance, c’est seulement en se confrontant à la pluridisciplinarité, à l’encyclopédisme cher à cette époque que nous pouvons parvenir à comprendre les perspectives et les enjeux de la pensée juridique du temps. Les travaux actuels le démontrent s’il en faut. Cujas n’eût jamais été si bon juriste sans l’immense maîtrise qu’il avait acquise des langues et de la grammaire. C’est en acceptant sans restrictions les différents développements auxquels a pu donner lieu la pensée juridique que nous pourrons saisir les problématiques anciennes, comme les contemporaines, relatives à la pluralité des normes et à la complexité du droit.
47. À ce titre, la nécessité de ne pas considérer de manière isolée la pensée juridique « française » s’impose. Le « nationalisme culturel » cher à certains auteurs de la Renaissance [209] qui s’est longtemps perpétué dans les travaux des historiens du droit français via la défense d’un esprit du droit français ou d’une culture juridique française [210] a longtemps occulté l’importante dimension internationale, à tout le moins européenne, qui fut celle de la pensée juridique de l’Ancien Régime [211]. Via le renouveau historiographique de la notion de ius commune, il appartient désormais à l’histoire de cette dernière de « mettre ainsi en même temps en lumière les fondements et le développement de cette civilisation juridique propre à l’Europe » [212]. L’histoire du droit ne pouvant pas plus que les autres disciplines juridiques échapper à un « degré d’européanisation » [213], reste aux historiens du droit de la pensée juridique française, et notamment à ceux qui s’intéressent à la Renaissance, à s’interroger plus encore, donc, sur ce qui se passe à l’étranger.
48. L’histoire de la pensée juridique du XVIe siècle français ne saurait ce faisant être accusée d’avoir un rôle de gardien de l’ordre symbolique [214]. Sans nul doute sera-t-elle au contraire accusée de trahir des objectifs qui devraient être prioritairement les siens, de céder aux sirènes d’instances universitaires favorables à des approches pluridisciplinaires, voire à celles portées par des thématiques « à la mode » sur la nécessité de sortir l’histoire d’un cadre national pour s’ouvrir à la mondialisation et au comparatisme [215]. Sans vouloir défendre à tout prix l’impossible, la capacité de l’historien de la pensée juridique de faire abstraction de toute subjectivité, des mouvements d’idées comme des catégories mentales du temps présent [216], il faut reconnaître cependant que les perspectives ouvertes par la recherche actuelle répondent en premier lieu aux nécessité d’appréhender un objet d’étude qui ne saurait être envisagé de manière réductrice [217], et répondre à des difficultés posées par des pratiques épistémologiques précédemment en usage, comme à la nécessité, qui s’impose lorsque l’on s’intéresse aux textes du XVIe siècle, de tenter de les comprendre au plus près, à défaut de pouvoir aujourd’hui les regarder comme pouvaient le faire leurs contemporains.
49. Cela conduirait-il l’histoire de la pensée juridique à emprunter des voies qui l’écarteraient par trop des orientations pratiques dont certains pensent qu’elles servent davantage à éclairer le droit contemporain ou l’apprentissage du droit ? Grand bien lui fasse. Dans les controverses portant sur l’importance relative de perspectives « théoriques » ou « pratiques » en matière d’étude et d’enseignement du droit, faudrait-il encore s’excuser d’adopter un positionnement théorique ? Telle hypothèse constituerait un comble de la part d’historiens du droit, pire encore de la part d’historiens de la pensée juridique. À vouloir assumer une position auxiliaire, pour ne pas dire ancillaire, à l’endroit de disciplines « positivistes », l’histoire du droit a pu prendre – a pris – le risque de perdre son âme. Elle ne saurait jouer pleinement son rôle qu’en ne négligeant pas le travail épistémologique, linguistique, historiographique et scientifique qui doit être le sien. Elle ne pourra du reste qu’à ces conditions développer et donner de l’ampleur à ses fonctions heuristique, critique et éthique [218].
Géraldine Cazals
Institut universitaire de France
Université de Rouen